Paillettes, vulves dessinées dans des fruits ou tampons détournés en fleurs : pour parler des règles, les visuels pop et colorés se multiplient. Jusqu’à l’apparition des fameuses gouttes de sang rouge dans une pub en France, en 2018, en lieu et place du mystérieux liquide bleu. Mais ce sang rouge dans la pub est-il vraiment une bataille gagnée pour l’activisme menstruel ? Que nous raconte la publicité de la façon dont on vit nos règles ?
Pendant dix ans de ma vie, je n’ai pas eu mes règles. L’implant contraceptif que j’avais dans le bras et les hormones qu’il propageait en continu avaient rendu tout saignement inexistant. Récemment, j’ai fait enlever cet implant : à 27 ans, je m’apprête à avoir mes règles, presque comme si c’était la première fois.
Et force est de constater qu’en dix ans de non-règles, le paysage s’est métamorphosé. De nouvelles protections se sont démocratisées, des dizaines de comptes Instagram ont popularisé la question, des livres sortent régulièrement sur le sujet, on parle enfin d’endométriose et de précarité menstruelle.
Mes nouvelles règles se profilant, j’ai commencé à m’intéresser passionnément à ces questions. Tellement passionnément qu’en moins de deux, je me suis retrouvée criblée de publicités pour différentes marques d’hygiènes féminines sur les réseaux sociaux. Dix ans que je n’avais pas prêté attention à une pub pour serviettes. Et s’ils sont plus coincés que les influenceuses Instagram, chez les publicitaires aussi, un changement s’opère – sinon de ton, au moins d’esthétique. Je regardais en boucle une multitude de vulves chanter à l’unisson : nouvel hymne féministe ou mauvaise reprise de slogans militants ?
Le corps du déni
À l’époque où j’avais mes règles, les pubs pour protections hygiéniques, c’était Dame Nature qui débarquait dans un horrible costume de tweed vert, bien décidée à pourrir la vie d’une jeune femme insouciante, alors en train de danser en club avec ses copines. Vos règles ruinent les meilleurs moments de votre existence ? Tampax vous propose de faire comme si elles n’existaient pas.
Partout, à la télé et dans les magazines, les femmes ayant leurs règles semblaient en être victimes, puis soudainement débarrassées grâce à diverses protections hygiéniques. J’ai vite intégré que le but des règles, c’était de ne pas les avoir, ou de faire tout comme. Les femmes tourbillonnaient dans une piscine, faisaient des triples sauts à cheval, dansaient gaiement : grâce à leur serviette ou tampon, elles étaient libérées du calvaire menstruel.
« La publicité, en peu de temps, peu de mots, peu d’espace et d’images, dit beaucoup de notre société, de façon souvent hypertrophiée voire caricaturale », écrit Karine Berthelot-Guiet dans sa préface du livre Publicité, genre et stéréotypes de Stéphanie Kunert. Bras armé du capitalisme, vectrice de stéréotypes et outil de manipulation, la publicité est aussi un produit de mass culture, indicateur significatif de l’évolution de nos mentalités, véritable baromètre de nos sociétés.
Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims, auteure du livre Le corps des femmes, la bataille de l’intime, expliquait dans un forum du Monde que « pour prétendre au même rôle que les hommes, les femmes ont dû prétendre qu’elles n’avaient pas de corps de femme ».
En résultent des publicités qui nous montrent que, même pendant leurs règles, les femmes sont des hommes comme les autres. Ces mêmes publicités nous vendent aussi le stéréotype de la working girl où la femme reste active et productive, malgré ses règles, grâce aux protections.
