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Les queers ont un problème avec le capital beauté, il est temps d’en parler

Les queers ont un problème avec le capital beauté, il est temps d’en parler

Les milieux queers ont-ils vraiment déconstruit le culte de la norme corporelle ? Alors que nos vies sont structurées par les réseaux sociaux et l’image de soi, il est urgent de reconnaître que le “capital beauté” instaure encore bel et bien une hiérarchie de normes physiques au sein de nos communautés. Celle-ci permet d’accéder à toute une série de privilèges, parmi lesquels celui d’organiser les espaces et dicter les règles de la séduction… au détriment de l’intérêt du plus grand nombre.

Il y a quelques temps, mon amie Anne me partage cet extrait des Argonautes de Maggie Nelson : « Depuis longtemps, j’ai la chance de me sentir réelle, peu importent les dégradations ou les dépressions qui se sont trouvées sur mon chemin. » Plus loin, l’autrice cite l’écrivaine Sara Ahmed : « le moment de fierté queer est le refus d’avoir honte d’être témoin de la honte de l’autre à votre égard. » « Est-ce qu’être gros•se ou invalide, c’est être queer ? » me demande alors Anne. Plus haut dans notre conversation WhatsApp, elle me faisait part de sa joie d’avoir été si bien reçue dans une soirée que nous avions passée en compagnie de personnes queers à Marseille. 

Je lui réponds que oui selon moi : les personnes grosses et invalides sont queers. Elles le sont au sens littéral du mot. 

Anne propose alors une jolie formule pour définir ce qui est queer : « est queer ce qui déchire la normalité. » Sont queers ces corps que Judith Butler définit dans Défaire le genre de vies empêchées, mutilées, considérées comme non-humaines car non dignes d’être vécues en raison de leur « déviance ». Sont queers les corps qui ne sont pas dignes d’être pleurés (ce que la sociologue définit selon la notion de grievability, ndlr) voire, que le système étatique n’a pas intérêt à protéger dans un but de préservation de la norme. Par exemple, sont queers les corps des personnes porteuses du VIH ou malades du sida qui, en raison de leurs vies considérées comme « marginales », sont encore ostracisées, isolées, comme si leur queerness était la faute morale les ayant conduites à la maladie. 

Le militantisme se situe de plus en plus en ligne, sur les réseaux sociaux, ce qui donne parfois à nos luttes cet air presque « dématérialisé ». Sans enlever l’importance des réseaux pour visibiliser celles et ceux que l’on n’écoute jamais autrement, je me demande : peut-on réussir une stratégie de combat pour la reconnaissance de droits sans inclure réellement le corps dans notre réflexion, tout comme les personnes atteintes du sida l’ont fait ? 

Au commencement du queer, il y a le moche 

Avant Twitch et Instagram, il y avait des corps. En-dehors de Twitch et Instagram, il y a encore des corps. 

« J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. »

L’incipit de King Kong Théorie est une bonne définition de la queerness. C’est pourtant facile, d’opposer le monde queer au monde hétéronormé. On se complimente souvent d’ô combien les queers sont débarrassé·e·s de toute norme de beauté oppressante et d’à quel point, dans nos communautés, on est déconstruit·e·s. 

Pourtant, la « mochophobie », comme le dit l’artiste lausannoiX Hazbi, n’épargne nullement le royaume pailleté des licornes militantes. C’est pour cette raison que lors du festival la Fête du Slip à Lausanne, nous avons organisé un talk sur le « Capital beauté en milieux queer » en compagnie de Habibitch et Shérazade de Stop Grossophobie. Pour la première fois de ma vie, à la fin d’une conférence, les premier·ère·s à poser des questions n’ont pas été des blanc·che·s minces cis qui citent Wittig comme les prêtres citent l’Évangile. « Comment faire pour éviter d’être fétichisé·e·s en tant que personne racisé·e dans les dynamiques de séduction ? »; « Comment je trouve la force de montrer mon corps alors que même les queers au fond le trouvent trop gros ? » ; « Comment formuler mes besoins en tant que personne non valide ? » 

J’utilise le terme « moche » selon l’usage que Virginie Despentes en fait : comme une provocation, un retournement de stigmate.


