« Questa è una forma di protesta », ceci est une forme de protestation : dans le Pigneto, quartier populaire historique de l’est romain, la journée a débuté à 5h30 ce dimanche 1er novembre. Une réponse des restaurateur·rices et commerçant·es pour résister au couvre-feu imposé jusqu’alors de minuit à 5h du matin. Reportage, dans une Italie tourmentée qui oscille entre confinements locaux et résistance à la deuxième vague de Covid-19.
Les rues du Pigneto, quartier d’ordinaire très animé de l’est romain, sont presque vides, ce dimanche 1er novembre à l’aube. Mais quelques lieux ont déjà ouvert leurs portes, à l’occasion d’un événement initié par les commerçant·es et habitant·es du quartier : « Il Pigneto si sveglia », le Pigneto se réveille. À 5h30, comme un pied-de-nez au couvre-feu fraîchement imposé de minuit à 5h du matin en réponse à la crise sanitaire.
Depuis quelques années, cette zone de Rome est devenue un repaire de la jeunesse et des artistes, mais elle conserve une énergie et une identité populaires fortes. Le quartier dans lequel Pasolini filmait la jeunesse romaine des périphéries dans les années 60 a aujourd’hui bien changé mais reste un épicentre de la Rome insoumise. Entre jeunes en after et habitant·es déterminé·es à faire acte de présence, de petits rassemblements se forment, en solidarité aux commerçant·es, lourdement touché·es économiquement par les conséquences, d’abord des restrictions du printemps dernier, puis des décisions gouvernementales de fermer, depuis le 25 octobre dernier, les bars et restaurants à 18h.
On en a vraiment notre claque du covid.
Carlo
« Nous sommes en after, à la recherche de vie. On nous a dit qu’il y aurait beaucoup d’animation, du type manifestation, à partir de 5h ce matin, donc on est sorti·es à 5h et on a déjà fait deux bars » raconte Alessandra, originaire de Gênes, où la situation sanitaire est encore plus difficile qu’à Rome. « On en a vraiment notre claque du covid » ajoute Carlo, lui aussi de Gênes. Tous deux témoignent du poids de cette situation sanitaire pour la jeunesse qui vit une grande désillusion et une incertitude face au futur, même si un élan vital survit encore avec la volonté de se retrouver pour maintenir un lien social que les crises politique et économique tentent de paralyser.
Alessandra et Carlo sont venus se réfugier à Rome le temps d’un week-end. Iels ressentent une très grande différence entre le nord et le sud du pays, dans la manière d’appréhender cette période de pandémie : « À Rome, c’est déjà mieux. Parce que chez nous, dans le nord, les gens sont tous anxieux : si tu ne portes pas le masque, on te regarde de travers… Il y a une atmosphère un peu plus fermée. À Gênes, avec le covid, il n’y a plus rien. Il y avait deux quartiers où tu pouvais aller boire des coups, maintenant tu ne peux plus le faire. Même boire une bière dans la rue, je pense que c’est illégal. »
« Nous ne sommes pas que du “divertissement” »
Si l’Italie a été le premier pays européen à être lourdement touché par le covid cette année, aujourd’hui la situation semble s’être un peu apaisée par rapport au mois de mars dernier. Marta, gérante d’un bar dans le Pigneto, insiste : « Il ne faut pas non plus pointer du doigt l’Italie : “le seul pays de merde !” On est mal partout. Il n’y a pas beaucoup de pays où la situation est mieux. » Une cohésion nationale semble difficile à faire naître mais les commerçant·es et restaurateur·rices du Pigneto s’accordent néanmoins sur ce fait : l’Italie n’est pas pire que les autres dans la gestion de la crise. Iels n’oublient pas l’amertume d’avoir été marginalisés et pointés du doigt par les autres pays européens lors de la première vague de covid.
Nous sommes des points d’ancrage et pas seulement la fabrique du divertissement.
