Autrice, metteuse en scène et performeuse, Rébecca Chaillon crée un théâtre intersectionnel engagé, au carrefour des questions politiques, sociales, collectives et intimes. Manifesto XXI l’avait déjà rencontrée pour Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute en 2019. Nous l’avons retrouvée pour discuter transmission et comment ses rencontres avec les publics nourrissent sa création, dont la prometteuse Carte noire nommée désir.
Animée par un principe de partage, Rébecca Chaillon distille sa démarche de création de façon tantôt sensible, tantôt directe, par les mots, les gestes et la pratique, déployés lors de rencontres ou d’ateliers. En échangeant avec des groupes scolaires, d’étudiants, d’adultes, elle parvient à sortir les arts vivants et leurs modes de transmission de leur zone de confort, en venant toucher nos singularités et nos complexités et en questionnant les enjeux de représentativité qui y sont liés.
Nous l’avons suivie pendant deux jours de workshops à La Villette durant lesquels elle a initié à l’art de la performance des lycéen·ne·s en parcours d’éducation artistique et culturelle. L’ambition : donner la parole aux concerné.e.s pour trouver, collectivement, des outils d’émancipation par l’art.
Manifesto XXI – Dans tes œuvres, tu questionnes certains modes de transmission, réintègres cette notion et la transformes. Quel est ton rapport personnel aux modèles qui t’ont été transmis ?
Rébecca Chaillon : Il y a toute une partie de culture qui m’a été transmise par mes parents martiniquais – la culture antillaise : la nourriture, les auteur·rice·s, les révoltes ou la musique – mais que je ne pouvais pas entendre parce que ce n’était pas la « culture dominante ». Ce qui était audible pour moi était ce que disaient les profs en Picardie, où j’ai grandi, dans une école plutôt blanche. Très rapidement, à travers le théâtre, j’ai eu accès aux « classiques » de manière concrète, et on me laissait interpréter, en tant que femme noire avec les cheveux bleus à l’époque, Oreste dans Andromaque, Ulysse…
À mes 17 ans, j’ai travaillé avec les CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), un mouvement d’éducation populaire, et j’ai appris ce qu’était l’accompagnement culturel, et la possibilité de s’émanciper par l’art, même en n’étant pas professionnel·le. Une approche du savoir qui n’est pas technique et passe par la pratique : « pratique et tu pourras théoriser », et non pas « sois un expert intello et après, tu pourras pratiquer ». Mettre la pratique au niveau de la théorie m’a beaucoup marquée.
Apprendre l’histoire de l’art et de la peinture en se maquillant soi-même par exemple, cette capacité à s’emparer des choses, se sentir capable de le faire et savoir que chaque création artistique qui est faite nourrit la personne que tu es, t’aide à t’émanciper.
J’ai ensuite travaillé pendant douze ans avec une compagnie de « théâtre-forum » (Entrées de Jeu, dirigée par Bernard Grosjean), avec laquelle on faisait du théâtre interactif dans des collèges, mais aussi pour les MSA (mutualités sociales agricoles), donc pour des agriculteur·rice·s, et dans le milieu hospitalier. Par ces actions sur le terrain, il y a eu une transmission par les concerné·e·s, et non pas forcément par des essais littéraires écrits par des philosophes ou des sociologues.
Y a t-il des œuvres, des artistes en particulier qui t’ont marquée ?
C’est surtout pendant la décennie que j’ai passée au festival d’Avignon, quand Hortense Archambault et Vincent Baudriller le dirigeaient [de 2004 à 2013, ndlr], que j’ai découvert des artistes qui travaillaient sur une autre forme de théâtre, proche de la performance ou du spectacle total, où lumière, son, présence au plateau racontaient des choses. Castellucci, Angélica Liddell, Rodrigo García, Marina Abramović : je les ai tous·tes découvert·e·s là-bas, ce qui a fait mon éducation en tant que spectatrice et donc performeuse ensuite.
Rodrigo García, c’est lui qui a le plus impacté mon travail, par ses spectacles et ma rencontre avec lui. Je pense notamment à Jardineria humana que j’ai vu à la Cité internationale des arts en deuxième année de fac.
