Pourquoi le dramagouine ? L’Instant Tahnee #6

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Comédienne et stand uppeuse aux multiples talents, Tahnee, l’autre, vous raconte les actualités et le monde d’aujourd’hui avec panache. Sur scène comme dans les « pages » de Manifesto, elle décrit notre quotidien entre contradictions, ras-le-bol et tout de même, quelques bribes d’espoir. 

Illustration : Déborah Sierra

« Je t’adore mais jcrois que jsuis plus amoureuse de toi » : Usshh. uppercut. crochet droit. K.O.

Qu’on se le dise, en tous temps, en tous lieux, personne sur cette Terre n’aimera jamais entendre cette phrase. Ça n’arrivera jamais (enfin je crois). Je précise : cette phrase prononcée par une personne capable de te transpercer le coeur rien qu’au son de sa voix. Personne, mais je pense pouvoir dire que pour une majorité de femmes intitulées « gouines », ce type de phrase peut vite être directement suivie d’une envie de se noyer dans sa propre rivière de larmes, de mourir d’une overdose volontaire de houmous, de se laisser pousser les ongles pour se trancher soi-même la gorge, ou de faire un crédit sur 100 ans pour entreprendre une opération chirurgicale complète afin de se réincarner en une autre personne, par exemple au hasard Kate Moenig, Kristen Stewart ou Janelle Monae (histoire de pouvoir a minima passer sa vie à se regarder dans le miroir). NB : ce podium n’est pas objectif, je vous laisse le modifier à souhait dans votre tête.

Vous l’aurez compris, ces 4 exemples de réactions-scénarios relèvent du même registre : le dramagouine. Et pas besoin d’être fort en éthymologie pour comprendre le terme « dramagouine ». « Dramagouine » est directement créé à partir du mot « drama » et de l’adjectif « gouine », il ne s’explique pas, il coule de sens.

Durant mes premières années de lesbienne (j’adore, on dirait que je parle d’une école, mais le lesbianisme n’en est-il pas ?), j’ai longtemps cru que j’étais trop intense. Que je réagissais beaucoup trop intensément à mes premières embrouilles, à mes premiers râteaux et mes premiers déboires amoureux. C’était avant de rencontrer mes premières amies gouines et d’entendre des « Ok ça m’a saoulé, ça y est, je deviens bonne sœur et j’arrête les filles », « salut je sors plus pendant 1 siècle », « au fait je vous ai pas dit je vais partir vivre sur une île » après toutes sortes d’épisodes douloureux.

Mais pourquoi alors pourquoi sommes-nous si intenses ? Pourquoi le dramagouine ?

Alors que je stalkais mon ex en écoutant les chansons les plus tristes du dernier album de Jeanne Added, j’ai essayé de réfléchir, et je me suis rendue compte que nos dramagouines étaient beaux et qu’il fallait juste les vivre pleinement.

Pourquoi les ruptures queers sont-elles plus difficiles, pourquoi nous en faisons souvent (toujours) 10 fois plus que les autres ? Parce que nos vies sont plus fragiles, nos états de confiances sont plus menacés.

Aujourd’hui, je crois pouvoir dire que nos histoires – même n’importe quelle petite histoire – sont plus déchirantes, nos amours sont plus belles parce qu’elles ne sont jamais acquises.

Entre queers, entre filles, il y a toujours du risque. Le risque de se faire rejeter, le risque de se faire taper, le risque de se faire humilier, insulter, renvoyer. Pour n’importe quelle durée, n’importe quel épisode amoureux sera une victoire, d’une bataille arrachée sur le terrain de l’hétérosexualité.

N’importe quelle rencontre une richesse. « Avec elle j’ai déconstruit ça » « avec celle-ci j’ai compris cela » « j’ai progressé dans mon acceptation de moi-même avec celle-la » ?

Pour 1 semaine (post WET), 1 semestre (Erasmus), 9 mois (grossesse.. jplaisante), chaque histoire gouine m’aura fait grandir et progresser différemment, et c’est difficile de quitter ça : ce bouquin me fait penser à toi, j’ai découvert cette pensée avec toi, je n’aurais jamais écouté cette artiste sans toi.

Chaque amour queer comme occasion de s’assumer un peu plus. D’histoires en histoires, plus d’étreintes dans l’espace public, plus de baisers dans la rue, plus de mains qui se tiennent dans le métro, plus d’aplomb dans le regard, se tenir droite, « même pas peur » si je suis avec toi.

C’est gagner de la confiance. Quand une fille t’aime tu prends confiance en toi, quand une fille te désire tu prends confiance en toi, quand une fille te touche tu prends confiance en toi. Et cette confiance, elle est précieuse, elle t’emporte, quand tout au dehors cherche à la détruire : « sales gouines », « cachez-vous », « faites-ça ailleurs » « la PMA pour les lesbiennes, n’importe quoi! » « on va faire une hétéro pride ! ».

Nos confiances sont fragiles. Alors à chaque rupture, tu perds quelques points. Ca chute parce que l’équilibre est frêle. Mais elle se reconstruira. La confiance queer est un enfant chétif mais je la vois grandir.

Nos histoires d’amours sont intenses parce qu’elles ont été trop longtemps interdites. Par nos aînées, par le passé, par la loi. Dans nos têtes, dans nos êtres, chez Mamie Georgette (désolée c’était pour la rime).

J’ai appris à aimer. J’ai appris à accepter d’aimer : une bouche pulpeuse, des seins, des tatouages, des nuques rasées, des mains baguées, des tenues libérées, des poils assumés, des corps déconstruits, affranchis des codes, émancipés.

Alors oui, j’entends les messes basses hétéros dire que l’Amour est beau, l’Amour est intense, l’Amour est fou! « Tu es triste parce que tu étais amoureuse ! »

Mais je reste convaincue que nos histoires sont plus passionnelles, nos histoires sont plus déchirantes. Le dramagouine est dramagouine. Le dramagouine est. Le dramagouine sera. Il sera toujours plus fort qu’un drama hétéro qui n’existe pas parce qu’être hétéro n’a jamais été dramatique.

Pourquoi le dramagouine ? Vive le dramagouine !

Ah oui.. j’oubliais ! Le dramagouine c’est aussi le bonheur de se recroiser, pouvoir avaler une chouffe ou commander des shots en regardant son ex chopper.
Parce que c’est ça être queer, se sentir vraiment libres dans des espaces limités, qui font que tout est si petit, tout est si maillé, que tout le monde se connaît. Alors nos regards se recroisent, on a des flashs puis on fait abstraction. Ça fait mal mais le dramagouine se nourrit de ça, comme l’eau d’un bocal où nous sommes des p’tits poissons. Mais on kiffe tou.te.s l’aquarium non ?

Le précédent Instant Tahnee ici !

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