Garance Bonotto, comédienne et performeuse club-kid, a écrit et mis en scène Bimbo Estate, une exploration de l’archétype féminin de la bimbo dans la culture pop. Dans ce troisième épisode, elle interroge la portée féministe de ces personnages, au prisme de leurs parcours de femmes survivor, rebelles, militantes.
La bimbo est un cas d’école en ce qui concerne les discriminations liées au genre (épisode 1) et à la culture du male gaze (épisode 2). Mais elle questionne aussi le féminisme. Si la figure de la bimbo y est tabou, c’est avant tout par rapport au présupposé de conformité aux normes hétérosexuelles.
Oui, le corps de la bimbo correspond à un standard de beauté érotique conçue par et pour le regard masculin. La fétichisation des seins, des fesses, de la bouche ont plusieurs explications possibles liées à la sélection naturelle : ce seraient des signes physiques de fertilité, de résistance à la famine. Par ailleurs, des scientifiques prétendent que se faire caresser les seins produirait chez la femme une hormone de l’attachement, ce qui inciterait les hommes à y prêter attention. Ce qui est plus certain, c’est que la définition du sexy est éminemment culturelle et que le goût pour le corps en sablier s’est imposé en Europe via des outils de normalisation du corps tels que les corsets, décolletés et rembourrages. Mais cela n’empêche pas que les femmes puissent se réapproprier ces symboles de séduction en dehors du male gaze.
Ensuite, la bimbo est la meilleure vitrine du complexe mode-beauté. Elle semble valoriser socialement le physique par rapport à l’intellect. Elle serait victime et complice de cette fameuse « burqa de chair » dont parle la plus lucide des bimbos, Nelly Arcan, qui correspond à un ensemble de contraintes sociales et culturelles exercées sur le corps des femmes occidentales sous couvert de « libération des moeurs ». Enfin, la bimbo est suspectée de connivence avec la culture mainstream, spectaculaire et capitaliste, peu goûtée par certains milieux féministes radicaux. Elle est donc un cas d’étude ambigu.
La bimbo, un impensé du féminisme
Je ne fais pas des bimbos des féministes nées. D’abord, parce que faire consciemment la révolution n’est pas donné à tout le monde. La bimbo est plutôt une espèce de survivor : malgré les embûches et les traumatismes, elle décide de faire son chemin, de s’imposer en jouant le jeu, sans en changer d’emblée les règles. C’est Anna Nicole Smith qui, interpellée par une femme qui lui dit « vous vous faites exploiter », répond « je m’en fiche tant que je suis payée pour ça ». Leur mantra pourrait être cette autre punchline d’Anna dans la télé-réalité qui lui est consacrée : « Tu vois ces autocollants qui disent « Shit happens, and then you die ». Ils devraient en faire un qui dit « Shit happens, and then you live ». Parce que c’est la vérité. »
À cet égard, Pamela Anderson est un cas d’étude intéressant. Sur son site, elle se revendique absolument féministe mais estime que « le féminisme a trahi les femmes, aliéné les hommes et les femmes, remplacé le dialogue par le politiquement correct », et dans 60 Minutes Australia, en 2018, elle fait scandale à propos de l’affaire Weinstein en déclarant : « Ces filles auraient dû faire preuve de bon sens. » Sans excuser ses raccourcis et le victim blaming qui s’y déploie, il faut décrypter la figure de survivor qui émerge de ces déclarations : Pamela s’est faite seule, avec ses armes, faisant fi des viols qu’elle a subis et des obstacles sociaux. Admiratrice de Camille Paglia, elle défend un féminisme « de l’égalité des chances » et récuse la discrimination positive qu’elle juge infantilisante. C’est une adepte du do it yourself, oubliant peut-être qu’elle évolue depuis longtemps dans une sphère sociale plus protégée et privilégiée. Mais aucun parcours de femme ne peut être schématisé ; et sans partager ses opinions, nous pouvons mieux les comprendre au regard de son vécu.
Les bimbos en question n’ont donc pas forcément exprimé de revendications féministes, si ce n’est celle de faire ce qu’elles désirent. Pour leur façon d’excéder les normes, pour leur résistance et leur fierté face aux attaques dont elles ont été victimes, pour leurs actes en faveur d’une plus grande liberté de mœurs, je les considère comme des alliées.
Elles sont donc féministes presque malgré elles : elles n’ont pas nécessairement de réflexivité sur leur démarche, mais leur présence dans l’espace public est essentielle.
