Lisbonne, 19h24. Température extérieure : 24°C.
Me voilà à l’arrière d’un taxi, me donnant la sensation de jouer à GTA, en direction du Centro de Incubação da Mouraria. Nous approchons de la destination, secoués par les pavés, dans le quartier du Bairro, survivant du grand séisme, pittoresque et tout en relief. Là, une rue d’un petit mètre de large, ici une autre si escarpée qu’elle est en escalier, des maisons abandonnées, délabrées, en veux tu en voilà.
Soudain, on s’arrête. 10€05.
Devant moi se dressent 2 millions d’euros investis dans une magnifique robe d’un blanc pur qui recouvre une de ces fameuses bâtisses en sale état de Lisbonne.
Ici, la ville soutient la nouvelle génération de Portugais optimistes et rêveurs pour leur pays. Ici, je vais rencontrer Elisa Boto, l’une des cofondatrices de Rua 148.
MXXI – RUA 148, qu’est ce que c’est ?
Elisa Boto – Francisca Veiga et moi étions en collocation à l’École Supérieure d’Art Appliqué de Castelo Branco. Nous devions faire un projet de fin d’études et nous avons décidé de créer cette marque.
L’idée principale de Rua 148 était de faire un pont entre l’art et la mode. Ils sont déjà très liés mais restent différents. Nous voulions créer un endroit où les deux se confondent et permettre aux gens de porter le vêtement comme s’il s’agissait d’une toile. Faire du “wearable art”.
La marque est née en 2014, on a commencé à penser à ce qu’on pourrait faire en janvier. Francisca m’a donné son idée, puis nous avons échangé et notre collaboration a donné ça ! On a présenté le projet en juin et la première collection en juillet, dans l’école. Et en octobre à Moda Lisboa, la Fashion Week de Lisbonne!
MXXI – Comment avez-vous choisi le nom de la marque, d’où vient-il et que veut-il dire ?
Tout part d’un adjectif qui décrit autant notre marque que nous: “Requintada” (« sophistiqué »). On voulait faire quelque chose d’économique et de participatif, donc ce sont des jeunes qui étaient en communication graphique, dans la même école, qui ont fait une étude de marché afin de choisir le nom et concevoir le logo avec nous. “Requintada” est l’adjectif qui définissait le mieux notre trio formé de nous deux et de la marque. Francisca et moi sommes très similaires, nous avons la même éducation, la même personnalité et puis nous avons vécu trois ans ensemble ! Nous aimons l’art de rue, et c’est, pour nous, là que tout a commencé ! La musique, le dessin, les spectacles, ils viennent de la rue, on ne dépend pas de l’argent en faisant des dessins sur un mur. La rue est le point central. Et dans Requintada tu trouves toutes les lettres du mot «RUA » (« rue »): R est la première lettre, U la quatrième et A la huitième. Un, quatre, huit. 1, 4, 8. RUA 148 ! Beaucoup de personnes pensent que c’est le numéro de la rue dans laquelle on vivait avec Francisca, mais non !
MXXI – Comment Rua 148 est-elle passée de projet de fin d’études à marque à part entière ?
Après la présentation au sein de l’école, en tant que projet de fin d’études, nous avons participé à Moda Lisboa, en tant que Sangue Novo, les jeunes designers.
Présenter la collection à la Fashion Week nous a permis d’observer le feedback, savoir si on pouvait continuer avec cette marque, aller plus loin que le projet de fin d’études. On a vu qu’il n’existait pas de marque basée sur des collections avec les artistes. Certaines font des collaborations temporaires, à la H&M, mais personne ne base toutes ses collections sur une collaboration de A à Z.
MXXI – Quelques mots sur votre première collection et les autres de Rua 148 ?
La première collection était très expérimentale. L’artiste avec qui nous avons collaboré, Luio Onassis, est de Porto.
Elle était plus conceptuelle, tant dans les formes que dans les matières, ce n’était pas forcément pensé pour être porté au quotidien. C’était du total look qui fut bien accueilli, mais ce n’est pas portable, pas commercial, pas assez jeune. On ne se promène pas, enfin rarement, dans la rue en total look imprimé. On n’est pas arrivé à ce point à Lisbonne ! L’empreinte de l’artiste sur le vêtement est obligatoire, mais on va le repenser. Elle peut être très explicite, mais aussi plus discrète, à l’intérieur, sur le revers, dans les poches, etc. Pour chaque collection, un artiste plastique est présent ; il peut être dans la peinture, le collage, la sculpture, etc. Ce que nous voulons c’est une collaboration complète, nous lions l’art et la mode, l’artiste est dans toute la collection, toutes les pièces ! Il faut savoir qu’il y a les modèles qu’on peut appeler commerciaux, avec un pattern réalisé par l’artiste sélectionné. Ces pièces sont imprimées en masse, elles sont donc plus commerciales et plus nombreuses. Elles sont aussi moins chères. Et puis il y a les modèles capsules, ou les accessoires capsules, les pièces où l’artiste intervient directement sur le tissu, l’objet. Ce sont des créations exclusives et uniques, naturellement plus chères. Ce sont de véritables toiles de l’artiste, des œuvres à part entière.
