Le temps réel est invivable. Nous devons rêver, réinventer les choses, les réécrire
Pierre et Gilles. On en oublierait presque la conjonction entre les deux prénoms. À force de les entendre, ils sont devenus indissociables à l’image du mythe de Janus, le dieu aux deux visages. Un regard est tourné vers le passé, tandis que l’autre scrute le futur.
C’est exactement ce que l’on retrouve dans l’exposition des deux artistes, intitulée “Le temps imaginaire”, à Templon. Sur les murs de la galerie, les icônes d’hier, Vartan, Gaultier, Daho, côtoient celles d’aujourd’hui, Zahia, Stromae ou Rousteing. C’est un don que cultive le couple, celui de rendre ce grand défilé de visages, intemporel.
Derrière la fresque kitsch de la pop culture, se dessine aussi un regard qui lui, est bien ancré dans le réel. L’actualité de ces dernières années devient une source d’inspiration. La réflexion de Pierre et Gilles sur notre temps n’est pourtant jamais défaitiste. Elle est bienveillante, parfois drôle.
“Le Temps Imaginaire” de Pierre et Gilles est un microcosme burlesque et coloré, dans lequel on a envie de s’installer. Rencontre.
L’exposition s’appelle « Temps imaginaire » pourtant elle récupère de nombreux éléments d’un temps, le nôtre, qui est lui bien réel. Pourquoi ce titre ?
Gilles : Dans le temps imaginaire il y a le temps réel, le temps banal, le temps de la vie.
Pierre : Et le temps rêvé, le temps recréé par notre vision des choses.
Vous en proposez un différent car celui que nous vivons ne vous convient pas ?
G : Le temps réel est invivable. Nous devons rêver, réinventer les choses, les réécrire. Moi quand j’étais enfant je passais mon temps dans les cinémas, c’était une sorte de temps imaginaire là aussi. Cela parlait du monde mais un monde qui n’existait pas.
Vous sublimez le réel…
G : Oui le temps imaginaire fonctionne pour l’ensemble de notre travail. Mais il ne sort pas de nulle part, l’imaginaire vient toujours du réel.
Mais le réel peut-il être beau ?
G : Le réel pour moi n’est pas beau. Je trouve que la vie est terrible. Sans art, sans musique, elle n’a aucun intérêt. Quand on est dans la nature, on regarde le ciel, les fleurs, tout cela est très beau. Mais c’est parce qu’on y projette notre imaginaire.
P : Notre vie et notre travail se mélangent complètement. C’est une aventure, on aime être surpris par les choses, les personnes qui viennent.
Dans « Douce France » vous mettez en scène un jeune homme en marinière en train de jouer de la guitare. Dans son dos, l’image d’Epinal de la campagne française avec son village et son église. Êtes-vous nostalgiques ?
G : Non pas du tout, la campagne existe depuis toujours et elle existe toujours. On a voulu parler du monde d’aujourd’hui en l’installant à côté de “La prière du soir”, dans laquelle on voit un musulman en train de prier.
P : On a voulu confronter des univers et nos souvenirs qui rejaillissent.
G : C’est comme la chanson de Charles Trénet, c’est une beauté intemporelle.
Ce n’est pas de la nostalgie, on parle de notre époque
La photographie « Sentinelle » vous a été inspirée par le meurtre de Xavier Jugelé. C’est une thématique qui tranche avec les portraits de célébrités. C’est notre époque qui vous impose cette gravité ?
G : On aime parler du monde avec liberté et tolérance. On a connu les années 70 où toutes les portes s’ouvraient, aujourd’hui ce n’est plus le cas, la période se durcit. Malgré cela, on essaie de conserver cet esprit libre. Aujourd’hui par exemple, montrer des corps nus dans des musées, cela fait poser des questions. Pourtant quand on va au Louvre, il n’y a que ça dans l’histoire de la peinture ancienne !
Mais votre regard est toujours bienveillant, différent même de celui qu’on a l’habitude de voir dans les médias, à l’instar de “La prière du soir”.
G : Saïd, le mannequin de “La prière du soir”, est artiste. On le suivait sur Instagram. On l’a rencontré, on a discuté, on voulait le mettre en scène. On a évoqué plusieurs idées, et on lui a parlé de celle de la prière. Ça lui a beaucoup plu car cela racontait son enfance. Il était très content de faire cette image-là, si c’était fait, bien sûr, dans le respect de la tradition. Il s’est beaucoup investi, il a même emprunté la djellaba de son père. Il est toujours très croyant d’ailleurs. C’est de sa vie dont on parle.
P : Et puis, il y a beaucoup d’images que nous faisons dans le but de dédramatiser, comme la “Nationale 7” suite à la polémique sur la burqa.
Vous êtes des pionniers de la libération des valeurs en France. On parle beaucoup de la PMA ces derniers temps avec les états généraux de la bioéthique. Allez-vous soutenir ce droit comme vous l’avez fait pour le mariage pour tous ?
G : Je suis pour toute espèce de liberté donc oui je la défendrai. On a défendu le mariage pour tous alors que nous, nous ne sommes pas mariés. On a jamais rêvé de le faire mais on l’a défendu car c’est un droit.
Vous avez parlé d’Instagram. C’est un moyen pour vous d’être au courant, d’être à la page ?
P : Instagram, c’est le reflet de notre époque !
G : Dans cette exposition il y a beaucoup de modèles qu’on a rencontré sur Instagram. Cela commence toujours par des likes. Ensuite le modèle propose de travailler avec nous, parfois ça vient de nous. C’est toujours réciproque, il faut qu’il y ait une envie des deux côtés. Mais on suit la personne pendant longtemps, parfois un an, avant de la rencontrer.
C’est l’Histoire qui fait les icônes. Notre travail c’est de les mettre en valeur
D’ailleurs, est-ce que vous vous inspirez de personnes pour créer des situations ou l’inverse ?
P : Il y a les deux mais en fait on part souvent de la personne, chaque rôle est construit sur mesure.
G : On ne fait pas de casting. Tant qu’on n’a pas le modèle qu’il faut, on met le projet en attente.
Vous avez travaillé avec d’innombrables icônes. Pourtant, on entend souvent qu’elles ont tendance à disparaître, qu’on cherche n’importe quel prétexte pour les détruire. À l’image de Deneuve récemment.
G : Deneuve, quoi qu’on fasse, on ne pourra jamais la détruire. Elle est iconique et elle le restera. Comme Sylvie Vartan. L’amour entre Sylvie et Johnny c’est un morceau iconique de notre histoire.
P : Et des icônes, il y en aura toujours. Les chanteurs coréens que nous avions pris en photo, ce sont des demi-dieux dans leur pays. Les jeunes s’accrocheront toujours aux icônes.