Mais là où la bimbo me fascine particulièrement, c’est qu’elle révèle le genre en tant que performance, dans la continuité de la pensée de Judith Butler. Elles incarnent une féminité si outrancière qu’elles dénaturalisent les codes auxquelles elles souscrivent, et en révèlent toute la dimension culturelle. Maquillage, chirurgie, cheveux, mimique, démarche, posture : leur degré de fabrication est visible et ne renvoie à nulle essence féminine.
Leur proximité avec des éléments de la culture drag a déjà été évoquée, mais elle se raconte aussi dans des éléments biographiques car Anna Nicole Smith, Angelyne, Loana et Lova Moor ont évolué dans le monde du club, de la nuit et du spectacle. Lolo Ferrari dit être souvent prise pour un travesti, ce qui la flatte « car ce sont des gens qui adorent la beauté et qui poussent leur physique au maximum ». Loana raconte dans Miettes que ce sont des drag-queens qui l’ont « éduquée » à la féminité lorsqu’elle était strip-teaseuse : « Mon look et ma façon de me mouvoir me viennent d’eux : les talons énormes, les paillettes, le cuir, les perruques et des lentilles blanches qui me font le regard un peu vide. » Elle nomme ces prothèses vestimentaires et cosmétiques « des accessoires du changement », qui l’aident à mettre en scène sa féminité. Virginie Despentes ne parle pas d’autre chose quand elle raconte dans King Kong Théorie comment du rouge à lèvres, des talons et une jupe courte ont eu le pouvoir de changer le regard que les hommes portaient sur elle. Elle ajoute : « J’aime beaucoup, depuis, entendre les hommes pérorer sur la stupidité des femmes qui adorent le pouvoir, l’argent ou la célébrité : comme si c’était plus con que d’adorer des bas résilles. » Good point.
L’apparence et l’essence sont liées, et agissent l’une sur l’autre.
Je pense tout bêtement à ces prothèses, qui en contraignant le corps, le modifient, touchant aussi à l’attitude et à la personnalité : les talons, notamment, s’ils semblent le summum de l’inconfort, donnent un sentiment de puissance en se surélevant. On ne tient pas les choses de la même façon avec de longs faux ongles. On ne marche pas de la même façon avec une jupe étroite.
Interviewée dans le documentaire « Cagole » réalisé par Sébastien Haddouk, Ophélie Hetzel explique que le degré de maîtrise du corps par l’artifice constitue une différence essentielle entre bimbo et cagole : les bimbos disciplinent leur corps, le « dressent » par la chirurgie esthétique et des vêtements contraignants, là où l’attirail de la cagole ne la maintient pas, mais laisse déborder. Cela est vrai pour la plupart des bimbos : leur chair abonde mais leurs corps est toujours tenu par des matières rigides et proches du corps, le vinyl en premier plan. C’est plus particulièrement vrai pour Angelyne qui approche les 70 ans : les années passant, elle s’habille toujours aussi court mais uniquement avec des bas de contention couleur chair et de longs gants moulants visant à masquer les mains, indicateurs de premier plan de la vieillesse. La bimbo cherche à dompter son corps, et consacre une grande partie de sa vie à cette quête.
La performance de la féminité implique donc des prothèses et des technologies qui ne sont pas neutres, et ont toutes les raisons d’être décriées par les féministes. Mais elles peuvent s’avérer aussi contraignantes que créatives. Parmi ces technologies, la chirurgie esthétique : si nous ne pouvons négliger l’économie capitaliste et les normes de beauté qui structurent cette pratique, il faut également cesser de voir ses pratiquantes comme de stupides victimes égarées et écouter leurs motivations.
Comme le pointe Kathy Davis dans son article My Body My Art : Cosmetic Surgery as Feminist Utopia?, la chirurgie est un dilemme complexe : à la fois problème et solution, symptôme d’une oppression et acte d’empouvoirement. La chirurgie esthétique chez les bimbos est souvent racontée comme inévitable : qu’il s’agisse des attentes liées à leur ambition professionnelle (Anna Nicole Smith et Pamela Anderson se voient conseillées de se faire refaire les seins pour leurs carrières de mannequins, ce qui leur permettra de poser respectivement pour Playboy en 1989 et 1992, dans la lignée de Jayne Mansfield) ou du désir de correspondre à un idéal propre (Lolo Ferrari et Angelyne, en quête d’une correspondance entre ce qu’elles se sentent être et leur apparence, se sont recréées à l’image de leur désir). Dans ce dernier cas, c’est bien plus que la beauté qui est en jeu : c’est l’harmonie entre l’être et le paraître, donc l’identité.