MXXI – Comment choisissez-vous l’artiste ?
Je pense que le nom de la marque, RUA 148, met sur la voie. Nous aimons énormément les artistes de rue, les graffeurs par exemple. Mais nous apprécions toute forme d’art qui a un style comme le nôtre, minimal, urbain, architectural, futuriste… La marque a une ligne directrice, un style, donc nous repérons facilement les artistes qui nous correspondent et qui nous plaisent, mais ça reste un processus compliqué !
MXXI – Vihls par exemple ? J’ai lu que vous l’aimiez beaucoup !
On adore Vihls, c’est beaucoup de gravures, on aimerait beaucoup faire une collection avec lui! Nous admirons son travail et c’est un artiste portugais ! Peut-être dans le futur… Espérons-le !
MXXI –Faites-vous des collaborations avec d’autres types d’artistes ?
Oui! La musique pour le défilé, par exemple, est une œuvre originale, elle est créée pour nous. Au lieu de s’embêter avec les droits d’auteur, nous optons pour la création. La première fois, c’est Nattu, un DJ de Porto qui a fait la musique pour la Fashion Week, pour cette collection ce n’est pas encore fait, chaque chose en son temps!
MXXI – Francisca est à Porto, tu es ici, comment travaillez-vous ?
Nous avons deux visions différentes, même si nous sommes dans le même pays ! Elle est à Porto, je suis à Lisbonne, les styles changent, les vêtements de tous les jours ne sont pas les mêmes. Ce sont deux villes, à cinq heures de distance, qui sont bien différentes. Francisca est plus conceptuelle, moi plus commerciale et nous pouvons vraiment fusionner nos idées, et les deux perspectives se complètent parfaitement ! Pour la nouvelle collection, nous avons fait vingt croquis chacune puis nous avons fait une réunion, à Porto où nous avons sélectionné les dix à garder. Nous travaillons parfois seules de notre côté, mais finalement toujours ensemble. Une vraie collaboration.
MXXI – En arrivant, j’ai eu la chance de découvrir la nouvelle collection Rua 148, dis nous tout !
C’est une exclusivité pour toi, pour Manifesto XXI ! Personne ne connait le nom de l’artiste ou n’a vu les croquis ! On ne fait pas dans le spectaculaire, dans le WAHOU, mais nous voulons être commerciales et accessibles tout en étant vraiment conceptuelles et artistiques, notamment avec les pièces uniques, les capsules dont je t’ai parlé.
C’est Hazul Luzah qui est l’artiste collaborateur, il est de Porto et c’est un artiste de rue, principalement. Nous avons sélectionné une de ses œuvres, très graphique, psychédélique, à dominante bleue ; une œuvre qui le représente et qui va avec Rua 148 et nous allons l’imprimer sur le tissu, l’appliquer, l’intégrer à la collection !
Au niveau des matières, nous utiliserons du tulle imprimé, afin de créer la transparence. On veut que l’art se fonde dans le vêtement, par l’impression donc, et qu’il se voit au travers, d’où le tulle. Il y aussi du coton, de la maille, du jersey…
C’est une collection beaucoup plus intéressante et complète que la première. Elle avait cinq modèles, ici nous en avons dix et je m’identifie encore plus à celle-ci ! On est vraiment dans une vraie grande collection. Elle n’est pas encore confectionnée, tu es la première personne à voir ces dessins !
La création originale, niveau design, a aussi une grande place ! Il y a, par exemple, un sac inspiré du sac à dos, qui se porte comme un T-shirt. Les fermetures sont sur le côté et il s’attache autour du corps après l’avoir enfilé comme une manche. Nous avons aussi cette ceinture avec deux grandes poches sur le devant, que nous avions créé lors de la collection de fin d’études. Mais là, elle sera dans une autre matière, revue et améliorée.
Le Portfolio de la collection que tu vois là doit être rendu le douze juin et le trente, nous saurons si nous participons à Moda Lisboa, la Fashion Week de Lisbonne. Nous voulons vraiment y retourner pour pouvoir lancer notre marque, la présenter et la vendre. Nous ne sommes plus dans l’expérimentation !
Dans cette collection, il y a la grande tendance du sportswear, mais très féminin. J’adore Nike, Adidas, qui font du sportswear un vêtement de tous les jours, qui le féminise aussi. Ils sont en train de créer les tendances et nous les analysons, même si nous avons moins de moyens que ces deux là, nous regardons autour de nous, dans la rue, dans notre entourage. Je pense par exemple aux jupes de tennis, très sportswear, féminines et à la forme complètement ancrée dans le vêtement de tous les jours.
Mais notre thème principal reste le minimalisme. Le minimalisme, le moins, le géométrique… Ces tenues que tu vois là sont les bâtiments de RUA 148, elles doivent avoir une base solide, quasi identique pour être identifiable. C’est le tissu, l’imprimé et l’œuvre de l’artiste qui vont créer l’unicité de chaque pièce.
On aimerait aussi faire des accessoires, colliers, boucles d’oreilles, sacs, si possible capsules.