Serena
En France comme en Italie, l’absurdité des mesures sanitaires sont incriminées, des choix politiques non faits au hasard dont on se demande s’ils visent réellement à protéger la santé ou plutôt l’économie. Luca, propriétaire d’une friperie dans le quartier explique : « Au-delà de mon activité, je vois que les gens maintenant ont plus peur, sont plus inquiets, très inquiets même. Moi aussi en fin de compte, parce qu’il s’agit de santé. Mais si ensuite on laisse le métro ouvert à 19h30 et qu’on ferme les activités à 18h… qu’est-ce qui change ? »
Ce sentiment de marginalisation irrite beaucoup les restaurateur·rices du Pigneto, un quartier qui vit principalement de ses bars et de sa vie nocturne très active en temps normal. Marta ajoute : « Nous avons lancé cette initiative aujourd’hui pour montrer notre volonté de travailler, que nous en avons clairement besoin ; pour montrer que nous ne sommes pas seulement du “divertissement”, comme ils nous définissent. C’est un terme assez offensif pour nous en fait, parce qu’on est plusieurs à miser sur la qualité, le bien boire, bien manger, et nous faisons de notre mieux. Nous ne sommes pas des citoyens de seconde zone, nous ne sommes pas à diaboliser au prétexte que nous vendons de l’alcool et des spiritueux. En fait nous sommes des commerçant·es qui nous engageons énormément et qui payons de nombreuses taxes. Donc nous ne sommes pas à prendre aussi peu en considération. »
Un peu plus loin, Serena, gérante d’une birreria, explique en d’autres termes la même chose : « C’est beau une ouverture en journée, surtout en ce moment et aussi pour nous, pour créer un réseau entre nous, qui faisons ce travail, pour faire comprendre au quartier que nous sommes des points d’ancrage et pas seulement la fabrique du divertissement, parce que ce n’est pas cela le motif pour lequel nous sommes ouverts. Nous voulons faire quelque chose de concret pour le quartier, et ouvrir. Il est donc juste que, s’ils changent les horaires, nous nous y adaptions et essayions de faire ce travail quel que soit l’horaire nocturne, pour montrer que nous sommes présent·es, que nous sommes là, en somme. »
On doit maintenir une distanciation physique, pas sociale ! Ce sont nos corps qui doivent se tenir éloignés, pas notre socialité. Les termes en soi sont erronés.
Serena
Maisons communes
Dans le Pigneto, les restrictions gouvernementales mises en place laissent les « fabricant·es de ce divertissement » dans une situation précaire et invivable. Toustes s’accordent à dire que ce qui relève de la movida, du divertissement, est défini de manière arbitraire et qui plus est, dans un contexte où les mondes de la culture, de l’art et de la fête, de la restauration, des petits commerces, ont été les premiers touchés par les conséquences du covid et à prendre des mesures drastiques de prévention, distanciation et limitation dès le début. Si le modèle français macronien du deuxième confinement ne fait que confirmer cela, avec notamment la fermeture des librairies et des rayons culturels des grands magasins, cette période a au moins le mérite de mettre en question ce qui relève du nécessaire ou du marginal dans la conception néolibérale de la vie et de la socialité. Travailler, faire tourner l’économie et se distancier sont devenus les maîtres mots d’une vision productiviste de la vie sociale, au détriment des individualités et de ce qui constitue également fondamentalement la vie humaine : le plaisir et le collectif.
Serena souligne le rôle central que jouent les espaces de rencontre sociale : « Ça devrait être des “pubs”, c’est-à-dire des “maisons communes” : tu peux y venir seul·e si tu es seul·e, tu y rencontres des gens, tu bois une bière après le travail. Il existe toute une communauté autour de ce lieu en particulier, c’est pour ça que je suis amoureuse de mon bar. » Ce sens de la communauté, très fort dans le Pigneto, se double d’un attachement pour ces lieux emblématiques de la vie du quartier. Eva et Ivano, habitant·es du Pigneto, expliquent : « Nous habitons ici par amour pour ce quartier. La situation est d’autant plus difficile que les bars font partie de ce qui le caractérise. Ça nous désole beaucoup de voir que tout est éteint. D’une part, le covid est clairement une crise, mais à laquelle s’ajoutent d’autres crises économiques. Il était important d’être présent·es ce matin, par amour. »
C’est une des plus belles choses de ce quartier, la solidarité. Mais plus encore, le Pigneto est un petit village, avec une forte identité, où il reste une vraie vie de quartier.