En refaisant son corps, on refait sa vie, explique Kathy Davis, et cela n’a jamais été aussi vrai que pour Lolo Ferrari ou Angelyne.
Cette quête est parfois sans fin : Lolo Ferrari, atteinte de dysmorphophobie, a connu 5 opérations des seins, 17 du visage. Sa maladie la pousse à une éternelle insatisfaction, puisqu’elle se perçoit de façon déformée. Elle et son compagnon Eric font appel à un ingénieur aéronautique pour concevoir sa poitrine : ses seins, 2,8 kilos chacun, lui causent des maux de dos terribles et des souffrances psychologiques importantes. Elle peine à réussir à dormir et les médicaments contre la douleur la plongent dans la dépression et l’addiction. Il est difficile de parler de chirurgie esthétique comme une solution dans un cas psychologique aussi complexe. Mais plutôt que de blâmer sa prétendue bêtise ou de tout imputer à sa maladie, nous pouvons aussi nous interroger sur la déontologie du médecin ayant accepté de pratiquer ces opérations, ainsi que sur la responsabilité d’Eric Vigne dans la vulnérabilité mentale et physique qui a causé sa mort.
Ce n’est pas la seule bimbo pour laquelle la quête d’un corps correspondant à un idéal propre est une recherche fluctuante. Pamela se fait réduire ses implants passée la quarantaine, Loana et Anna Nicole Smith oscillent entre prises de poids et amincissements. Toutes ont un rapport complexe au corps et à la poursuite de son perfectionnement. Lolo Ferrari, plus jeune, souhaitait devenir anesthésiste : elle n’aime rien tant que les opérations et la clinique, blanche, lisse, qui lui fait penser au paradis. Angelyne, elle, raconte avoir vécu une expérience de hors-corps qui était « comme tous les orgasmes à la fois ». Elle flottait au-dessus d’elle-même, libérée de sa chair. Lorsqu’elle se réveille, la vie réelle lui semble déprimante. Cette expérience la persuade que « le bon est en dehors de cette réalité », et qu’une existence plus haute nous attend.
Paradoxalement, ces femmes qui ont bâti leur carrière sur leur corps expriment un rejet du charnel, aspirant à s’absoudre du monde pour rejoindre un ailleurs aseptisé et débarrassé des souffrances induites par le corps.
En attendant, elles en repoussent les limites et l’exploitent comme une création, modulable à souhait. Là encore, il faut interroger la culture qui entretient le culte de la performance, la quête chimérique de la perfection et le rejet paradoxal du corps sensuel.
Car il y a plusieurs problèmes avec la stigmatisation de l’usage de la chirurgie esthétique. Primo, priver les femmes qui y procèdent d’agency : même dans le cas d’un choix qui va contre « le bon sens », on ne peut nier à une femme son droit de vouloir. C’est le travail du médecin de mesurer le risque physique de cette demande et d’y poser des limites déontologiques. Deuxio, penser qu’il s’agit d’une soumission au regard masculin : Lolo Ferrari parle de ses seins comme d’un réconfort, un « garde-fou », une protection contre la vie et les autres. Pour elle, sa poitrine n’est pas symboliquement liée à la sexualité mais à sa mère, et sa bouche gonflée vient compenser l’allaitement qu’elle n’a pas eu. Tertio, il faut questionner le biais social qui consiste à tolérer plus favorablement une intervention dite « naturelle », à l’instar du Botox ; tandis que lorsqu’une modification corporelle est explicitement réalisée dans le but de rejoindre un idéal stéréotypé, cela est bien plus sévèrement jugé. Quarto, se rappeler qu’en fonction des situations sociales, correspondre aux normes sans passer par la chirurgie ou avoir le pouvoir de ne pas souffrir de ne pas correspondre aux normes est un privilège. Enfin, derrière l’hypocrisie latente de notre vision de la chirurgie esthétique, siège l’idée du sacro-saint « naturel » et de ce « cadeau de Dieu » qu’est notre corps, pur et intouchable, reflet de notre « soi » profond. Or, il faut aussi admettre que nous nous modifions constamment : par des hormones, des tatouages, des médicaments, des régimes, du sport, etc.