Et bien sûr, quand nous parlons de « capital beauté », nous parlons en réalité de « capital normatif » : utiliser le mot « beauté » permet simplement de montrer le glissement habile que la culture occidentale a opéré pour qu’une certaine norme se confonde indissolublement avec l’idée de « beauté ». Un peu comme, en France, «hétéro-cis-blanc» se mêle dangereusement avec « universel ». 

La possession de ce capital est objective : il ne s’agit pas de jouer au «bingo des privilèges», mais de se rendre compte de la place que nos corps peuvent occuper et de l’image qu’ils renvoient réellement et de façon tangible. Certain·e·s répliqueront que tout le monde peut se sentir moche. C’est vrai : la plupart des gens, surtout si minorisé·e·s, se sont senti·e·s moches dans leur vie. Mais le féminisme du ressenti n’est d’aucune aide ici étant donné que le corps est une matérialité. Une existence. Certains corps disposent d’un plus grand capital normatif que d’autres. C’est une réalité objective, matérielle. Beaucoup de personnes ont envie de raconter leur ressenti discriminatoire. That’s fine. Mais la force d’un ressenti ne remplace pas la réalité matérielle d’un corps menacé dans sa survie car exposé à la grossophobie, au racisme, au validisme, à la transphobie. 

Il ne s’agit pas non plus de catégoriser les gens de façon binaire : moches vs. beaux ou belles. Le critère extérieur n’est pas suffisant : bien sûr que nous pouvons expérimenter des discriminations mais être épargné·e·s de certaines autres. 

Comme l’avait formulé Habibitch lors de la conférence de Lausanne, « se demander si oui ou non les milieux queers sont racistes, validistes et grossophobes est une question rhétorique ». Les queers font partie d’un tout social, les rapports de force liés à la norme physique perdurent donc dans nos sphères. 

Il s’agit alors de voir pourquoi et comment. Et surtout, d’analyser quels sont les codes de beauté normatifs propres à nos communautés. 

Quand on organise un espace queer et qu’on ne se dit pas que certains des corps que l’on va accueillir ont été violés, discriminés, invalidés, c’est qu’on baigne dans le plus primaire des privilèges : la nonchalance physique. 

Sans vouloir jouer les trouble-fêtes du Pride Month, je pense qu’aborder ce sujet avec franchise permettra à nos communautés de progresser dans leurs réflexions pour que, collectivement, on se dirige vers des modes de vie réellement inclusifs et anti-capitalistes. En espérant que de moins en moins parmi nous se sentent dévalué·e·s par le « marché amoureux ». Par cet ensemble d’injonctions qui ont transformé la liberté sexuelle en marché de masse du fait de sa récupération par les forces économiques libérales, comme le résume la sociologue Eva Illouz dans ses ouvrages. 

Aborder la question du capital beauté fait partie de la plus vaste réflexion sur la révolution romantique queer, autrement dit les moyens politiques pour abandonner le capitalisme patriarcal fascisant et les réflexions intimes pour que nos relations soient émancipées, le plus possible, d’oppressions. En espérant que dans nos communautés, le filtre du « beau » et le pouvoir qui va avec soit abordé avec plus de matérialité, en intégrant peut-être cette réflexion à nos stratégies et priorités de luttes et d’organisation.

queers capital beauté Hazbi
Hazbi/Yougo Girl © Nora Smith

Amour, queer et beauté : la subtile hiérarchie des normes 

Ce n’est pas parce qu’on est concerné par certaines oppressions que l’on ne peut pas nous-même avoir des comportements oppressifs.

« Oui, et comme on n’en parle pas, on n’est pas conscient·e·s de ces biais » me répond l’activiste et artiste Hazbi, Yougo Girl sur Instagram. « Dans mes relations polyamoureuses, l’autre parvenait à asseoir une forme de pouvoir grâce à son capital normatif. Exemple typique : un de mes ex voulait ouvrir le couple pour avoir plus de relations sexuelles avec d’autres personnes. Dans l’idée, j’étais ok. Mais quand lui sortait en boîte, il se faisait draguer par des dizaines de mecs, alors que moi je devais rester là, à le regarder se galocher avec d’autres. »

On ne vaut pas la même chose sur le marché de la séduction. Il faut vraiment le prendre en compte dans les relations, qu’elles soient amicales, romantiques ou autres.

