Pédophilie & star-system : le cas Spacey

C’est par ce tweet que j’apprends qu’il se passe quelque chose autour de Kevin Spacey. Anthony Rapp, 14 ans au moment des faits, raconte dans une interview à Buzzfeed s’être retrouvé dans une fête d’adultes, d’abord en boîte de nuit puis chez Spacey, 27 ans. Il s’ennuie et regarde donc la télévision dans une chambre. Spacey apparaît dans l’encadrement de la porte, à un moment où Rapp réalise qu’il n’y a plus d’autres invités. L’enfant voit que Spacey a l’air ivre. Ce dernier le porte allongé dans ses bras, et s’allonge ensuite sur lui. Rapp raconte qu’il n’a pas pu saisir ce qu’il se passait au début, puis qu’il a fini par comprendre le caractère sexuel de l’interaction. Il se souvient que Spacey le contraignait (was, like, pressing into me), lui tendait, serrait les bras (tightening [my] arms). L’enfant finit par sortir de la sidération, s’échappe, se rend dans la salle de bains, et cherche une explication ; avisant une photo de Spacey enlaçant un autre homme, il en trouve une : « Je pense qu’à certain point, j’étais, genre, « Oh, il est gay », je suppose ». Il sort, et exprime verbalement, affirmativement, qu’il va partir. Spacey lui demande, appuyé sur le cadre de la porte d’entrée, s’il est sûr. Rapp est sûr. Il part.

Anthony Rapp, à peine adolescent au moment des faits, raconte quelque chose d’abominablement classique : qu’enfant, il n’avait pas les mots pour désigner ce qu’il venait de se passer (I don’t know if I would have used that language. But I was aware that he was trying to get with me sexually) ; qu’un adulte, qui est aussi un collègue acteur, a tenté d’abuser de lui. C’est loin d’être une situation exceptionnelle à Hollywood : de plus en plus d’acteurs ayant commencé enfants rapportent que ce genre d’affaires est courant, et que l’invitation à une fête est un mode opératoire courant.

Ces déclarations publiées le 29 octobre s’inséraient dans l’actualité sur le harcèlement sexuel à Hollywood et plus particulièrement sur la pédophilie organisée autour des jeunes garçons acteurs, et il y avait une chance que Anthony Rapp soit écouté (son témoignage a depuis été suivi par d’autres plus ou moins graves concernant aussi des adultes, dont des employés du théâtre de Spacey). C’était sans compter une certaine forme de cynisme de la part de Kevin Spacey, qui s’excuse d’avoir commis des actions qu’il tient pourtant à nier, et en profite pour diriger la conversation sur un objet bien différent, son homosexualité.

Son communiqué commence donc par des excuses qui n’en sont pas et qui inversent les rôles – « je suis désolé si je me suis mal comporté et si tu l’as mal pris » étant surtout une formule pour dire que la victime est surtout probablement susceptible et dotée d’une imagination hors-normes, mais qu’on lui pardonne de sa sentimentalité, après tout, car on est sympa et on ne le prend pas pour soi. Et à la limite, on pourrait les lui laisser, ces mauvaises excuses : que pourrait-il dire d’autre s’il refuse d’avouer les faits ?

Communiqué de Kevin Spacey au sujet d’Anthony Rapp.

Mais Kevin Spacey ne s’arrête pas là et décide que c’est le moment opportun de faire son coming out, en faisant directement le lien avec les accusations dont il est l’objet : « This story has encouraged me to address other things about my life ». Kevin Spacey explique donc qu’il est gay, et que c’est peut-être cette discrétion à propos de son orientation sexuelle qui a permis à ces « rumeurs » de se développer – « Some [of these stories out there] have been fueled by the fact that I have been so protective of my privacy ». Spacey fait lui-même le lien entre son orientation sexuelle et le comportement (pédophile et violent) qu’il a pourtant nié un paragraphe plus tôt : « I want to deal with this [« I choose now to live as a gay man »] honestly and openly and that starts with examining my own behavior ».

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Kevin Spacey peut donc obtenir en toute sérénité l’oscar du coming out le plus homophobe. Non content de se cacher sous un drapeau arc-en-ciel pour détourner la conversation, en rappelant qu’il est lui-même membre d’une communauté opprimée, il fait lui-même le lien entre l’agression sexuelle pédophile et son orientation. Suggère-t-il que Rapp l’accuse sur les bases d’un cliché homophobe ? On peut se poser la question, mais relire la dernière phrase du communiqué – et la grammaire de ce texte – exclut cette explication. C’est donc à raison que toute une communauté condamne ce coming out déplacé qui vient comme une justification de l’agression pédophile dont Rapp l’accuse.

Le plus effarant est peut-être que de trop nombreux médias, mais aussi, encore plus grave, une agence de presse, suivent le lièvre et tombent dans le panneau.

L’affaire Spacey-Rapp selon le Daily News.
L’affaire Spacey-Rapp selon ABC news.
L’affaire Spacey-Rapp selon l’agence de presse Reuters. L’agence a par la suite diffusé une brève sur les excuses de Kevin Spacey.

Là encore, on oubliera trop vite que la couverture médiatique du scandale est corrigée et recadrée par de nombreux internautes indignés, et l’on donnera à la manœuvre de Spacey le bénéfice du doute, appuyés sur le fait que ces titres de presse auront fini par ne pas se laisser faire par leur propre fascination homophobe latente. Et là encore, notre attention sera détournée du fait qu’un acteur à l’époque enfant a dénoncé une agression pédophile tristement banale, couverte par tout un système managérial, médiatique et artistique peu regardant – ce même système qui laisse les enfants stars être sexualisés par la presse, leurs pairs adultes, leurs fans, comme c’est le cas des enfants de Stranger Things en ce moment même. C’est pourtant une responsabilité journalistique que de mettre ces mots – enfant, pédophilie, homophobie – sur ces faits, et de les remettre dans leur contexte – celui d’une industrie où le pouvoir reste entre les mains d’hommes puissants, et où la gestion des relations entre professionnels repose sur une alternance habile entre la préservation du secret sur le plateau et la mise en scène de révélations données au compte-gouttes, les avertissements contrevenant à ces règles ne passant qu’au travers de blagues dont on ne saisit le sens que bien trop tard.

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