En 2011, dans son étude Honte et dégoût dans la fabrication du féminin, la sociologue Aurélia Mardon montrait que malgré des cours d’éducation sexuelle obligatoires à l’école, une évolution des discours et une plus ample communication autour de la sexualité dans le cercle familial, les jeunes filles considéraient toujours leurs premières règles comme quelque chose de sale et dégoûtant : « Cette perception a des effets sur l’expérience qu’elles font de cet événement et les pousse à considérer leur statut de femme comme contraignant et négatif. »
Un sujet considéré comme embarrassant dans tous les milieux, à commencer par celui des publicitaires eux-mêmes, comme en témoigne le directeur de création Guilhem Arnal, dans un épisode de LSD la série documentaire d’août 2019 dédié au tabou des règles : « L’objectif systématique dans l’hygiène féminine, c’est de rassurer, de dire que quand on aura ses règles, ça ne se verra pas, ça ne va pas déborder, il n’y aura pas de fuites. Rien que ça, quand on en parle en réunion, on sent que ça soulève des sourires gênés, des ricanements, c’est un sujet qui est gênant y compris pour les femmes. »
Il fallait cacher les règles, et la publicité des marques d’hygiène intime s’est fait l’écho de ce dégoût. Notamment en mettant en avant les qualités anti-fuites, fraîcheur et neutralisation des odeurs des produits, à grand renfort d’imagerie médicale. Sans ambages, la pub me disait que mes règles étaient gênantes, repoussantes, sentaient mauvais et étaient sales. On se demande pourquoi j’ai été si heureuse de m’en débarrasser une fois mon implant dans le bras.
Vers la fin d’un tabou ?
Pour Camille Froidevaux-Metterie, les années 2010 sont celles d’un « tournant génital du féminisme » : une nouvelle bataille, de nouveaux sujets, qui traitent de la génitalité féminine, investis par la nouvelle génération de féministes. On parle clitoris, plaisir féminin, endométriose, sujets liés aux règles, violences obstétricales.
Cette décennie est aussi celle qui voit l’éco-féminisme s’affirmer en France : pour ce courant féministe, porté par des penseuses comme Carolyn Merchant ou Silvia Federici, le progrès industriel et l’exploitation sans limite des ressources naturelles ont des conséquences directes sur les femmes, qui en sont les premières victimes. Face à cela, la prise en compte de notre environnement est essentielle, et il est nécessaire de réhabiliter les savoirs traditionnellement féminins. (Geneviève Pruvost, 2019)
Dans cette lignée, on parle de self-help et d’auto-gynécologie : un livre comme Connais-toi toi-même, guide d’auto-exploration de la journaliste Clarence Edgard-Rosa s’est classé en 2019 dans les meilleures ventes des rayons sexualité et bien-être en librairie, et la réédition récente de Notre corps, nous-mêmes, ouvrage phare d’auto-gynécologie des années 70, accède à une large couverture médiatique. On assiste à une revalorisation de ces sujets et à une volonté de réappropriation de leur corps par les femmes, ainsi que des représentations qui y sont liées.
Il aura fallu une petite décennie pour que le milieu de la publicité, imprégné de sexisme et majoritairement masculin – les postes créatifs y sont occupés par des hommes à 60%, et les femmes ne sont que 22% en direction de création, d’après une enquête de l’Ifop – finisse par réagir et ingère ces discours.
Mais en 2019, la marque Nana montre des vulves métaphoriques et du sang rouge à la télé – et se fait signaler plus de mille fois au Conseil supérieur de l’audiovisuel, déclenchant au passage une pétition offusquée sur change.org. Ouh, la vilaine vulve ! Autre création publicitaire remarquable : la marque américaine de culottes de règles Thinx imagine, dans son spot « MENstruation », un monde où de jeunes hommes auraient leurs règles pour la première fois, et s’exclameraient : « Dad, I think I’ve got my period ! »
Ces deux marques tiennent un discours proche : la moitié de l’humanité a, a eu ou aura ses règles, c’est un phénomène naturel, normal, banal, faisons tomber la honte et le tabou. Chez Always, on parle précarité menstruelle et on essaie de positiver l’expression « comme une fille ». Le groupe Essity, maison mère de Nana, est lui engagé auprès de la Croix Rouge.
J’applaudis ces initiatives, mais comme le répète le jingle d’Un podcast à soi de Charlotte Bienaimé :
Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing.