Notre corps est d’emblée une construction sociale, et « le soi » aussi est un processus.
Ceci étant dit, je me suis souvent interrogée sur le parallèle entre les bimbos qui recréent leur corps et l’art de la performance. Christophe Bourseiller dans son livre Les Forcenés du désir met en parallèle body-art et chirurgie, Orlan et Lolo Ferrari, dans leur processus d’auto-sculpture : « L’une et l’autre ont entrepris de se blesser pour se diviniser, pour devenir œuvres d’art. » Par ailleurs, Angelyne présente son chirurgien comme son « collaborateur artistique ».
Il existe aussi une vision de la chirurgie esthétique comme utopie féministe : position nourrie par le travail de l’artiste Orlan, et critiquée par Kathy Davis. L’idée d’utopie appliquée à la chirurgie esthétique suppose un futur où les femmes pourront se réapproprier ces technologies à leur propres fins, débarrassées de la pression sociale, des notions culturelles de beau et de laid, dans une perspective d’empowerment. De toute évidence, la différence entre la pratique d’Orlan et celles de bimbos est donc avant tout une différence de degré par rapport à une même ambition, celle de devenir son Pygmalion : le degré de conformité aux normes de beauté contemporaines. En outre, Orlan met en valeur le processus, quand les bimbos s’intéressent avant tout au résultat.
Mais une différence capitale s’ajoute selon Kathy Davis : c’est la conscience de faire œuvre. Si les changements physiques des bimbos sont rendus publics, celles-ci ne modifient par leur corps au nom d’une réflexion sur la beauté ou l’identité : il s’agit de choix et de nécessités personnels. Nous ne pouvons plaquer sur elles une conscience politique de leur transformation. Les paramètres de souffrance, d’oscillation entre conformité et résistance, et de risque sont bien réels dans la transformation des bimbos : Lolo Ferrari n’arrive plus à dormir, une prothèse d’Anna Nicole Smith s’est infectée, toutes deux sont devenues peu à peu addicts aux médicaments.
Mais le fait de devenir bimbo peut être regardé comme une pratique transformative au sens large. Les bimbos, comme les religieuses, se renomment : Vicki, Eve, Marie-Claude, Ilona, Ronia sont devenues Anna, Lolo, Lova, Cicciolina, Angelyne. Mais elles changent aussi soudainement de corps, de cheveux, de voix. L’ex-mari d’Angelyne, alors qu’elle avait 18 ans et était encore Renée Goldberg, parle de « transition », ce qui m’évoque Orlan parlant de sa transformation comme d’un « woman-to-woman transexual act ». Eric Vigne dit de Lolo Ferrari : « Elle était comme un travesti, ou un transsexuel qui refuse ce que la nature lui a donné, car la nature s’est trompée. » Alicia Amira, une bimbo contemporaine, raconte sa difficulté à déclarer publiquement son intérêt pour la bimbofication qu’elle a vécue comme un coming-out.
Ces parallèles maladroits interrogent. Agnès Giard, anthropologue spécialiste des sexualités, questionne la bimbofication : peut-on être trans et hétéro-cisgenre à la fois ? La transidentité suppose une identité de genre différente du sexe assigné à la naissance ; elle ne correspond pas aux vécus des bimbos de notre étude. Mais des personnes cisgenres comme des personnes trans optent pour la performance de genre « bimbo », à l’instar d’Amanda Lepore, ou s’inscrivent dans le phénomène de bimbofication ou de sissification à différents degrés, comme Demi Mundane.
Le phénomène de bimbofication est un fétiche sexuel impliquant la transformation d’une personne en poupée bimbo, s’inscrivant parfois dans un jeu de domination/soumission. Il s’agit aussi d’une communauté post-internet reliant bimbos trainees et bimbos masters, qui se nourrit d’illustrations de transformations avant/après et de motivational speeches tels « don’t think, be pink ». Certains blogs revendiquent l’abêtissement comme partie prenante de la bimbofication, ce qui pose la question de l’éthique dans l’imaginaire : les fantasmes sont-ils une zone de non-droit total ou réitèrent-ils des formes de domination sociale ? La sissification est plus précisément un fétiche qui consiste en un entraînement à la féminisation. Ces deux phénomènes prouvent qu’être une bimbo fait fi du sexe « biologique » ou de l’orientation sexuelle. Néanmoins, le vécu des bimbos de notre étude est celui de femmes cis (bien qu’elles soient toujours questionnées à ce sujet), et les parcours des bimbos trans contemporaines mériteraient une étude à part entière.