Comment cette rencontre a-t-elle influencé ta manière de créer ?
Il y avait dans ses spectacles la nécessité de la traduction, et donc de surtitres projetés sur la scène : le fait de lire et assister à la pièce en même temps m’a décalée en tant que spectatrice, ça m’a obligée à vraiment regarder ce qu’il se passe au plateau, à voir « des actions » et pas forcément des personnes qui jouent. J’ai adoré cette prise de parole de l’intime et l’idée de faire son chemin en tant que spectateur·rice dans la pièce. Du coup on retrouve dans mes spectacles cette possibilité de lire les textes : tu peux choisir de lire la poésie ou bien de regarder l’action, parfois violente. Les actions sont performatives là où tu sens que le corps de l’acteur·rice est mis à l’épreuve, traversé par quelque chose de concret : il est épuisé, marqué.
J’ai envie que les spectateur·rice·s puissent être touché·e·s, comprendre par l’émotion, plus que par le message politique qu’il y a derrière. Que ce soit sensible au sens littéral, que ça touche les sens : des odeurs qui attaquent le nez, ou parce que tu me vois manger et que ça fait directement écho à tes propres limites…
Toucher le sensible pour que chacun·e soit obligé·e de se questionner sur ses limites personnelles.
Tu as créé avec ta compagnie des espaces de discussion, tu as travaillé avec les CEMEA. Aujourd’hui tu donnes des ateliers auprès de publics variés. Peux-tu nous parler de ces expériences ? Qu’apportent-elles au théâtre, d’après toi ? Et dans ton travail ?
J’ai fait pas mal de chantiers culturels avec les CEMEA et avec l’Association de jeunes et de séjours en Avignon pendant quinze ans. Ça consistait à accompagner sur la programmation des festivals différents publics à travers l’animation d’ateliers. J’ai suivi des jeunes, des groupes de lycéen·ne·s, des personnes plus âgées, plus bourgeoises qui vont au théâtre d’elles-mêmes… J’ai également adoré un atelier que j’ai donné pendant douze ans en Picardie, à Balagny-sur-Thérain, dans un petit village, où l’on montait des classiques théâtraux et des contemporains. Le fait d’avoir une prof de théâtre femme, jeune, noire et gouine faisait acte de militantisme en soi.
Ça fait maintenant deux ans que l’on m’a fait comprendre que quand je menais des ateliers, je pouvais me détacher du pur « jeu de théâtre » sachant que ce que je faisais était à un autre endroit, politique, et que je pouvais me permettre d’essayer de le transmettre. Aujourd’hui, je sens que ça me nourrit, de travailler la transmission de la performance. À quel point je teste en ateliers, avec des publics qui m’aident à théoriser, à comprendre ce que je fais au plateau et à écrire mon vocabulaire d’artiste.
J’ai conscience que le théâtre, avec tout ce qu’il peut avoir de bourgeois, de classiste, de parfois sexiste, raciste, grossophobe et d’autres discriminations qui se retrouvent dans toute la société, peut être un objet qui pourrait mourir là. Tandis que si l’on reprend le théâtre à l’endroit du jeu, de l’engagement, de la nécessité de présence de la personne au plateau, de la force et de la puissance de nos diversités d’intimes, c’est un art qui peut toucher tout le monde.
J’ai eu la chance qu’on me fasse rencontrer ça très jeune et j’ai envie de la donner aussi aux nouvelles générations, leur dire que la performance peut être un lieu d’émancipation qui aide à prendre le pouvoir et à se réapproprier son récit. J’ai vraiment envie que le public s’élargisse, qu’il y ait plus de gens qui me ressemblent. Lorsque je suis à Paris c’est possible, mais ailleurs c’est plus difficile : il y a un problème de représentativité des personnes racisées, c’est toujours une certaine classe sociale qui va au théâtre, les jeunes n’y vont que si ils·elles sont encadré·e·s dans un groupe…
Quel est donc l’enjeu pour toi de donner la parole aux concerné·e·s pour faire changer les modes de création et de transmission ?