Dans un remarquable article sur son blog Mediapart, l’autrice Élise Thiébaut ne manque pas de nous rappeler que « les entreprises qui communiquent à cette échelle, dans le métro, sur nos réseaux, à la télévision, ne sont pas des petites coopératives éthiques, engagées et innovantes. Il s’agit toujours de grandes entreprises qui réalisent des recettes faramineuses au sommet de la pyramide, pendant que nous continuons à nourrir leurs intérêts de nos révoltes et de nos rêves ».
Oui, c’est agaçant de voir les marques s’approprier le combat des féministes. Eva-Luna Tholance, activiste menstruelle avec l’équipe Cyclique, en témoigne : « C’est du vol. Nous avons été contactées par une marque pour le lancement d’une box dédiée aux règles. On nous proposait d’intervenir pour la soirée d’inauguration du produit, et de les aider à créer le contenu d’un site promotionnel, calqué sur le nôtre. Le tout, gratuitement… »
Et quand je demande à mon interlocutrice si ce sang rouge dans une publicité aussi grand public, ça n’est tout de même pas une bataille gagnée pour l’activisme menstruel, elle rit jaune : « En 1984, Rina Nissim, avec sa maison d’édition Mamamélis, publiait un livre essentiel sur l’auto-gynécologie. On est en 2020, et on devrait applaudir une pub avec du liquide rouge ? »
Pourtant, le fait que cette iconographie soit reprise par une marque de la grande distribution signifie bien que la bataille de l’image que mènent les activistes menstruelles depuis quelques années commence à porter ses fruits.
Insta-game et féminisme pop
Me voilà dans le nouveau monde des règles, et à mon grand plaisir, celui-ci prône désormais le pouvoir des vulves et l’empowerment féminin.
S’ajoutent à cela les comptes non moins suivis de marques de protections alternatives, au discours positif, résolument axé sur le confort et la libération de la parole autour des règles. Claudette Lovencin, co-fondatrice de la marque Fempo, qui commercialise cette petite révolution que sont les culottes menstruelles, explique : « On a besoin de dédramatiser les règles, d’utiliser les bons termes, et de promouvoir ce sujet. » Pour autant, son projet ne se revendique pas comme féministe.
Sur Instagram, le nombre de pages dédiées aux règles ne cesse de croître, comme sang.sations ou périodes. D’autres font la part belle au plaisir féminin et au clitoris, comme Jouissance Club ou Clitrévolution. Avec leurs milliers de followers, ces comptes sont devenus de véritables référents en la matière, et comme en témoigne Cyclique, ces influenceuses militantes sont désormais le graal pour les marques d’hygiène féminine. Récemment, l’illustratrice et activiste Florence Given signait un partenariat avec Always. Des médias spécialisés voient également le jour sur les réseaux sociaux, comme Fraiches ou Period. Toutes ces initiatives partagent des codes visuels proches : couleurs pastel ou dégradés de rose, typographies élégantes ou manuscrites, illustrations aux traits doux.
Chez les petites marques, l’imagerie n’est plus aseptisée avec un étrange liquide bleu, mais bien souvent poétique, gaie, douce et fleurie. Fempo par exemple, veut « ajouter un côté paillettes, de la joie de vivre dans nos culottes, et beaucoup d’optimisme ». Partout, les tampons sont détournés en fleurs, des métaphores de vulves apparaissent dans des fruits, des paillettes roses tachent le fond des serviettes hygiéniques, et ça cartonne.
Après les avoir trouvées gênantes et dégueu, les règles m’ont semblé belles et pleines de douceur. Avec tous ces messages positifs et pailletés, j’avais presque à nouveau envie d’en être. Sauf qu’à l’arrivée, j’ai eu l’impression qu’on m’avait menti. J’avais imaginé des batailles de polochons entre copines et un moment privilégié passé à boire des tisanes à l’hibiscus, je me retrouvais avec un syndrome prémenstruel et l’impression d’avoir gobé un laxatif.
