Le Saint-Amour est un bar-tabac à Étienne Marcel, Paris. C’est ici que Cléa Vincent me donne rendez-vous pour notre interview, en prévision de la sortie de son album, Retiens mon désir (Midnight Special Records), le 7 octobre. J’ai entendu qu’elle a donné des concerts dans des PMU et même dans un kebab, alors ce café au charme un peu désuet prend tout son sens.
Cléa commande un Coca. « Sans glaçons, jeune fille, on n’est plus en été », dit le monsieur. Mais en fait, elle veut bien des glaçons quand même.
C’est donc parti pour un enregistrement de plus d’une heure sur la musique, les médias, la scène émergente, le mode, la littérature japonaise et la douce France. Il faut que je me retienne de faire la blague… « Jmy attendais pas ».
Alors Cléa, dis-moi tout sur cet album…
La sortie officielle est le 7 octobre. C’est la première fois de ma vie que j’aurai un disque qui sort à la Fnac et chez les disquaires. Avant, j’ai vendu mes EP à la sauvage à la fin des concerts. Il y a onze titres dessus. Ce sont des années de travail acharné, ces titres sont étalés sur cinq ans de ma vie musicale.
Il y a un fil conducteur ?
Au niveau des instruments de musique, mon piano électrique. C’est un piano allemand un peu vintage, je l’ai acheté de seconde main. Il date de 1979. Il a un son chaleureux, c’est la touche organique du disque. L’autre instrument clé est la batterie électronique qui est jouée en live par Raphaël, le batteur.
Ce sont donc des sons naturels, pas robotiques, bien sûr ce sont des sons électro mais joués de manière très humaine. C’est pour ça qu’il y a un côté imparfait aussi. Au niveau des thèmes abordés, il y a d’abord le désir. Le titre est bien « Retiens mon désir »… Le désir amoureux bien sûr. Ensuite l’amour dans toutes ses problématiques : le crush, l’amour qui part… Des histoires que j’ai pu avoir ou que d’autres m’ont inspirées. Il y a une chanson sur l’amitié, « Amanda », une sur le matérialisme et puis une sur le sexe.
Est-ce que tu sens que ta musique a évolué dans les cinq dernières années ?
En fait c’est simple : jusqu’en 2014 je jouais toute seule. En 2014 j’ai rencontré Raphaël Léger, le batteur de Tahiti 80, c’était le complément que j’attendais depuis longtemps. J’avais besoin d’une assise rythmique forte et c’est à partir de là que tout a vraiment commencé. Jusqu’en 2014, j’apprenais les bases du métier, comme chanter en public.
Comment d’une école d’économie et gestion es-tu arrivée à la musique ?
C’était un choix un peu fulgurant, la musique. Quand je faisais mes études ça m’intéressait plus ou moins mais surtout, j’étais entourée de gens avec qui je n’avais pas forcément de points communs. Sans vouloir être méchante, ça ne me faisait pas vibrer. C’est à la fac qu’on m’a parlé du Pop In et c’est là que j’ai commencé à découvrir le milieu de la musique. Je me suis dit que c’était dans ce milieu que je voulais faire ma vie, le choix entre l’économie et la musique s’est fait par les rencontres. Même si le milieu de l’économie est passionnant.
Qu’est-ce que tu gardes de cette période ?
Ça m’a apporté une bonne culture générale. C’est important de connaître comment ça marche le système. Et puis quand tu fais de la musique tu fais aussi des maths, et quand tu as ton projet musical, c’est de l’économie aussi. Mais je suis contente d’en être partie, le milieu créatif est beaucoup plus libre et il y a quelque chose de mystique dans la phase de composition, quelque chose qui te dépasse.
Désolée de revenir là-dessus, mais comment as-tu vécu ce fameux article de Libération qui définissait ta musique de « gnangnan » ? Es-tu la promotrice du mouvement « gnangnan » ?
Je me suis dit qu’à l’époque des yéyé, on se foutait de leur gueule car ils essayaient de faire comme les Anglais. C’était très péjoratif. Alors oui, peut-être que je fais partie d’un mouvement avec les Pirouettes, La Femme, Juliette Armanet… On a un côté hyper fleur bleue, quelque chose de cheasy. Je l’assume, je veux dire, Retiens mon désir c’est super cheasy. Peut-être qu’on sera les yéyé de 2016.
J’ai l’impression que pour être pris au sérieux des grands intellos de la musique, il faut faire de la musique très sérieuse. Des groupes un peu plus cold wave, dark, ont des paroles pas toujours super profondes, et pourtant ça passe peut-être mieux auprès de la critique… Est-ce une question de format ?