Je ne suis pas dans un modèle de censure totale. Je voudrais que tout le monde puisse tout raconter, être curieux·se, avoir les mêmes moyens de création… mais ce n’est pas le cas. Je pense, j’espère, que les gens sont en train d’apprendre à s’interroger sur « pourquoi c’est toujours le même sujet qui est curieux, intéressant et exotique ; pourquoi ils·elles sont curieux·ses de l’étranger et pas de ce qui les concerne eux·elles ? »
J’aimerais qu’il y ait plus de moyens de production, matériels, pour des gens qui sont concernés par certains sujets et qui n’ont pas le réseau, le lieu, tout ce qui permet de monter un spectacle, pour qu’ils·elles puissent avoir confiance en eux·elles, se sentir légitimes, entendu·e·s, que ces choses concrètes soient plus distribuées. Mais pour ça, il faudrait que d’autres acceptent de laisser de la place, et ça, c’est renoncer à des privilèges.
J’attends une prise de conscience des personnes qui ont l’espace.
Il y a des gens qui ont des capacités à animer aussi, et ce serait très bien que l’on puisse penser à former nos pairs, que ça puisse se multiplier. Je pense qu’il y a un enjeu important, économique et de pensée de la culture, dans la nécessité de transmettre et d’en donner les moyens. Je me dis qu’il faut que je transmette vite pour laisser ma place à d’autres personnes, qui mènent d’autres combats, qui ne sont pas forcément les exceptions, ceux et celles qui ne sont pas invité·e·s tout le temps.
S’il n’y a plus que les grosses institutions qui peuvent se permettre des actions culturelles de qualité, quid des associations, des petites maisons théâtrales, de toutes les MJC qui, elles aussi, méritent d’avoir des personnels formés et d’être bien payées pour le faire ?
Il y a une forme d’empowerment dans la transmission. Comment te positionnes-tu pour parvenir à procurer des outils à ces personnes ? Comment viens-tu toucher l’individu dans son propre parcours intime ?
Je me permets de péter un peu les cadres, surtout quand j’interviens dans les milieux scolaires sur les rapports entre adultes et ados. Je prends plaisir à leur montrer qu’ils·elles ne sont pas inférieur·e·s et que le rapport n’est pas toujours frontal entre un don et une réception d’information.
C’est stimulant quand je vois des gens ému·e·s par ce qu’ils·elles ont fait, quand ils·elles sont content·e·s d’avoir libéré quelque chose, quand ils·elles trouvent du soutien auprès de quelqu’un, c’est très nourrissant. Je ne peux pas calculer l’effet direct produit, mais je sens qu’il s’est passé quelque chose de différent, je me dis que toute expérience autre que celle du quotidien fait du bien.
Quel rôle le collectif a-t-il joué pour toi ?
Ce que j’aime, c’est que le collectif déplace. J’aime travailler sur mon intime mais je crois que j’en ai un peu fait le tour. Dans le collectif, il y a un axe : dans RER Q c’est la queerness, la « gouinitude », que je n’exploite pas tout le temps. Creuser cet axe autour de la littérature et la sexualité, je ne l’aurais pas fait toute seule, pas autant… Ça donne de la force de se questionner à plusieurs, d’être moins isolé·e pour penser ces questions. Je ne suis pas une grande fan des collectifs, je trouve ça plus dur, il faut faire des compromis, s’écouter… C’est exigeant ! Mais ces derniers temps, ça m’a portée, que ce soit avec le collectif qu’Amandine Gay a fabriqué dans Ouvrir la voix (que je n’ai pas toujours voulu rencontrer, par peur, à l’époque, d’être communautariste), ou avec Emilie Jouvet dans My Body My Rules avec des performeuses qui se penchent sur la sexualité.
Dernièrement, mes deux spectacles mettent en scène plein de gens. Là où avant j’étais souvent seule, ou à deux avec Elisa Monteil, je me suis dit que je n’étais pas sûre de pouvoir porter seule tous ces messages-là, que je ne pouvais pas parler de toutes les discriminations parce que je ne les vis pas toutes. Je pense de plus en plus que la solution se trouve dans la communauté, dans le fait de pouvoir se porter à plusieurs. Quand t’es tout·e seul·e, t’as beau être sûr·e de toi, radical·e, croire que tu as lu de nombreux livres sur le sujet, tu peux te gourer. Le collectif permet une remise en question perpétuelle.