Cette nouvelle collection est donc minimale, sportswear, féminine et REQUINTADA !
MXXI – Quelle découverte ! J’adore ! Y aura-t-il une partie pour les hommes chez RUA 148?
Éventuellement ! C’est une chose à penser, mais dans le futur. De toute mon expérience je n’ai fait qu’une seule collection homme ! C’est vraiment quelque chose qui doit être étudié, mais nous avons des pièces qui sont unisexes, c’était notre objectif à la base.
MXXI – Et cet endroit, le Centro de Incubação?
Nous avons rédigé une présentation de notre marque. C’était très marketing ! Qui sommes-nous ? Qu’est ce qu’on vend ? Comment ? A qui ? Pourquoi ça va marcher ?
Un des membres du jury est Eduarda Abbondanza, directrice de Moda Lisboa, qui nous connaissait déjà grâce à notre participation à la Fashion Week l’année dernière. Il y avait 53 participants et nous sommes parmi les 22 sélectionnés!
Ce centre est une aide géniale! En plus d’avoir un bureau auquel nous avons accès 24/24 et 7/7, ils nous accompagnent pour toute la partie communication de la marque, pour les prix aussi, pour relever les lacunes que la marque peut avoir et y palier. C’est une chance énorme d’avoir une place ici pour la gestion de l’enseigne! La partie design, création, c’est nous, moi et Francesca sommes complètement libres, mais justement, je suis designer pas gestionnaire !
La ville prend vraiment de plus en plus de bonnes initiatives ! Il y a beaucoup plus d’aides, comme le Centro de Incubação, qui voient le jour! Je ne sais pas si c’est le premier, mais c’est un des premiers, c’est sûr! Les élus de la mairie comprennent aujourd’hui que nous sommes le futur du Portugal !
Tout se développe et le Centro de Incubação est une belle opportunité, pour nous comme pour la ville, de continuer sur cette lancée.
MXXI – Sans vouloir faire dans le cliché, tu es italienne, et ça me démange de te demander : pourquoi ici ?
Parce qu’on voit bien le rayonnement international et l’attrait pur Milan, une des grandes capitales de le mode, mais moins celui de Lisbonne. Après la terminale, je ne voyais que Milan, je ne pensais qu’à faire la FAC polytechnique de Milan ; je dois aller à Milan, Milan, Milan, Milan ! Mais les épreuves sont très branchées cultures italiennes ! J’ai fait mon parcours, jusqu’à la troisième au lycée français Charles Pierre, puis la première, seconde et terminale dans un lycée portugais, donc je connais bien les cultures française et portugaise, mais ça rend les épreuves de littérature et de culture italienne plus compliquées pour moi. J’ai donc choisi de rester là. Je n’ai pas pensé à la France, les écoles sont très bonnes, mais également très chères. Ma première option était Castelo Branco, parce que c’est très reconnu; j’ai été prise et j’y ai fait mes études. Au-delà de çela, je suis née ici, à Lisbonne et je pense que notre génération construit le futur du Portugal. J’ai beaucoup d’amis qui possèdent des marques. C’est une génération entreprenante et motivée. Nous avons eu le problème de la crise, comme d’autres pays européens, mais le Portugal était, de base, moins évolué. C’est un pays très catholique, plus renfermé sur soi et cette génération doit faire quelque chose pour pouvoir continuer à vivre ici, car c’est un pays génial. En plus, le marché du design et de l’art évolue énormément et il grandit toujours plus. Pourquoi n’arriverait-il pas au niveau de Milan ou de Paris ?
MXXI – C’est vrai que je ne m’attendais pas à découvrir cela en tant que touriste!
Il y a plein de marques géniales, je pense notamment à Hibu, déjà bien lancée, ou MOW, qui travaille ici aussi ! Je ne me voyais pas du tout rester à Lisbonne, mais les choses changent, on grandit, on a les amis, le fiancé, on voit que c’est une ville magnifique, une ville qui évolue et il y a tout ce milieu culturel qui se développe !!! L’underground et les hipsters arrivent ! Cette année Lisbonne est la capitale européenne de l’entrepreneuriat, c’est encourageant ! Je vois un futur prometteur qui se profile, tant au niveau du design qu’au niveau de la vie. Regarde l’explosion touristique, c’est parfois difficile pour circuler, mais c’est un atout majeur ! Il y a trois ans on pouvait encore marcher dans la Baixa le samedi !
L’entretien s’arrête là, mais la conversation continue. Le Portugal, la France, l’Italie, la mode, le travail, les soirées, le festival Primavera de Porto… Nous nous quittons devant la porte d’un vieux taxi beige et son chauffeur aussi désagréable que fou vu la vitesse à laquelle il me ramènera. Cette rencontre était particulière, elle n’est pas de ces rencontres passagères que l’on oublie facilement. J’ai découvert un Portugal que je ne connaissais pas, une jeunesse pleine de rêves qui m’était inconnue. J’ai découvert de l’amour pour ce pays, cette ville. J’ai découvert la passion pour la mode, pour la création. J’ai découvert Rua 148.
Un grand merci à Elisa Boto et à Francesca Veiga pour cet entretien.
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