Hazbi

J’espère ne pas provoquer des syncopes en affirmant que non, le polyamour en soit ne résout pas le problème de la sortie du capitalisme amoureux. Ce n’est pas seulement la forme d’une relation qui détermine les lois du marché de l’amour, c’est aussi la manière que nous avons en amont de séduire et les raisons pour lesquelles nous le faisons. Séduire sans jamais distinguer les nuances entre séduction, intérêt, amitié, attachement, est souvent le fruit d’irrépressibles désirs de plaire, d’asseoir son pouvoir, de sentir que sa valeur sur le marché est toujours bien intacte. 
Manger bio, c’est cool. Manger bio en s’alimentant chez Naturalia, c’est juste continuer à consommer Monoprix en se donnant bonne conscience. 

« On ne vaut pas la même chose sur le marché de la séduction » poursuit Hazbi. « Il faut vraiment le prendre en compte dans les relations, qu’elles soient amicales, romantiques ou autres. J’avais envie de parler à mon mec de cette asymétrie de pouvoir, mais il aurait fallu que j’affirme que j’étais plus “moche” que lui. »

Rencontré lors d’un entretien pour Brain Matin, Fati*, 25 ans, m’avouait le même malaise : « Je n’ai pas du tout aimé mon expérience de polyamour et je trouve que bien des dynamiques sont assez malsaines dans l’approche la plus commune de cette pratique. Souvent, c’est devenu juste une nouvelle manière d’hypersexualiser nos espaces et nos relations en rendant tout ambigu et problématique. Et puis, il me semble qu’il y en a toujours un·e qui y gagne davantage dans ces relations » 

Quelques mois plus tôt, iel sortait d’une relation qu’iel qualifie de « toxique », terminée sur fond de racisme. Il s’agissait en l’occurrence d’une relation polyamoureuse avec quelqu’un qui, après avoir pris une posture de sachant·e et de pédagogue pour l’initier à cette pratique, avait fait preuve d’un manque de clarté très insécurisant par rapport à ses sentiments, ce qui n’avait pas manqué d’angoisser profondément Fati. À travers un jeu subtil d’absence et de présence, la personne, au physique très normatif, maintenait Fati dans une dépendance alimentée par la dynamique classique du « amour-rejet-retour ». 

« Pour moi, l’accès au corps est important. Je n’arrive pas à me donner sexuellement à n’importe qui. Quand je le fais, et qu’on m’a dit « je t’aime », c’est du sérieux. Tout le monde n’est pas placé pareil par rapport au don de soi, à la séduction, à l’intimité physique », continue Fati. 

Avoir « l’air queer » devient plus important que d’être queer.

Cécile

Dan*, que j’avais interviewé·e pour mon article Grossophobie : comment j’ai survécu au trauma publié sur Nylon, me partageait sa douleur quant à la grossophobie dont iel avait été victime lors de son coming out non-binaire. « Puisque je suis gros·se, on a du mal à me considérer comme androgyne. Ça, c’est réservé aux personnes minces, élancées, possiblement surlookées et à la mode. Moi, je suis une « butch ». Non pas un·e non-binaire : mais une lesbienne considérée comme moche.»

Au-delà de la butchphobie effarante constatée par Dan, se définissant volontiers geek de l’informatique, bien loin des milieux «paillettes », son témoignage en dit long sur la hiérarchie des normes que les milieux queers ont créées autour de la définition de soi, toujours à l’aide du queerwashing de marques comme Balenciaga. 

