Oklou dévoile aujourd’hui Galore, un objet musical imbibé de sensibilité, sorte de boîte à musique qui verrait tourner en son centre un manège d’impressions poétiques. La subtilité des envolées lyriques de synthétiseurs recouvre partiellement l’espace et met en évidence le paradoxe que le silence est tout aussi appréciable qu’il peut être insupportable. C’est de silence dont Oklou (nous) parle, les silences du cœur et de l’âme. Dans sa musique, l’articulation des mélodies et du chant donne naissance à un troisième langage, celui de l’expression poétique. Il faut apprendre à l’apprivoiser pour en déceler les merveilles qui en ruissellent.
On pourrait décrire Oklou comme une artiste auteure, compositrice et productrice française qui oeuvre à composer des comptines. Ses productions ludiques et lumineuses sont recouvertes par une voix doucement mélancolique, presque incertaine, comme un enfant sur le point de vous confier un secret dans le creux de l’oreille. Mais lorsqu’on parle d’Oklou il ne faut pas perdre de vue l’adage emprunté au langage commun qui nous prévient de « se méfier des apparences, elles sont parfois trompeuses ». Les comptines que compose Oklou ne sont en réalité nullement destinées à des enfants, ce sont bien au contraire des chansons pour adultes. Dans Galore, Oklou nous parle de solitude, elle évoque avec beaucoup de précision le manque, la désertion, l’attente encore et toujours. Et plus on écoute la mixtape, plus on se rend compte qu’il ne s’agit pas simplement d’une dizaine de morceaux juxtaposés les uns à la suite des autres mais d’un ensemble musical indissociable qui engage les auditeurs à « contempler ce qu’ils ne verront jamais : l’activité du souvenir et ses créations fantastiques où se télescopent les lieux, les figures et les temps » pour reprendre les mots de Daniel Arasse. Si tout cela n’est pas suffisant, le chemin introspectif d’Oklou se poursuit dans des propositions visuelles qui transforment les espaces primitifs de la nature en lieux de fantasmagories oniriques uniques.
Manifesto XXI – Galore est un aboutissement de ce que tu esquisses depuis maintenant quelques années. La musique se fait plus mélodique que jamais, épurée à souhait. Quel a été le moteur de ce projet ?
C’est juste une évolution qui fait sens pour moi. Auparavant j’ai travaillé sur beaucoup de projets différents au même moment. Je me suis laissée libre d’expérimenter avec la musique, j’ai même essayé de faire de la techno (rires). Il y avait aussi des choses plus expérimentales et à côté de ça j’ai toujours écrit des chansons pop. Mon champ lexical et musical s’est précisé avec le temps et l’expérience.
Ce champ lexical et musical te correspond plus aujourd’hui ? Comment s’est-il étayé comparativement à tes travaux précédents ?
J’ai toujours essayé d’être dans l’authenticité de ce que je suis et vis à l’instant T. Avant j’étais dans une démarche de recherche alors mon son est le résultat d’explorations diverses. J’étais en quête de trouver un langage qui me correspond. Pour Galore, c’est la première fois que je trouve dans le style de ma musique un langage Pop qui me soit vraiment personnel.
Quand tu expérimentes c’est facile de paraître singulier. Sauf que mon but premier n’est pas d’être singulière mais de trouver des sonorités qui me correspondent. Avec Galore c’est quelque chose que j’ai réussi à faire, en tout cas plus qu’auparavant.
Ce que tu as fait précédemment n’était pas si singulier. Il y avait un compromis entre la pop, l’expérimentale et l’intime. Quand on pense à un morceau comme « Friendless », il mélange plusieurs genres pour mieux dire la solitude que tu évoques.
« Friendless » est un ovni dans l’EP The Rite Of May. C’est le morceau duquel je me sentais le plus proche au niveau du langage. Les autres morceaux de cet EP sont des chansons que d’autres artistes pourraient s’approprier. Il y a d’autres morceaux pour lesquels c’est plus difficile, comme si il n’y a que moi qui peut incarner ces titres-là. Dans Galore il y a plusieurs morceaux que je ne pourrai pas donner alors qu’à l’inverse dans The Rite Of May il n’y a que « Friendless » que je garderai. Le reste j’aurai pu l’écrire pour d’autres artistes, ça ne m’aurait pas dérangé.
Le morceau « Galore » donne son titre à l’album. En français il se traduit par « abondance ». Paradoxalement ta mixtape est assez légère en terme de sonorité et de production vocale. Elle est équilibrée et aérienne. À quelle abondance fais-tu référence ?
Je n’ai pas choisi ce titre pour son sens littéral, c’est misleading (mais ça ne me dérange pas trop). J’ai longtemps aimé le mot « Galore » sans en connaître le sens. Puis j’ai nommé une des chansons de la mixtape avec ce mot parce qu’il correspond bien aux sonorités du morceau. « Galore » est aussi un pseudonyme de quelqu’un qui m’a inspiré beaucoup de morceaux de la mixtape. Je trouve que ce mot évoque quelque chose de céleste ou de divin. C’est peut-être lié à Albator, j’imagine des animés de manga avec des vaisseaux spatiaux dans les années 80.