Great news : être bimbo et féministe, c’est possible. Il ne s’agit donc pas seulement de style, mais de revendiquer le fait de pouvoir se vêtir, se maquiller, danser, faire l’amour, transformer son corps comme bon nous semble sans que cela ne présume en rien de notre QI, de notre personnalité, de notre sexualité ou de nos convictions. Dans un monde idéal (i.e : débarrassé du patriarcat), nous pourrions imaginer que l’on aurait arrêté de juger une femme pour ses choix, qu’il s’agisse de porter le voile ou se faire refaire les seins.
Aimer la bimbo, c’est inviter à une sororité nouvelle, à mettre fin aux stigmas et à la hiérarchisation, et à une plus grand indulgence dans le regard que nous portons entre féministes sur le niveau de déconstruction et les choix personnels des unes et des autres.
Personne ne devrait jamais venir valider le désir d’une personne de s’habiller de façon féminine, sexy, girly : penser qu’une femme qui le fait prend part à sa propre objectification, c’est corroborer le discours patriarcal de l’infantilisation. On se trompe de coupable, encore : c’est le regard des hommes cis qu’il faut changer, pas la façon dont s’habillent les femmes.
Le soutien féministe doit aussi prendre en compte et déconstruire des figures à l’intersection de plusieurs assignations de genre, de race et de classe, à l’instar de Zahia ou Nabilla, à la fois « bimbos » et « beurettes ». La bimbo nous invite in fine à penser la femme en dehors du male gaze : permettre des formes d’existences qui ne soient plus perçues « en fonction de » (soit en obéissance totale aux normes, soit en rejet complet de celles-ci), mais qui existent en tant que telles, dans toute leur complexité.
Des parcours complexes
On ne peut pas valoriser les bimbos de la génération 1990 uniquement par la négative, au regard des discriminations ou réappropriations qu’elles subissent. Au-delà de la construction de personnages par l’artifice, des faits propres les rendent iconiques. Elles sont bien moins naïves qu’on ne le pense, et leurs parcours témoignent d’une grande conscience d’elles-mêmes, du pouvoir certain de leur agency, et d’une lutte permanente contre ce à quoi on tente de les réduire.
Tout d’abord, elles sont de véritables business women de l’ego, faisant de leur corps et de leur personnalité leur fond de commerce. Elles ont été pionnières dans l’auto-marketing et le fait d’être « famous for being famous », bien avant internet et Kim K.
Angelyne est la moins connue des bimbos, mais la plus fascinante à ce titre. Dans les années 1980, elle s’impose dans le paysage routier de Los Angeles avec d’immenses panneaux publicitaires à son effigie, qui ne vendent qu’elle-même, créant le buzz avant l’heure. C’est une figure extrêmement paradoxale : elle a fréquenté l’underground de L.A, fait une apparition dans Phantom of the Paradise de De Palma et chanté dans un groupe punk rock, mais contrairement aux autres bimbos elle s’offre aux médias et au public avec parcimonie. À propos de Kim K, elle déclare : « Je ne vois rien d’inspirant ou de beau chez elle. Qui veut savoir ce qu’elle fait tous les jours ? C’est ennuyeux, gênant et terriblement claustrophobe. » Mystérieuse, elle cultive son culte hors des réseaux sociaux, via son fan-club et ses virées en Corvette rose (à vendre) au bord de laquelle elle cède à prix d’or autographes, photos et t-shirts. Elle raconte avoir inventé seule le personnage Angelyne, ayant choisi de cultiver l’allure d’une porn-star afin d’attirer l’attention « parce que le sexe fait vendre ».
Sa véritable identité est révélée en 2017 par The Hollywood Reporter : elle s’appelle Renée Tami Goldberg, est née en Pologne de parents juifs polonais rescapés de la Shoah, a grandi en Israël avant d’immigrer aux États-Unis et de perdre sa mère à 13 ans. Angelyne s’inscrit donc dans une histoire juive d’assimilation et de réinvention de soi comme dépassement du trauma : à 19 ans, après un mariage raté, elle prend la fuite, coupe les ponts avec sa famille, et devient celle qu’elle a toujours voulu être. C’est-à-dire « la plus parfaite des poupées Barbie », sans émotions « because emotions are pain ». Et quel meilleur endroit qu’Hollywood, la ville du make-believe et de la métamorphose, comme scène pour Angelyne : à défaut d’avoir une étoile sur la Walk of Fame, ses plus grandes performances sont ses balades dans L.A à bord de sa Corvette rose, l’ayant érigée au statut de mythe.