« Je pense que toute réappropriation part d’une « bonne intention » initialement, mais ça dépend à qui ça finit par profiter, et c’est souvent aux mêmes : sans surprise, les beaux, les valides, les riches, en grossissant que très peu le trait. Preuve en est avec Balenciaga et les vêtements qui glorifient la culture prolétaire en vendant presque des sacs poubelles à 900 euros la pièce » estime Cécile Iaciancio, qui gère plusieurs comptes Instagram à l’humour décapant, et qui prône une culture dyke décomplexée. Le cultissime Emotional Support Dyke répertorie par exemple les pépites anti-mascu et crypto-gouine de TikTok, Insta et Twitter. « Ça se ressent directement dans notre quotidien, surtout dans le milieu queer, où notre communauté est censée rejeter bon nombre d’injonctions, mais finit par en créer de nouvelles. Avoir « l’air queer » devient plus important que d’être queer. »

Quand la marchandisation du moche invisibilise nos luttes 

« Ça me fait penser à ce TikTok qui dit « POV* u were an ugly girl, but now you’re a very hot masc ». C’est pour moi toute la puissance que j’ai trouvé dans le queer : pouvoir renverser les normes qu’on nous a imposé depuis le plus jeune âge » me raconte l’artiste performeuse PJ Horny, qui déjoue les codes de la féminitié hétéronormative et s’empare de la culture numérique queer issue de TikTok et Instagram. 

Mais la marchandisation et la réappropriation des codes queers dépouillent le « moche » de toute portée politique et émancipatoire en le transformant en sommet de la distinction sociale normative.
S’habiller comme les losers du collège, piquer dans le vestiaire des geeks et des marginaux·ales, voire fétichiser le vêtement des classes populaires (coucou les claquettes Lidl, bonjour le faux sac Ikea, et j’en passe), c’est le symptôme absolu de la beauté queer normative… précisément car en réalité on n’est ni losers, ni pauvres, ni exclu·e·s. 

La normativité physique offre le luxe suprême de voler aux « moches » pour exhiber, finalement, à quel point on ne l’est pas. La raison pour laquelle certain·e·s ont l’air « bien looké·e·s » dans des sapes has been, n’est pas parce qu’iels sont doté·e·s d’un goût hors pair, mais simplement parce qu’iels sont normativement avantagé·e·s. C’est un grand pied de nez à tous·tes les marginalisé·es : se pavaner dans des habits qui pour certain·e·s ont été un stigmate insupportable.

L’effet de ce culte du faux-moche est qu’on en vient à générer toujours plus d’exclusion. Une exclusion cette fois, basée sur les effets de mode et sur le « capital queer » que l’on porte sur soi. On en arrive à des paradoxes où des personnes parfaitement hétéro et cis se fondent dans la masse parce qu’elles ont appris à sembler encore plus queer que les queers ! Autrement dit, ce n’est pas le fait de porter une coupe mulet et de tatouer l’intégralité de son corps qui fait de nous des personnes queers. 

« Ça n’a pas été si facile d’intégrer le milieu de la fête. Je comprenais très bien que j’étais trop féminine, trop cis-passing, trop white-passing pour être considérée en soirée » raconte PJ Horny. « Cela peut mener à vouloir faire tes preuves sur les réseaux via la manière dont tu montres ton appartenance à une famille queer, et du coup à te rendre tokénisable. C’est très pervers comme rouage. »

J’ai alors demandé à Cécile, qui est aussi illustratrice sous le nom Brutta Garbo, comment dans son art l’esthétique du « moche » est utilisée en tant qu’arme politique et pourquoi il est si important que le « moche » reste une stratégie esthétique de combat. 

« Mes dessins sont foncièrement moches : j’avais intérêt à avoir des choses intéressantes à dire pour que « ça marche ». En ça, la communauté queer a été plutôt ouverte parce que si je les montre à des personnes en dehors de celle-ci, je n’ai clairement pas le même retour. On aura plus tendance à s’attarder sur le style artistique, le trait que sur le message global du dessin. » D’où l’importance de laisser aux queers leurs outils d’expression, leurs armes de combats, sans en faire des gadgets commerciaux. 

« Jouir sans entraves » : si le sexe fait la loi 

Ce qui m’importe ici est de voir comment le capital beauté permet de disposer de toute une série de privilèges, y compris celui de fixer des injonctions quant à la « bonne » manière d’aborder la séduction. 

Dans le milieu queer, la question de la sexualité est centrale car pour le moment, nos espaces sont largement dédié à la fête (et donc, à la rencontre), au cruising, au sexe. 