Le meilleur contre-exemple est La Femme. Ils arrivent à ne pas être sérieux du tout, ils sont même insolents… ils parlent de mycoses… c’est délirant. Ils donnent de l’espoir, je me dis qu’il ne faut pas forcément faire de la musique dépressive pour exister. Ce que j’aime c’est le contraste : mes textes sont mélancoliques mais musicalement j’aime m’échapper, faire quelque chose qui frôle la tristesse mais qui montre qu’il y a un espoir… Je ne sais pas, quand j’écoute de la musique j’ai besoin que ça me donne envie de me lever de mon lit quoi.
Est-ce que les filles qui font de la pop sont moins prises au sérieux dans la musique ?
Peut-être que ça en dérange quelques-uns, de voir que de plus en plus de chanteuses-compositrices émergent. Les précurseurs ont été Barbara, Véronique Sanson… Elles devaient être montrées du doigt à cause de leur indépendance.
Tu ne trouves pas ça bizarre qu’en 2016 on reproche encore aux chanteuses « cheasy » les mêmes choses que l’on pouvait reprocher à France Gall dans les années 1960 ou à Lio dans les années 1980 ?
En effet, je pense que les chanteuses à la France Gall n’ont pas toujours été respectées à leur époque. Mais voilà, je ne vais pas te mentir, je n’ai jamais été la première de la classe. En français ou sur le plan littéraire, je ne prétends pas me mettre au niveau de Jean-Jacques Rousseau. Je pense que les académistes, s’ils devaient mettre une note sur 20 à moi, La Femme et d’autres groupes, ils nous mettraient une très mauvaise note.
En même temps, toute notre vie on a fui ce système, les références sont probablement encore un peu trop scolaires. On cherche le bon élève. Pas qu’en termes de mots mais aussi de pieds : si tu écoutes La Femme, c’est hallucinant en termes de nombre de pieds. Je pense à Où va le monde… Ils sont obligés de faire des espèces de trucs de mélodie pour faire rentrer leurs phrases dans la musique…
On est peut-être un peu les mauvais élèves mais on a des choses à dire et ça se ressent, il y a de l’émotion dans tout ça, alors c’est peut-être imparfait mais est-ce que c’est grave, tant qu’il y a une âme ? Je suis sûre qu’il y en a qui nous comprennent. Peut-être que certains médias académistes un peu moins. (rires)
Je sors de mon sac le numéro de Télérama du 17-23 septembre.
Regarde, en plus Télérama a titré « La France, cette intello »… la pression non ?
Tu l’as quand même acheté, non ? (rires)
Mais je dois savoir ce que font les autres médias. Télérama, c’est très bien, mais on se moque un peu… C’est les affiches de cinéma, tu sais, dans le métro, quand ils mettent « éblouissant », « époustouflant », « un sommet »… Bref, cette vague d’exagérations un peu… académistes.
Je trouve qu’il y a des fois un manque de tri dans la presse. Il faut remercier certains médias, parce qu’ils nous soutiennent, ils nous font découvrir. Je respecte les journalistes. Mais des fois, je ne sais pas si c’est lié au monde de la musique ou à la presse, on n’est pas assez critiques dans ce qu’on décide de valoriser. D’un autre côté, je n’aimerais pas qu’on écrive « Surtout n’écoutez pas Cléa Vincent… ».
Pourquoi clasher un artiste émergent de toute façon ? Pourquoi un gros journal, comme Libération, s’en prend à des émergents qui ont tout à perdre avec une critique pareille ?
Oui c’est vrai. Si on n’aime pas, on n’en parle pas, tout simplement. Après les médias ont toujours besoin de contenus, de nouveauté…
Oui, peut-être aussi qu’il y a un manque de recul vis-à-vis de cette fameuse « scène émergente ». Les choses que tu peux me dire aujourd’hui sur l’authenticité, les mauvais élèves, la recherche de nouveaux formats… C’est un peu généralisé à d’autres milieux, comme la mode (je pense à la marque d r ô n e, par exemple). Il y a un mouvement en cours.
C’est intéressant. C’est rigolo parce que moi j’ai commencé en 2011, quand je faisais mes scènes ouvertes au Pop In. J’étais la seule à chanter en français avec un clavier et c’était ringard. Tout le monde était à la guitare. J’étais un peu seule, mais il y avait un public, et j’ai commencé à me faire inviter de plus en plus souvent. J’ai évolué dans un groupe de personnalités qui avaient un peu ce même style et aujourd’hui on voit ceux qui sont encore là. Certains ont disparu. Pour la presse, ça doit être difficile de miser sur des artistes.