Bref, après avoir nommé le morceau je suis allée voir la signification et j’ai découvert que ça n’a rien à voir avec ce que j’avais imaginé. Je me suis dit que ce n’est pas grave alors j’ai décidé de garder ce titre parce que je n’ai pas trouvé quelque chose que je préférais.
Je me suis inspirée de ma vie. Certains morceaux sont très proches de ce que je traversais dans la réalité au moment de l’écriture.
Oklou
La dimension minimale du projet lui confère une profondeur intime, comme si chaque chanson est un secret raconté. Pourtant, tes morceaux sont écrits comme des histoires, ce qui introduit une distance entre nous et toi. Comment abordes-tu l’écriture ? As tu l’impression de romancer ton vécu ou bien de le restituer comme une chronique ?
Pour Galore je me suis inspirée de ma vie. Certains morceaux sont très proches de ce que je traversais dans la réalité au moment de l’écriture. Pour ce projet il me fallait une narration, une histoire. Je travaille un thème, une énergie avec tous ses reliefs. Je vivais des émotions très intenses donc les morceaux les plus intenses de la mixtape sont sincères. Pour d’autres morceaux, j’ai exagéré les émotions pour intensifier, même si l’inspiration est tirée d’une profonde réalité.
Quel est le thème et l’énergie que tu cherches à retranscrire ?
La mixtape traite de la solitude : je parle de ce qui engendre cette solitude et des moyens que j’ai trouvé pour m’en échapper ou pour la vivre d’une manière qui me fasse rêver plutôt que déprimer. Et puis il y a un ou deux morceaux qui traitent du besoin de sortir de cet état-là, se sauver d’une détresse qui n’est pas durable.
Ton départ à Londres a-t-il contribué à engendrer cette solitude ? Le fait de se retrouver dans une nouvelle ville, vivre un décalage par rapport à ce que tu as connu en France en te confrontant à un autre pays, une autre culture.
En effet, dans mon histoire personnelle cela a été un facteur important. L’état de solitude était aussi lié au fait que j’ai été amoureuse. Cette conjoncture m’a poussé à faire des choix qui m’ont par la suite approché de cet état. Cette situation liée à plusieurs éléments m’a inspiré les morceaux, j’ai essayé de trouver de la beauté et de la force dans tout cela.
Autant au niveau de la mélodie qu’au niveau du texte, ta musique restitue un sentiment de mélancolie. Sur « Unearth Me » ou « Nightime » tes textes sont presque amères mais les productions sont lumineuses. Est-ce que le contraste est quelque chose d’important pour toi ?
Je ne me pose jamais cette question. Je n’ai pas l’impression que ma musique soit porteuse de contraste, en tout cas ce n’est pas quelque chose que je recherche particulièrement. Mais j’aime le remarquer dans d’autres oeuvres. Notamment en vidéo et en musique, c’est intéressant de se demander comment on peut créer un contraste avec les deux langages. C’est quelque chose que je me plais à observer.
Il y a quelques années tu avais dit dans une interview que ce que tu préfères faire en musique sont les mélodies et que tu utilises ta voix pour les « compléter ». Ton rapport à la voix a-t-il évolué ?
Je considère que c’est encore vrai aujourd’hui. La voix arrive généralement en dernière lorsque je compose. Par exemple « Unearth Me » est minimaliste et épuré, il y a beaucoup d’espace. La voix est mise en avant parce que c’est cohérent en terme d’équilibre. Mais la première chose que j’ai travaillé sur ce morceau est la ligne de synthétiseur qui évoque des trombones. De même, je considère que le refrain n’est pas porté par la voix mais par le synthétiseur lead qui joue la mélodie. Le titre « Galore » aussi est complètement synthé, je cherchais une mélodie à la voix pour créer une mélodie qui contre celle du synthé, une sorte de contre-chant.
Il t’arrive de penser la voix comme une ligne de synthétiseur que tu aurais pu jouer mais que tu préfères chanter ?
Non ça n’arrive pas, mais l’inverse oui. Je peux avoir des lignes de synthé en tête et je me dis « ah mais ça peut-être bien à la voix! » et en fait ça ne l’est pas (rires). C’est tellement différent. Je n’ai pas du tout la même utilisation mélodique des deux instruments. La voix prend sa place, elle s’insère.
Pendant la composition de Galore j’avais beaucoup d’images en tête.
Oklou
Ton œuvre n’est pas seulement musicale, elle trouve toute son importance dans la mise en scène visuelle que tu imagines. Imagines-tu les visuels pendant que tu composes les titres ?