Attention, je ne suis pas en train d’affirmer ici que les personnes aux corps opprimés et marginalisés n’aiment pas le sexe, la fête et la transgression. C’est même plutôt le contraire. Nous savons à quel point la fête, en tant que zone underground et terrain d’expression de soi, est l’une des clés de la culture queer. Non seulement la fête offre du travail à beaucoup de personnes de nos milieux, mais en plus elle demeure un terrain formidable de célébration de nos identités. Il en va de même pour le sexe. Oui, le sexe et la fête peuvent être réparateurs, émancipateurs, joyeux, légers. Mais lorsque ces domaines sont récupérés par les logiques marchandes de conquête, de narcissisme, de possession et de manipulation de l’autre, ils deviennent dangereux et vecteurs de rapports de pouvoir. Les milieux queer sont pénétrés par ces logiques. Le queerwashing pousse vers ça. 

C’est en interrogeant et en sublimant nos transgressions, en nous libérant réellement des normes, en fuyant les appels de phares du capitalisme émotionnel et en désobéissant y compris à nous-mêmes que nous exprimons au mieux la queerness.  

Lors d’un autre entretien pour Brain Matin, une mère lesbienne me faisait part de son regret que la communauté ne dispose pas de lieux aptes à accueillir des enfants. Les gouines, depuis sa maternité, avaient d’ailleurs cessé de la regarder avec le même intérêt : de fait, son nouveau statut l’exclut du milieu. Ces lieux étant bien souvent hypersexualisés, saturés d’attentes, elle et son enfant n’y avaient pas de place.

Si le sexe fait « la loi », au sens libéral du terme, c’est la loi du plus fort qui va s’imposer, soit la loi du plus « belle·au ». C’est-à-dire une optique cumulative et conquérante typique des marchés capitalistes et patriarcaux. Ce sont alors encore celles et ceux les plus à l’aise avec leur corps (et les moins menacés) qui fixent la manière de vivre le désir à tout un groupe. Mais, comme nous l’avons expliqué plus haut, tout le monde ne peut pas aborder le sexe, la sensualité, la drague de manière détendue. 

Si la fête peut être politique, cessons de l’hyper-politiser et regardons la réalité : surinvestir la fête de significations politiques signifie ignorer que pour certain·e·s, le politique c’est déjà se lever du lit le matin, s’habiller comme on le souhaite vraiment, sortir dans la rue sans se faire attaquer. Je trouve toujours un peu dérangeant quand on nous vend la fête comme une arme politique, même dans les situations les plus tragiques : parfois, on politise des espaces festifs simplement parce que c’est une façon de pouvoir en même temps consommer, s’amuser et « militer » sans avoir à se mobiliser plus que ça. Surtout, ne jamais renoncer au plaisir. 

J’ai mis 30 ans à me sentir à l’aise dans mon identité de lesbienne. Ça me rend triste parce que bien que ces espaces soient nécessaires et beaux j’aimerais être visible autrement, à la lumière du jour par exemple.

Cécile Iaciancio

Le propos n’est évidemment pas de critiquer la totalité des orgas de soirée et les teufeur·se·s de la première heure. Certain·e·s ont plus de moyens que d’autres, et les marges de manœuvre pour repenser les espaces divergent d’un endroit à l’autre. La précarité de nos communautés a également pour conséquence un flagrant et nuisible manque de lieux qui nous sont dédiés. Néanmoins, certains réflexes sont relativement faciles à adopter, y compris dans les soirées organisées avec peu de moyens. 

« Je me sens rarement à l’aise en soirée queer, parce que ça me renvoie indirectement aux mêmes sensations que j’avais quand je devais traverser la cour au collège, sauf qu’aujourd’hui je peux porter le baggy DDP si je veux », témoigne Cécile, avec qui nous avons maintes fois partagé nos sensations, heureuses de voir que nous n’étions pas seules. « Au-delà de l’aspect fashion week indéniable dans certaines soirées queers, j’ai l’impression que la culture de la teuf prend énormément de place et marginalise encore pas mal les mêmes personnes. J’ai mis 30 ans à me sentir à l’aise dans mon identité de lesbienne. Ça me rend triste parce que bien que ces espaces soient nécessaires et beaux j’aimerais être visible autrement, à la lumière du jour par exemple. »