Il faut faire des paris…
Oui, je pense notamment à Clément, le directeur artistique musical de Colette. Lui, depuis le début, il parle de Juliette Armanet, des Pirouettes, de La Femme. Il a vraiment senti ce truc en 2010-2011 et il nous a tous mis dans une playlist, « French Kiss ».
En parlant de french kiss, est-ce qu’on vit dans une époque romantique ?
Je trouve ça beau qu’aujourd’hui on puisse entretenir des relations platoniques via les réseaux sociaux, j’aime cette idée de la communication toujours à portée de main. J’aime l’époque du texto. Ce qui est moins romantique est le rapport à l’image. Aller regarder les photos des autres a un côté un peu trop réaliste, Big Brother. La rencontre c’est important, ça nous émeut et nous fait tomber amoureux.
Si je dois me reprocher une chose, qui fait que notre époque est moins romantique que ce qu’elle pourrait être, c’est que je ne lis pas assez de livres. Avec la vitesse à laquelle on va, on oublie de lire alors que le livre est l’évasion romantique par excellence. On a les yeux occupés constamment sur autre chose que les livres. On s’évade peut-être plus grâce au cinéma ou la musique.
Que lis-tu ?
Là, un recueil de nouvelles de Murakami, L’éléphant s’évapore. J’aime beaucoup la littérature japonaise. Il y a une telle simplicité et une telle efficacité… C’est une littérature limpide. Ils ont un esprit très clair et ils savent où ils vont. J’aime leur pudeur, et en même temps, leur sensualité.
C’est ce qu’on retrouve dans tes chansons ?
Oui, exactement. Ce sont cette pudeur et cette délicatesse qui me touchent chez les Japonais.
J’ai fait écouter tes chansons en Italie. Ils ont adoré. Ils ont dit que c’était le rêve parisien, une certaine idée de la France…
Je n’ai pas la chance d’avoir une double nationalité, une ouverture sur une culture autre. Je suis 100% française. 100% Paris. Il y a probablement quelque chose d’extrêmement french touch dans ma composition. J’adore le cinéma français, Truffaut, Rohmer, j’adore les marinières, Petit Bateau, et regarde, je porte un trench Comptoir des Cotonniers. Des fois j’ai un peu peur de passer pour une…
Meuf qui vote à droite ?
Oui voilà. Un peu trop classique. Je ne veux pas donner l’impression d’être une bourgeoise ou je ne sais quoi… Mais c’est agréable si à l’étranger on me relie à la scène culturelle française. Par contre en Italie, j’ai entendu qu’ils écoutent aussi Maître Gims…
Oui. Ma petite sœur. Mais après je lui ai mis Fishbach, grosse claque.
En parlant de mauvais élèves… Flora aussi elle l’est et elle est sûrement plus cancre que moi. Elle est très généreuse et débordante d’énergie.
Tu as d’ailleurs collaboré avec elle…
Oui on était choristes sur un morceau de Michelle (Michelle Blades). Et on a fait une tournée ensemble. Elle a une intensité hallucinante. Quand tu sors avec Flora, tu sais qu’il va t’arriver des trucs super. Par contre bon, il faut savoir la suivre. Elle est rock ‘n’ roll.
Et Michelle Blades ? C’est elle qui fait tes clips non ?
Michelle m’a apporté énormément de choses. Mais surtout, elle m’a aidée en termes d’image. Elle a ce truc, elle arrive à attraper ton naturel. Les mouvements sont toujours spontanés, pas de maquillage, elle vient chercher ton âme au lieu de te dire comment te comporter face à la caméra. Pour elle, Photoshop n’existe pas. Il y a des cernes, les cheveux n’importe comment, mais je m’y reconnais. Le but n’est pas non plus de montrer tes points noirs… Mais il y a une texture.
Dans les clips, peu d’idées mais des bonnes idées. Je trouve cela très esthétique.
Son indépendance lui permet d’assumer son côté féminin et masculin, elle m’a décomplexée. Elle a réussi à faire du fait que je suis complètement imparfaite quelque chose de poétique.
Tu es totalement imparfaite ?