Luca
Pour Serena, la notion de distanciation sociale n’a d’ailleurs pas de sens : « Pourquoi parlons-nous de distanciation sociale ? On doit maintenir une distanciation physique, pas sociale ! Ce sont nos corps qui doivent se tenir éloignés, pas notre socialité. C’est une erreur par principe. Les termes en soi sont erronés. Moi je suis anthropologue, donc je m’attarde sur les termes. Donc ça me touche encore plus dans la mesure où les termes nous modifient l’esprit… Ce truc de distanciation sociale, ça m’agace énormément. »
Solidarité et dévouement
Heureusement, le Pigneto résiste à cette fracture créée par les mesures gouvernementales, et Luca, propriétaire d’un bar à cocktail, explique, avec un sourire que l’on devine à travers le masque, que la vie du quartier est faite d’entraide : « C’est une des plus belles choses de ce quartier, la solidarité. Mais plus encore, le Pigneto est un petit village, avec une forte identité, où il reste une vraie vie de quartier. Il y a aussi une autre particularité : cette rue avec tous les bars [Via del Pigneto, ndlr]. À la vie sociale du quartier, s’ajoute peut-être aussi le fait que, au-delà d’y vivre, d’y être en concurrence, nous nous sentons collègues. »
La précarité s’est aggravée dans certains secteurs, et particulièrement ceux qui participent à la vie sociale et au dit divertissement. Les aides sociales pour les commerçant·es et restaurateur·rices en Italie sont faibles. « Moi je suis chanceux parce que c’est un petit bar avec une gestion familiale donc je n’ai dû licencier personne, ni mettre personne au chômage partiel. Je voudrais aller de l’avant, parce que c’est tout de même dur » confie Luca, l’air déterminé.
Mon sentiment est un sentiment personnel que tu ne peux pas comprendre si tu ne travailles pas. Ceux qui font les décrets n’ont même pas travaillé un jour dans leur vie. Ils ne comprennent pas l’effort, le temps, le sang, l’engagement, le dévouement que nous y mettons.
Fabrizio
Ce n’est évidemment pas le cas de toustes : nombreux sont les lieux qui ont déjà dû fermer après la première vague de Covid-19, d’autres sont proches de la fermeture ou dans une situation économique alarmante. « Nous avons été soumis à leurs règles pendant toute cette période, avec les distances, les tables… et nous nous sommes réinventés en fonction de la situation trois mille fois. Nous l’avons fait et nous avons été compétents pour le faire, donc même cet obstacle ne nous préoccupe pas. Mais ce bar, c’est comme si c’était mon fils, ça fait un an qu’il est né et je l’ai accompagné seul dans ses premiers pas. Je me retrouve contraint à le fermer pour cette deuxième vague de restrictions. Demain sortira un nouveau décret. Et aujourd’hui, je garderai le bar ouvert de 5h du matin jusqu’à minuit ce soir. C’est comme si je faisais un enterrement pour le dernier jour de travail, car ils nous obligeront très sûrement à nouveau à fermer complètement » précise Fabrizio, propriétaire d’un bar sur la rue piétonne du Pigneto.
Le décret du 3 novembre ne contraint finalement pas les commerçant·es et restaurateur·rices de Rome à fermer définitivement, contrairement à d’autres grandes métropoles italiennes ou à des régions entières comme celles de Naples, Turin, Milan, où la situation est bien plus rude et les commerces fermés. Le couvre-feu en revanche a été étendu, de 22h à 5h du matin, dans l’ensemble de l’Italie.
Dans ce contexte, les mesures prises au nom de la lutte de la crise sanitaire semblent hors-sol, au regard de l’urgence économique dans laquelle se retrouvent de nombreuses personnes. Fabrizio continue, avec clarté et véhémence : « Mon sentiment est un sentiment personnel que tu ne peux pas comprendre si tu ne travailles pas. Ceux qui font les décrets n’ont même pas travaillé un jour dans leur vie. Ils ne comprennent pas l’effort, le temps, le sang, l’engagement, le dévouement que nous y mettons. Surtout dans notre monde à nous, parce que si tu as du pouvoir, il en faut peu : tu mets de l’argent et les choses avancent presque automatiquement. La structure est pyramidale. Par contre dans notre petit monde, l’entreprise, c’est toi, et si l’agenda ne convient pas, c’est toi qui dois régler les choses d’une manière ou d’une autre. Donc, nous sommes là, dès 5h du matin, et nous sommes la résistance. Et maintenant, pour le petit-déjeuner, on fait une belle carbonara et ‘se la magnamo’ [on la mange]. »
Photos : © Elise Blotière