Iels se rencontrent à Londres avec un intérêt commun pour la musique, et forment un label qu’ils pilotent depuis 2016 : Coucou Chloé, Shygirl, Oklou et Sega Bodega produisent une musique underground émergente qui ne perd jamais de vue l’époque dans laquelle elle s’insère.
Il s’écrit NUXXE et se prononce « niouxie ». Il pourrait s’agir d’une marque de cosmétique girly aux packagings pastel, ou de snacks à base de céréales et de cerises. Rien de tel ici : c’est d’un label de musique né à Londres il y a quatre ans dont on parle. Son nom, dont la prononciation rappelle également une espèce d’aliens dans un film de science-fiction, informe déjà sur la musique qu’il produit et diffuse. Déconstruite, atmosphérique et radicale. Essayer de catégoriser NUXXE, c’est se heurter à l’impossible, tant le label s’amuse précisément à croiser inlassablement les registres, dont il s’approprie et détourne les codes pour créer des jonctions musicales toujours plus inattendues.
Composé des artistes françaises Coucou Chloé et Oklou, et des britanniques Shygirl et Sega Bodega, tous·tes les quatre très secret·es, NUXXE suscite une curiosité à l’international, aussi bien dans les sphères underground qu’auprès des marques de luxe. Le quatuor de l’ombre mixe pour des défilés Fenty, collabore avec la maison Koché ou Dr Martens. Leur goût pour les prods tapageuses et autres expérimentations sonores en font également des collaborateur·rices recherché·es sur la scène indépendante. Zebra Katz, Mura Masa, Varg2tm, Chynna, Brooke Candy, Lala &ce, Lyzza, Casey MQ – la liste est longue – sont autant d’artistes avec qui iels ont travaillé.
Electro inquiétante et jeux vidéo
L’espace sonore NUXXE est tapissé d’inspirations musicales prolifiques. Les enfants terribles partagent une véritable obsession pour les musiques extrêmes qui agissent comme une source d’inspiration autant que de tourments. On remarque chez elles/eux un goût pour une électro inquiétante, anxiogène, aux sonorités distordues, éventrées, qui s’animent autour d’une rythmique parfois bégayante et incertaine, d’autres fois exagérément rapide et volontairement repoussante. Aphex Twin, Burial ou Arca sont les maître·sses de ce type d’électronique qui crée des espaces futuristes et désordonnés, hantés par des cris, des respirations haletantes, des bruitages métalliques, des voix altérées, asséchées, aliénantes.
Des sonorités gabber – une musique sourde, dont les kicks à haut bpm s’accompagnent de percussions invasives et agressives – s’immiscent parfois au cœur de leurs productions. En témoigne le morceau « Underdog » de Coucou Chloé, un condensé de percus tranchantes articulées autour de kicks saturés qui transpirent une ambiance de warehouse.
Chez d’autres, un souffle trip-hop se fait entendre – un genre musical issu lui-même d’une hybridation entre hip-hop, electronica et musique minimaliste, dont les albums Homogenic de Björk ou Heligoland de Massive Attack s’érigent en références. Cette influence trip-hop ressort le mieux chez Oklou, dont le morceau « Samuel » mêle une ligne mélodique aérienne et volatile à une rythmique électronique qui transforme les percussions en bruissements subtils. Il y a par ailleurs une façon de chanter propre au genre, ce je-ne-sais-quoi de nonchalant dans la prononciation des mots, qu’on sent par ailleurs très léchée, mise en scène, à l’image d’une Björk sur son titre « Jóga ». Du reste, si les démonstrations vocales de Oklou et de Björk ont peu en commun, elles se rejoignent tout de même en un point : toutes deux créent une distance entre l’auditeur·rice, l’univers fictif de la chanson et la chanteuse.
Enfin, le label revendique une influence des musiques de jeux vidéo. Coucou Chloé le confiait dans cette interview menée par Ana Benabs pour L’Officiel : Tomb Raider, Tenchu ou Jersey Devil sont autant de jeux qui ont captivé l’artiste pendant son adolescence, tandis que certains éléments du compositeur Hudson Muhawke – qui avait composé les musiques de Watch Dogs 2 ou GTA 5 – se retrouvent dans les compositions de Sega Bodega, comme le souligne pertinemment Aimee Cliff dans un court texte descriptif pour Dazed.
Avant de représenter une esthétique collective, NUXXE jouit de la richesse et de la diversité des univers individuels de chacun·e des artistes qu’il représente. Il balaie un grand spectre, d’un pôle à l’autre : d’un côté, l’univers froid et sombre, quelque part désespéré et résigné, de Coucou Chloé ; de l’autre, l’atmosphère chaleureuse et mélancolique, vivante et tristement optimiste, d’Oklou. Entre les deux, Sega Bodega œuvre à une musique électronique décomplexée et expérimentale tandis que Shygirl propose un rap dangereusement sensuel.
Pas de Chloé sans réseau
L’univers de Coucou Chloé est celui d’une cave d’immeuble HLM, un univers froid et poisseux dans lequel l’air sableux laisse un dépôt de matière sur la langue et une sensation désagréable dans la gorge. Sa musique est à mi-chemin entre techno et trap-hardcore. Le travail de la voix est calqué sur le modèle de la conversation téléphonique : elle est triturée, déformée, peut aussi bien être lisible qu’illisible et sa capacité à délivrer des informations dépend de la qualité du réseau.