Des paillettes à la place du sang bleu ?
Ulrike Lune Riboni, chercheuse en sciences humaines, spécialisée sur les usages des images numériques, me ramena à la réalité : « Beaucoup des pages Instagram qui vont tenir un discours visuel sur les règles sont liées à des marques mineures sur le marché alternatif des protections hygiéniques. Difficile de penser production visuelle en dehors du fait que ce sont, pour beaucoup, des productions promotionnelles. Instagram, c’est d’abord un espace de promotion. »
Si j’étais charmée par les règles, était-ce simplement parce que le marketing avait bien fait son travail sur moi ? « Ces petites entreprises, souvent menées par des femmes, produisent une imagerie qui nourrit un intérêt sincère, mais aussi un intérêt de vente », soulève la chercheuse. Les comptes maîtrisent leur communication, et bénéficient souvent d’un budget leur assurant une visibilité sur les réseaux.
Ces visuels ont du succès, et sont partagés bien au delà de la sphère marchande. Les règles sont devenues pop. Et si quelques irréductibles comme Ça va saigner ou Irene Vrose s’appliquent à en présenter une façade plus réaliste, chez les activistes également, à l’instar des comptes cités précédemment, on retrouve cette imagerie pop.
« Les collectifs militants veulent convaincre aussi, et produisent une imagerie qui sert à convaincre. C’est une pensée de séduction, même si ça n’est pas la même que celle de la publicité », observe Ulrike Lune Riboni. Un article de La revue des médias dédié au féminisme sur le web relève d’ailleurs que celles qui produisent ces images appartiennent souvent au monde de la communication, dont elles maîtrisent les codes.
Pourtant, n’est-ce pas là une représentation marketée et normée de la féminité ? Perles, fleurs, velours, douceur… Toutes ces images me parlent de la fin du tabou des règles et d’une libération de la parole, mais le sujet est continuellement placé dans un contexte visuellement mignon, qui le rend gai et doux alors qu’il est parfois gravissime, le popularise certes, mais avec tant de légèreté qui tend à le décrédibiliser – tout ce qui est léger et fun n’est, par essence, pas très important.
Évidemment, je me réjouis du changement de tonalité et de la démocratisation du sujet, mais ne remplace-t-on pas un cliché par un autre ? Le liquide bleu par des paillettes, en l’occurrence.
« Activism can’t make a difference if it’s all sketch-comedy satire and snarky enamel pins » [Un activisme se limitant à des sketchs comiques et à des pins émaillés ne peut pas faire la différence] écrivait la journaliste américaine Ann Friedman à propos du féminisme pop. Mais elle souligne surtout qu’être un·e militant·e dévoué·e n’est pas donné à tout le monde : les gestes les plus petits comptent aussi, c’est le début de la bataille.
Dans 28 jours, un documentaire d’Angèle Meyer sorti en 2018, une jeune directrice artistique regrette que l’idée-même de montrer du sang menstruel à la télévision soit si compliquée : « C’est très dur de célébrer les règles dans les médias aujourd’hui. » Le documentaire a été tourné il y a trois ans, et le paysage a sensiblement évolué : peut-être que justement, c’est cela que permettent les métaphores de vulves, de médiatiser, célébrer les règles.
Sans aucun doute, ce qu’a fait gagner cette imagerie pop en visibilité aux règles est précieux. Et en s’appropriant ces codes, les marques contribuent à rendre les règles visibles également, bien que peu d’entre elles abordent véritablement les questions de santé publiques qui sont initialement attachées à ces représentations.
Ce sont bel et bien les activistes qui portent ces combats et continuent de faire avancer le débat, et il serait dommage de perdre de vue la raison d’être de ces images. Maintenant que le monde sait à quoi ressemble une vulve et que le sang n’est pas bleu, peut-être pourrons-nous agir pour faire avancer la recherche, se battre contre la précarité menstruelle, l’endométriose ou encore les violences obstétricales ?
Image à la une : © « It’s Normal » de @piasvisuals