Les bimbos sont des personae (étymologiquement « le masque à travers lequel l’acteur se rend audible ») : la Cicciolina, Lolo Ferrari et Angelyne ont fait tabula rasa du passé pour mieux se recréer.
Il est impossible de réduire cela à une ambition carriériste ou à une soumission aveugle au male gaze. Usant de la fiction et de l’escapism jusqu’au point de non-retour, leur vie est devenue une façade plus vraie que nature qui ne peut être comprise qu’en plongeant dans la complexité de leurs histoires.
Anna Nicole Smith a elle aussi ouvert la voie aux Kardashian via sa télé-réalité, où l’on voit tout (trop) de sa vie, jusqu’à la gêne : elle y apparaît bourrée, enfantine ou négligeant son fils. Anna est un personnage d’excès pur, rabelaisien, bouffon, scandaleux (notamment aux Billboard Music Awards de 2004 où elle apparaît visiblement saoule) et parfois aussi triste que Lolo Ferrari, car tout aussi mal entourée. La vidéo privée où la fille d’une amie la maquille en clown, et où Anna vraisemblablement high raconte qu’elle n’attend pas un enfant mais un pet, fait froid dans le dos. Mais face à ses démons et aux abus de ses proches, Anna est ce genre d’icône résistante capable d’un humour et d’une franchise implacables. Lorsqu’on lui demande si elle veut rentrer ou aller dîner, elle répond face caméra : « Je veux aller à une orgie. Je n’ai pas fait de sexe depuis deux ans. » Elle explique aussi qu’elle préfère les chiens aux hommes pour trois raisons : « Les chiens sont loyaux, les chiens sont affectueux et les chiens peuvent être castrés. » Tour à tour philosophe, sexy, dégoûtante, drôle, hystérique, elle est entière.
Elle ne coche aucune case de la femme respectable : c’est une princesse rock’n’roll, de celles qu’on aurait aimé avoir petites à la place des images d’Epinal qui sourient, ne rotent jamais et sont toujours polies.
Peu importe leur degré de fabrication sociale (plutôt haut pour la Cicciolina et Angelyne, faible chez Lolo Ferrari, Loana, Pamela Anderson et Anna Nicole Smith), ces bimbos sont lucides et sincères, même dans leurs personnages. So fake it’s real : elles ne trichent pas devant les caméras, et il émane de leurs interviews une spontanéité qui ne s’invente pas. Il faut prendre le temps de les entendre et de les regarder pour sortir des analyses unilatérales qui font d’elles des pantins paumés.
Pamela Anderson a réussi à tirer avantage de sa sextape leakée (qui ressemble avant tout à un film d’amoureux en vacances) pour devenir une femme d’affaires, bien avant Paris Hilton et Kim K. Elle détient le record d’apparitions dans Playboy et restera à jamais un mythe télévisuel grâce à Alerte à Malibu – mais elle a aussi su renouveler sa carrière par le militantisme.
C’est une survivor : elle a subi des agressions sexuelles par sa baby-sitter, un viol à 12 ans par un homme de 25 ans, ainsi qu’un viol en réunion à 14 ans par son petit copain et ses amis. Les médias ont étrangement peu parlé de ces viols comparé au buzz qu’a été sa sextape. Elle a aussi subi à la télévision un pelotage sans consentement du comédien Andy Dick en 2005, et été victime de violences conjugales par Tommy Lee Curtis et Adil Rami. Sa vie a donc été faite de résistance dans un contexte de délégitimation et de slut shaming : Pamela est unapologetic, qu’ils s’agisse de ses amants plus jeunes, de son âge ou de sa période Playboy.
Au sujet de l’empire de Hugh Hefner, elle explique ne rien regretter, car elle y a découvert le pouvoir et l’autonomie que lui conférait sa sensualité. Elle ajoute que cette expérience lui a permis de se développer selon ses propres termes et non selon celui des hommes, contrairement à ce que l’on pense : dans une société qui tend à infantiliser les femmes qui capitalisent sur leur physique, Pamela devra encore et toujours prouver son agency. Elle est en outre un véritable role model politique : militante pour les animaux, activiste sur le terrain pour PETA et Sea Sheperd, soutien de Julian Assange, et autrice de tribunes politiques sur son blog.