« L’aliénation la plus grande, pour moi, se trouve dans les milieux queers sexpositifs » avoue Hazbi. « Les sex parties vont promouvoir la diversité et l’inclusion de tout le monde, peu importe les corps. On peut lire ça dans la description des événements et dans les chartes des soirées. Mais au final, ce ne sont que des intentions. Dans les faits, c’est totalement autre chose. Tu ne te fais pas draguer, on te parle pour te demander des drogues ou te dire que t’as l’air « cool ». Mais rarement pour te dire que tu es désirable.»

queers capital beauté Brutta Garbo
© Brutta Garbo


Quand une personne communique son malaise dans une situation communautaire et que la communauté s’en fiche parce qu’ « on s’amuse », ou parce qu’on pense pouvoir définir ses traumatismes et ses expériences discriminatoires à sa place, on viole bel et bien ses limites.  

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Ne laissons jamais les « flics du milieu queer » nous empêcher de dire nos besoins. Ne laissons pas les « puristes du militantisme » nous accabler avec les définitions qui selon elleux correspondraient mieux à notre expérience.

« Toi seule connais ton corps, ses traumatismes, ses besoins. Quand d’autres personnes essaient d’amoindrir ton expérience discriminatoire ou de te faire entendre qu’au fond, tu n’as pas vraiment vécu ce que tu dis avoir vécu, c’est du gaslighting » m’explique une militante contre le validisme, victime de violences sexuelles, rencontrée lors d’une conférence. L’artiste et activiste trans Az Franco publiait récemment un post qui allait en ce sens, et qui est bien sûr déclinable pour toute expérience discriminatoire et violente que nous pourrions vivre : « Ne minimisons pas, ne rejetons pas et n’étouffons pas les expériences des personnes transgenres. Nous savons à quoi ressemble la transphobie. Nous le vivons tout le temps. »

Si un corps queer dérange là où il est, c’est bien qu’il est à sa place. Simplement, il en renvoie beaucoup à leurs manques en tant que super militant·e·s ayant la flemme de faire des concessions sur la sacro-sainte liberté de « jouir sans entraves ». 

Dans Désirer à tout prix, essai de Tal Madesta paru cette année chez Binge, l’auteur met le doigt sur ce qui ne marche pas dans l’idée soixante-huitarde de « jouir sans entraves ». 

« Qui a-t-elle libéré, cette soi-disant libération sexuelle ? Personne. Qu’a-t-elle de révolutionnaire cette autoproclamée révolution sexuelle ? Rien », écrit-il. 

Selon Tal Madesta, l’injonction à jouir sans entraves n’est autre qu’un énième moyen du capitalisme amoureux de créer des oppressions systémiques, d’instaurer des hiérarchies de capitaux normatifs, et finalement, de créer encore plus d’oppression. On ne peut pas désirer à tout prix. On ne peut pas désirer tout le temps. Cette approche libérale et consumériste des relations ne laisse aucune place au manque de désir. À l’asexualité. Au droit de vivre en dehors de l’obligation à la performance sexuelle. À la fatigue. À la maladie qui empêche ne serait-ce que de songer à baiser. On a le droit de ne pas tout sexualiser.

Penser les relations amoureuses par le prisme de la responsabilité émotionnelle et du respect des corps et de leurs rythmes différents : ça aussi, c’est politique. 

Croire en l’amitié, la cultiver, la placer au centre de nos attentions au lieu de vouloir transformer toute relation en terrain de baise potentiel : voilà qui serait politique et réconfortant. Cela éviterait aussi des glissements de consentement, des zones de flou pernicieuses, et toutes ces micro-agressions que, amusé·e·s, nous qualifions souvent de simples « drama ». 

Je repense à cette personne qui m’avait déclaré, un sourire en coin, que ma « chasteté » attirait tous les désirs. Que ma chatte était comme un temple sacré. Que le fait que je sois en position de pouvoir, selon iel, de séduire facilement sans pour autant le faire était ultra excitant. J’étais restée pantoise. Je ne baisais pas depuis près de trois ans pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’ascétisme, et ce malgré le fait que les nonnes fréquentées dans mon enfance m’ont sûrement aidée à penser mon lesbianisme. Il a toujours été très compliqué de séduire pour ma part, malgré le fait que mon origine “ritale du Sud” suscite bien des clichés racistes sur le soi-disant caractère fougueux et décomplexé des sicilien·ne·s. 

