Safia Bahmed-Schwartz le dit elle-même, elle a émergé depuis bien longtemps. Le parcours se déroule, logique. Le dessin, instinctif. L’écriture (sa dernière publication ici), plus tard, qu’elle décrit comme la clé de voûte de son travail. L’édition, ensuite. La musique, puis la réalisation de clips. Complexe dans son identité, simple dans son message, fascinante pour certains, presque effrayante pour d’autres. Elle nous fait nous poser de belles questions, suscitant elles-mêmes de belles réponses. Il était temps de la rencontrer et de saisir un peu mieux son œuvre aux ramifications infinies.
Clin d’œil aux interviews d’artistes qu’elle a réalisées pour Cheek Magazine, Safia Bahmed-Schwartz accepte de répondre à sa propre première question immanquable, simple, directe et révélatrice : « Peux-tu te présenter ? ». « Je m’appelle Safia, j’ai 31 ans, je vis et je travaille à Paris. J’écris des textes, j’écris des livres, j’écris de la musique, je dessine des lignes noires, sur les murs, sur du papier, sur la peau des gens. Je chante, je performe sur scène ce que je chante. Je fais de la vidéo, je réalise mes clips. »
L’idée est claire : Safia n’est pas monotâche. À chaque question, les mots dévalent, s’entrechoquent, s’accumulent. Beaucoup de virgules et peu de points. Safia a beaucoup à dire. Et beaucoup d’idées. Si elle fait tant de choses, c’est avant tout pour cela : « Je crois que ce qui m’intéressait, c’était le storytelling et comment la publicité vend quelque chose, comment la communication crée en toi le désir d’obtenir un objet, ou te donne envie de quelqu’un, et comment on se raconte en tant que personne normale et en tant qu’artiste ».
Des storytellings et des identités, Safia Bahmed-Schwartz en a mille. Rappeuse, artiste-plasticienne ou bien encore mère, elle se glisse dans tous les contextes comme autant de costumes. Dans un pays où le gommage des différences est de mise, le carrefour qu’elle représente est délicieusement rafraîchissant. Et permet de remettre en question des limites parfois trop hâtivement tracées. À demi Algérienne, à demi Française, interrogée sur l’éventuelle interdiction de l’appropriation culturelle par les Nations Unies, la question devient soudain floue. « Je suis moitié colonisé, moitié colonisateur. Chez moi, c’est conflictuel. » C’est vrai que vu sous cet angle, il faudrait se poser à nouveau une bonne semaine pour y réfléchir.
Safia est humble, mais ne cache pas ce qu’elle est et ce qu’elle représente. « Je n’ai pas envie qu’on se souvienne de Safia Bahmed-Schwartz, je m’en fous, mais je fais les choses pour marquer la postérité plutôt qu’être un truc éphémère et être réduite à un gif sur Internet. » Elle cite Booba, amour de jeunesse répudié : « Je suis venue marquer mon temps malgré mon teint ». Booba, sur qui elle a édité un livre réunissant trente artistes l’évoquant. Entre elle et lui, un parallèle se dessine, une envie d’intemporel. Une barrière aussi, avec la misogynie hallucinante de l’univers du rappeur. Entre le rap et les femmes, un fossé difficile que Safia enjambe sans regarder en bas.
À travers toutes ses pratiques artistiques, un élément ressort en effet constamment, implicite. La femme. Plutôt que de dire, de conseiller de manière condescendante, Safia montre. Sans se targuer d’être un exemple, avec l’ambition première de « donner du bonheur et de la force », elle aimerait changer les choses, « même d’un millimètre ». Elle montre des femmes qui prennent du plaisir dans ses dessins, à égalité avec les hommes, libres de toute utilisation – même masturbatoire – sur Instagram. Elle se montre dans ses clips, changeante, du futurisme à la danse du ventre, dans un flou identitaire inédit.
Safia, c’est l’empowerment. « Tous les gens que j’aime, je veux qu’ils soient forts. » Sous ce discours empathique en apparence simpliste, la réalisation d’une influence possible au travers de son art. Sans prétention aucune, ni compromis. Au-delà d’une fermeture sur un combat, elle propose simplement une autre voie. Presque malgré elle : « Je trouve que les gens engagés, c’est chiant, et en même temps, j’ai l’impression de ne pas avoir eu d’autre choix que de l’être, qu’il y a des combats qui me sont tombés sur la gueule ».
Car pour elle, « l’art, ça sert plus que la politique, aujourd’hui. Je crois que c’est pour ça que je fais de la musique, parce que j’arrive à toucher plus, et des publics différents ». Tout ça n’est pas dit à la légère. Ses études, longues, un passage aux Beaux-Arts, elle les a faites pour être juste et fine dans ses messages imagés. Pour créer différentes strates dans son travail. Pour être d’autant plus responsable dans son implication artistique. Pour déconstruire.
L’idée du patriarcat revient par ailleurs souvent dans ce discours de déconstruction, et notamment le rôle des femmes en son sein : « Quand tu vois une meuf pleurer dans le métro, même toi et moi, en tant que femmes, on pense que c’est pour une rupture amoureuse, que ce n’est pas un truc grave. Les femmes, ce sont les gardiennes du patriarcat ». Elle ne victimise pas les femmes à leur place. Parce qu’elles n’en ont pas besoin. Parce que Safia n’envisage pas les choses autrement que par la force intérieure.
Une recherche de précision constante et inéluctable, pour traduire au mieux la force brute à l’intérieur. Le médium est autant, voire plus important que le fond, et cela, Safia l’a bien saisi. Avec Safia Bahmed-Schwartz, un empowerment inébranlable s’offre à nous, comme une citation de Virginie Despentes : « Il ne s’agissait plus de nier, ni de succomber, il s’agissait de faire avec ».