Eh bien, tu te dis des fois que tu n’es pas assez belle, que tu ne chantes pas assez bien, que tu ne joues pas assez bien du piano… Tu peux te comparer des fois, c’est une grosse erreur. Mais Michelle m’a toujours remise en confiance. Devant la caméra avec elle, je me sens bien. Après, je trouve intéressant aussi de travailler avec Laurent Chouard, un ami qui a beaucoup shooté La Femme aussi. Il va chercher mon côté androgyne, il creuse dans le masculin. Tandis qu’Élodie Daguin fait plus ressortir mon côté féminin… C’est moins moi, mais j’aime.
Te sens-tu concernée par la mode ?
Je suis complètement fascinée. Comme quand tu ne sais pas jouer du piano mais tu es transcendé. La mode reste pour moi un mystère. Même si je commence à y comprendre quelque chose, ça reste une grande fascination. C’est un art, et en même temps ça me fait flipper. Comme ils te conduisent à acheter… Je me sens agressée dans les zones commerciales, je me sens fatiguée.
Comme quand on va à l’UGC…
Oh ouais…
Je ne viens pas de la musique, mais je préfère interviewer les gens de la musique plutôt que les gens de la mode. Je me demande bien pourquoi…
Parce que dans la musique il y a moins d’argent et donc moins de fous. On ne vend plus de disques, donc on est plus à la cool qu’avant. Les musiciens n’aiment pas le conflit et ce sont des grands enfants. Ils sont souvent assez doux je trouve.
Et le cinéma ? Tu pourrais en faire ?
Cet été j’ai participé à une création mi-théâtre mi-musique, Garçons 2, aux Trois Baudets. Je pensais que ce n’était pas du tout mon truc mais au final j’ai beaucoup aimé jouer un rôle. Si c’est un rôle proche de qui je suis vraiment, oui je pense que c’est intéressant. Le personnage de cet été était un homme. Un personnage timide et gracieux. J’ai aimé.
Il y a une vraie recherche chez toi autour du féminin-masculin.
Complètement, je vais d’ailleurs sortir un clip sur ça. Ce n’est pas que je ne sais pas de quel sexe je suis, c’est juste que ce sont deux parties de moi, une lutte interne ou alors le yin et le yang. Ce n’est pas évident. C’est pour ça que j’aime bien Michelle, parce qu’elle ne se prend pas la tête avec ça, elle est plusieurs personnages.
Sur scène aussi tu peux changer de personnage… Par exemple dans Les Chansons de ma tante tu n’es pas la même Cléa.
C’est vrai, je suis plus rock. Je n’ai pas mon clavier alors je peux bouger et cet été j’ai même slammé au Biches Festival.
En changeant de sujet, et vu qu’on est dans ce PMU insolite, tu es parisienne, alors je voulais savoir quelles ambiances tu aimes à Paris ? Quels quartiers ?
J’aime « l’ambiance anonymat ». Non pas parce que ma tête est connue, mais juste, j’aime bien être planquée dans mon quartier. C’est pour ça que j’habite dans le 13e. Quand je sors, je vais encore au Pop In, je vais pas mal vers Pigalle aussi, aux Trois Baudets. Vers Gambetta il y a des bars que j’aime aussi. J’adore la Flèche d’Or, mais malheureusement il n’y a pas beaucoup de concerts là-bas. Mais globalement, je suis les concerts et les groupes. Ah oui voilà, je trouve le Pop-Up du Label hyper cool.
J’ai failli mourir là-bas, il fait tellement chaud, tu ne trouves pas ?
Oui, j’ai failli y crever en passant des disques. Mais j’adore.
Tu es stressée pour la sortie de l’album ?
Oui. J’ai mangé tous mes ongles. Je suis excitée et survoltée. C’est comme si j’avais les yeux écarquillés tout le temps. J’ai envie et peur que les gens écoutent mon album. Mais je suis hyper confiante. Je veux y arriver, alors je ferai tout pour que ça marche. C’était tellement de travail.
Tu as une bonne diffusion presse quand même.
Oui… Même de la part du Figaro, des journaux de droite.
Parce que tu fais vieille France et que tu es gnangnan.
Ah oui, c’est vrai. Je mettrai un serre-tête dans les prochaines photos.
Ah oui, je voulais te demander, tu t’appelles vraiment Cléa Vincent ?
Oui. J’ai constaté que ça se retient bien. Je travaillais pour des artistes, pour booker des dates. Les gens retenaient mon prénom. Tu sais, souvent on oublie les prénoms, tandis que Cléa c’est pas commun et c’est court, alors ça reste.
CLÉA VINCENT
06 DÉCEMBRE, LA MAROQUINERIE, PARIS
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