Pendant la composition de Galore j’avais beaucoup d’images en tête. Assez tôt dans la naissance des démos je commençais déjà à enregistrer des visuels sur instagram ou des playlist de vidéos sur youtube qui m’inspirent. J’ai commencé à travailler avec une Directrice Artistique et avec mon ami réalisateur Kévin Elamrani-Lince. J’avais énormément d’idées.
Tes vidéos-clips jouent souvent sur un contraste entre ce qui est microscopique, les insectes par exemple, et ce qui est à taille humaine. D’où vient cet imaginaire ?
Il ne vient pas que de moi. Pour le clip de « Forever » par exemple, la réalisatrice travaillait sur un film qui s’intéresse aux papillons durant la même période que celle du tournage du clip et elle voulait travailler avec des insectes pour la vidéo. C’est un hasard. Pour ce qui est de Kevin, il se trouve que ce sont des choses qu’il aime travailler. Je lui dis mes grandes idées et il les adapte. Il est très libre ensuite dans ses choix artistiques.
Ta musique et tes vidéos ont une dimension organique. « Unearth Me » évoque le fait d’être enterré.e, « Fall » convoque aussi un imaginaire de la nature. D’ailleurs la mixtape s’ouvre par un chant de lucioles qui circule du premier jusqu’au second morceau. Développes-tu cet imaginaire consciemment ?
C’est un environnement et un imaginaire dans lequel je me sens à l’aise. On parlait de contraste tout à l’heure. Parfois je me dis « peut-être que j’aurai pu être plus contrastée entre ce qu’il y a de très primaire dans mes inspirations et la manière dont je les transforme. ». Justement ça pourrait être intéressant de vraiment prendre le contre-pied de ça. Je ne l’ai jamais fait car ça me fait peur d’aller vers quelque chose que je ne maîtrise pas forcement. L’imaginaire organique est très fluide pour moi, ça fonctionne bien avec ma musique qui est très fleurie. Il y a quelque chose de très essentiel.
Je pense qu’une écoute appropriée de ma musique peut se faire à l’extérieur quand tu peux voir le ciel. En revanche je ne pense pas que ma musique se prête à une écoute partielle, c’est presque désagréable de l’écouter en fond.
Tu travailles souvent avec les mêmes personnes pour les visuels, en particulier Sarah Dibiza et Kevin Elamrani-Lince. Pourquoi? Y-a-t-il une dimension de recherche commune ?
À partir du moment où tu travailles avec des personnes, tu laisses d’autres sensibilités entrer en jeu. C’est quelque chose que j’accueille avec plaisir. Quand on a commencé à parler de direction artistique avec les personnes avec lesquelles je travaille, j’étais un peu stressée. Le projet me tient tellement à coeur, j’avais des visions tellement précises que je redoutais d’être déçue. Je souhaitais absolument éviter toute forme de déception. Donc je suis super contente d’avoir continué de travailler avec Sarah et Kevin parce qu’il y a une confiance immédiate. Je connais leur travail, je sais comment ils fonctionnent, comment on peut communiquer ensemble.
L’écriture de Galore est un véritable travail d’introspection.
Oklou
Je remarque par ailleurs que tu as souvent travaillé avec ou proche de collectifs dont TGAF et NUXXE. Et puis il y a des artistes avec qui tu collabores souvent : Casey MQ, Sega Bodega, Krampf. Qu’est-ce ça représente pour toi de travailler en collectivité ou de travailler avec d’autres artistes ?
Je ne suis pas nécessairement à l’aise dans une studio session avec quelqu’un que je viens de rencontrer. Quand il s’agit de mon projet, de la musique que j’ai envie d’incarner, le processus d’écriture doit vraiment être au plus proche de moi. C’est difficile d’atteindre cette authenticité en travaillant avec quelqu’un que tu ne connais pas. J’ai co-produit Galore avec Casey MQ. C’était une évidence pour moi, je savais exactement ce pourquoi je le faisais.
J’ai pu par le passé faire des studios sessions, ça marche parce que j’ai beaucoup d’années de pratiques. Je suis assez polyvalente, mais c’est autre chose. Je le conçois comme une manière plus industriel de faire de l’art. Alors que l’écriture de Galore est un véritable travail d’introspection.
Enfin, Sega Bodega a aussi travaillé avec toi sur ce projet. Tu as dit dans une interview que vous aviez un gout commun pour les ‘hook’ fort et les harmonies. Qu’est-ce qu’il t’apporte en plus?
C’est un attrait commun qu’on à tous les deux dans notre rapport à la pop, parce qu’on vient d’un terrain un peu plus underground. On fait parti, je pense, des producteurs qui assument leur rapport à la pop et qui se plaisent ensuite à le mélanger avec des sonorités bizarres. J’ai rarement fait appel à lui pour m’aider sur le niveau que tu évoques par contre c’est un super producteur. C’est un génie avec les sons et les textures, il est excellent avec les drums.