Mais lorsqu’elle intervient à l’Assemblée nationale en 2015 contre le gavage des oies, elle est huée et moquée par les parlementaires. Et comme le souligne Nadia Daam, les articles relayant les propos de Pamela Anderson sur les gilets jaunes ne se privent jamais d’un commentaire sur son physique, ses relations amoureuses ou son « bikini rouge ». Une femme, a fortiori une bimbo, sera toujours ramenée à son physique ; sa sincérité et sa légitimité seront constamment remises en cause. Mais Pamela, dans toutes les situations d’adversité, semble invincible. Elle est l’une des rares bimbos qui ait complètement réussi à transformer les modalités de son existence dans l’espace public, prouvant qu’il n’y a aucune incompatibilité entre son physique et ses ambitions, qu’il s’agisse de poser nue pour David LaChapelle, d’aller à l’Assemblée nationale ou de défendre Julian Assange. Sa vie est un combat contre l’assignation d’une personne à une place sociale délimitée en fonction de son apparence. À quand une bimbo présidente ?
La Cicciolina est aussi un exemple vivant du dépassement des carcans. Arrivée en Italie grâce à un premier mariage, elle y rencontre Riccardo Schicchi, qui deviendra son agent et amant, et avec lequel elle crée le personnage Cicciolina, mêlant iconographie catholique (la figure virginale et angélique) et références classiques (comme la couronne de fleurs très Botticelli). Son intelligence fut de comprendre comment une image de pureté pouvait hygiéniser le sexe et sortir la pornographie de la clandestinité. Son émission sur Radio Luna était une des premières à parler de sexualité sans honte ni tabou : elle y répond aux doutes des adolescent.es et conseille à tous.tes de se masturber.
Devenue actrice porno, avec sa blondeur et son nounours, elle œuvre pour une libération des mœurs en douceur, mais n’en est pas pas moins scandaleuse et régulièrement accusée d’outrage à la pudeur. Car comme Lolo Ferrari, elle est populaire au sens le plus littéral, pratiquant les bains de foule, de boue ou de fontaine, performant dans des shows érotiques ou des salons où elle est touchée comme un objet sacré : consciente de son propre phénomène, elle se revendique « féministe démocratique ». Elle est fascinante car elle se tient constamment à la lisière entre le réel et le mythe, le physique et le spirituel. Même Fellini en fait une icône : « La Cicciolina est le rêve interdit et ignominieux de la société italienne. Quelque chose qui, sans qu’on le veuille, remonte du plus profond et dont il faut tenir compte. Sa sexualité est mythique, pas effrayante. Ce sourire mystérieux comme un hiéroglyphe et cette blancheur de robe de mariée, ou de communiante lui confère l’opacité d’un symbole inconnu. »
La Cicciolina a donc repoussé avec tranquillité les frontières de l’acceptable : ses seins furent les premiers à apparaître à la télévision italienne et elle devint une icône populaire avant l’arrivée des « porn-stars ». Profitant de son accès aux médias mainstream, elle s’investit en politique, d’abord par des déclarations contre le nucléaire, la guerre ou la maltraitance des animaux, puis via une campagne électorale aux allures de carnaval subversif, avec son chauffeur déguisé en Jésus-Christ et ses seins nus au bureau de vote. En juin 1987, elle obtient la 2ème place sur la liste du parti radical puis devient députée. C’est la première actrice pornographique à intégrer le parlement par la voie démocratique. Si certains y voient l’émergence du spectacle politique berlusconien, avec scandale et apparitions, il s’agit surtout d’un coup de force au regard de la marginalisation usuelle des travailleur.ses du sexe.
Les bimbos sont des pionnières aux parcours fascinants pour peu qu’on veuille bien s’y plonger. Leur existence est une lutte incarnée contre le slut shaming, la stigmatisation des travailleuses du sexe, le déterminisme ou les carcans du genre, mais aussi pour des causes politiques plus diverses, prouvant qu’une blonde à gros seins n’a pas à rester à sa place. Il est facile de faire de leurs personnages entiers et flamboyants des icônes, et la fascination qu’elles exercent a nourri une forme d’appropriation culturelle qu’il faut interroger.
À suivre…
Ode à la bimbo #4 – L’appropriation culturelle des bimbos
Bimbo Estate (compagnie 1% artistique), du 27 au 31 mai 2020 au Lavoir Moderne Parisien.