De lire enfin, entre les pages de Désirer à tout prix, qu’il y a une corrélation entre violences subies et gêne vis-à-vis d’une sur-sexualisation de la société a été très émancipateur. Comme le préconise Tal Madesta, vie sexpositive et sortie du désir amoureux capitaliste peuvent faire partie d’une même lutte si abordés avec cohérence. 

Oui, les espaces queers sont destinés en priorité à celles et ceux qu’hétéroland a rejeté physiquement. Nos luttes, comme avancé plus haut, se doivent d’être très concrètes car il en va de l’existence même de nos corps. 

Pour un queer gaze honnête et radical 

Être queer, c’est avant tout être le « moche » du patriarcat. Le fantasme du colonisateur. Le défouloir de la violence terrifiante de l’eugénisme.   

C’est être exclu· du « marché de la bonne meuf », comme le dit Virginie Despentes, mais aussi du marché amoureux LGBTQIA+, qui est loin d’avoir fini sa sacro-sainte déconstruction. Être moche, c’est ne pas compter parmi les humains. C’est susciter dans les yeux des réactionnaires le désir d’être abattu·e·s pour que blanchité, ordre et minceur continuent de régner sur le monde.

On peut être une personne LGBTQIA + et avoir un passing physique qui préserve de certaines formes de violences, voire de bénéficier de nombreuses formes d’approbation. De ces avantages normatifs, nous devons être conscient·e·s quand nous rentrons dans un espace queer, quand nous relationnons avec d’autres corps. Nous devons connaître notre minceur, notre blanchité, notre bonne santé, notre straight passing. 

Nous devons être honnêtes quant aux privilèges que notre normativité nous octroie, y compris, peut-être, le plus écrasant : celui de pouvoir être traité·e·s avec justice. Celui de pouvoir administrer la justice tout court. Celui, enfin, de pouvoir disposer de la violence sans qu’elle soit jamais perçue comme telle. 

Si le système pénal français juge au faciès, nos communautés le font aussi. Mais les liens entre “beauté” et justice devraient faire l’objet d’une bien plus longue enquête. 

Quand je parlais de révolution romantique en 2020, je voulais exprimer l’importance d’apprendre à lire les situations et les espaces afin de ne pas couper la parole, de ne pas occuper constamment le milieu du dancefloor comme s’il nous appartenait à nous et à nous seul·e·s, d’essayer parfois d’être spectateur·ice au lieu de toujours vouloir trôner sur le podium. Pour le dire avec les termes d’Habibitch, la révolution romantique, c’est aussi que les blanc·che·s arrêtent de vouloir à tout prix faire du voguing ! 

Rentrer dans des normes de beauté hétéropatriarcales ne signifie pas que nous ne sommes pas queer. En revanche, cela implique que nous devons protéger celles et ceux qui ont plus de chances de subir des violences, que nous devons sans cesse questionner notre place dans l’espace et remettre en cause les manières plus ou moins directes et décomplexées que nous avons de séduire. 

Oui, les espaces queers sont destinés en priorité à celles et ceux qu’hétéroland a rejeté physiquement. Nos luttes, comme avancé plus haut, se doivent d’être très concrètes car il en va de l’existence même de nos corps. 

Avant de parler de réinventer l’amour et de faire exploser les relations, avant de donner des grandes leçons à toute la communauté sur qui est queer et qui ne l’est pas à coups d’Insta-slide, il faudrait déjà que l’on interroge notre queer gaze

La révolution commencera quand être queer ne sera pas une performance, un exploit sexuel, un « bingo des privilèges et des oppressions » ou une injonction à « désirer à tout prix » mais une façon de regarder le monde. 

En attendant la vraie révolution sexuelle, commençons à penser la révolution romantique queer. 


* Les noms des personnes ont été anonymisés. 

Co-édité avec soin par Anne Plaignaud, Clément (Luki Fair), Apolline Bazin et Soizic Pineau. 

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