Je pense de plus en plus que la solution se trouve dans la communauté. (…) Le collectif permet une remise en question perpétuelle.
Comment envisages-tu la performance, et sa transmission ?
Pour moi, la performance permet l’émancipation de l’individu, la possibilité de s’autodéterminer et de remettre en question ce que la société pense de nous. Dans la performance, il y a le côté intime et le côté politique, la remise en question des rapports de classe, de race, de sexualité, de religion. Il y a aussi une notion de réalité, avec la durée réelle d’un acte réel : essayer de fonctionner avec une vraie conscience dans le moment présent de l’espace et du contexte dans lequel cet acte de performance se pose.
Pour le traduire et le transmettre, je n’ai pas encore trouvé la méthode parfaite, mais il y a quelque chose que je dis beaucoup en ce moment : si ça ne coûte rien de le faire, ce n’est pas de la performance. Je cherche comment transmettre l’engagement, cette chose qui tord le bide et qu’on a besoin de dire, le sentiment que si on ne se bouge pas, qu’on ne le dit pas, personne ne pourra parler à notre place.
J’essaie de transmettre la nécessité de faire quelque chose au plateau, dans un rapport qui n’est pas juste esthétique, mais dans un désir de réappropriation de ce que les gens sont, de sublimer l’intime.
De « se réapproprier sa narration » comme dit souvent Amandine Gay. C’est ça que j’essaie de transmettre par plein de petits outils.
Est-ce que tu pourrais nous parler de ta dernière création Carte noire nommée désir ?
Pour celle-ci, j’avais très envie de transmettre ma claque des dernières années. Une claque plus violente que celle de découvrir le féminisme, ou la lutte anti-homophobie. La claque de l’antiracisme politique. Mettre le doigt sur le vrai racisme systémique, ça m’a beaucoup changée. J’ai senti que je faisais un choix radical en participant aux camps d’été décoloniaux menés par Fania Noël et Sihame Assbague. Ces séminaires ont touché deux cents personnes deux années de suite et étaient très controversés, très violentés par la presse… À moi, ils ont changé la vie, et je n’avais pas d’espace pour en parler publiquement.
Donc j’ai eu envie, avec Carte noire nommée désir, de partager à mon tour ces savoirs. Non pas dans un théâtre documentaire, non pas pour informer les gens, mais par un spectacle sensible où tu piges que t’es noire, que t’es une femme, que t’es une femme noire, dans un pays, la France, ou l’Europe, qui a un problème avec ce que tu es, qui projette des choses sur ce que tu es, que tu te construis avec ça et que tu ne sais plus trop qui tu es…
Carte noire nommée désir fait référence à la pub des années 1990 dans laquelle le désir était associé au café, comme nos peaux racisées noires – café-chocolat, noir, cappuccino, miel, caramel… – le sont à la sensualité… C’est une manière étrange d’adoucir la sauvagerie qui est projetée sur nos peaux.
Je me suis entourée de six meufs badass sur le plateau, et quatre autres en technique et dramaturgie. On va creuser ensemble les questions de croisement des discriminations : sexisme, racisme… J’espère qu’on y arrivera car on manque de moyens de production, même si pas mal de gens disent aimer et vouloir nous aider. Lorsque je pensais que j’avais les moyens, je me suis lancée dans une audition gigantesque : on s’est retrouvées au Générateur pour une journée à quarante meufs noires, artistes ou pas, pas forcément celles que je connais déjà, qui vivent chacune assez isolées dans leur pratique artistique, mais qui étaient prêtes là à faire de la perf. C’était d’une grande puissance… On s’est dit qu’on allait s’entraider, se faire un réseau. Mais pour le moment, les mêmes problèmes de classe qu’on dénonce, on les vit aussi.
Photo en une : Rébecca Chaillon lors d’un workshop les 27 et 28 janvier 2020 à la Villette © Clara Valière