Ses structures sont répétitives, de la même manière que Twitter invite à dire l’essentiel en un nombre de caractères minimum, l’émotion que transmet sa musique dépend d’une construction réduite à l’essentiel : la répétition de quelques mesures. Ainsi, la boucle est l’unité musicale de Coucou Chloé, elle connaît parfois une variation, mais sa structure reste sensiblement la même, comme le montrent les titres « SILVER B » ou « GECKO ». Les chiens aboient, la tuyauterie résonne au loin et les basses assourdissantes sonnent comme le tremblement des trente-trois-tonnes qui passent au-dessus d’un tunnel piéton ; on a du mal à s’entendre, du mal à penser, on se laisse emporter.
Oklou dans un jardin fantastique
Bien loin des caves, en marge des garages sombres, Oklou séjourne dans une clairière bordant quelques forêts de pins. Chez elle, l’air d’été est sec, le soleil tape, mais les arbres prodiguent de l’ombre, laissant souffler timidement mais volontiers, une brise fine. On croise çà et là de drôles d’insectes et les épines craquellent sous nos pieds. La musique d’Oklou est conviviale, toutes les voix s’y rencontrent, se mélangent, dialoguent. Le son des pads plane tel un ciel bleu continu, la rythmique est douce, comme dans le morceau « Friendless », qui s’est imposé comme un véritable hymne de la scène indépendante en apportant une visibilité internationale à la chanteuse et productrice française. Pour autant, la musique d’Oklou n’est pas simpliste, la tranquillité apparente est toujours menacée et bientôt les pads se transforment en synthétiseurs abrasifs. « They Can’t Hear Me » en témoigne : alors que s’affirme une dynamique nouvelle, le rythme se confronte à la voix.
Il est aussi possible d’entendre chez Oklou l’écho d’un saxophone, des lignes mélodiques de piano et même des voix empruntées à d’autres. Lorsqu’elle sample des vocals de Miley Cyrus dans « Hunt », elle relie habilement deux trajectoires musicales qu’on n’aurait pas instinctivement associées. Finalement, sa musique est à l’image d’une pierre ricochant sur l’eau ; flottante, elle se dessine par l’apparition de fines couches débordant délicatement les unes sur les autres à mesure que le galet rebondit sur la surface, que le solide se confronte au liquide.
Club-cauchemar avec Shygirl
Entre les deux territoires évoqués ci-dessus se trouve une mégapole inquiétante façon Gotham City. Pour y faire des rencontres, on se rend au club-cauchemar dans lequel Shygirl se tapit. On y diffuse une bande-son sourde et flippante, sur laquelle crissent des scintillements aigus, des déraillements, des cris menaçants ; nous envahissant à coup sûr d’une anxiété généralisée. En superposition, un flow rapide et séquencé, délivré avec une sensualité robotique, aborde impitoyablement la question du désir.
Si Shygirl désire, elle exige, et quiconque lui fera perdre son temps se verra congédié.
Le personnage que Shygirl met en scène est impatient (« I don’t have no time for you / I’m not out to waste my day »), indécis (« keep me on the line / catch you out if I feel too »), vorace (« I guess you know / just how far I like to go ») et finalement impitoyable (« I’ve got you right where I want you / leave you where I got you »).
Si les productions instrumentales qui accompagnent ses textes sont délirantes, Shygirl affiche une maîtrise impartiale de soi. Alors qu’elle décrit un quotidien urbain, sombre, de ruelles glaçantes qui en effraieraient plus d’un·e, elle semble s’y repérer et y régner comme si elle en était l’architecte.
Sega, frénésie épileptique
L’œuvre de Sega Bodega est polymorphe. Elle compte autant de projets que de tentatives de se transformer, d’évoluer. Sega Bodega est un artisan, il façonne inlassablement le son, le manipule avec dextérité et dessine des micro-univers qu’il réunit dans un collage d’envergure. Son obsession pour la recherche de nouvelles modalités rythmiques ou mélodiques se retrouve dans une démarche qui envisage chaque bruit comme une potentialité musicale. Il peut s’agir d’une porte grinçante, d’une note isolée de clave, d’un rire ou bien d’un cri étrange extraits d’une vidéo YouTube.
Mais lorsque Sega Bodega soustrait les sons au réel, il leur trouve une musicalité nouvelle, les modifiant jusqu’à les rendre méconnaissables. Par cette opération, le producteur anglais s’amuse du réel comme d’un objet curieux. Du reste, sa musique travaille la rythmique comme un motif essentiel, et les mélodies faites de cordes stridentes ou de reverbs de guitares font basculer le cauchemar du côté du rêve.
Construire une œuvre ensemble
Bordée d’immeubles instables et tordus, l’édifice NUXXE est une construction brutaliste. Semblable à la cité Maurice Thorez à Ivry-sur-Seine, c’est un enchevêtrement de morceaux géométriques façonnés dans un béton froid. Et si sa forme ressemble à un vestige post-tremblement de terre, c’est qu’elle résulte du choc de la rencontre.
L’esthétique NUXXE vient de cette place accordée à l’autre dans son intimité.
Les sonorités, les modes de composition, les thématiques d’écriture circulent d’un espace musical à un autre, d’une discographie à une autre. Le meilleur exemple en est le duo composé de Shygirl et Sega Bodega. Le club-cauchemar que nous décrivions plus haut ne tient ni des productions de l’un, ni du flow atypique de l’autre, mais bien de la rencontre des deux. Pourtant dissociables : les titres de Sega Bodega et de Shygirl ont leurs propres caractéristiques identifiables. Mais l’ensemble que produit la confrontation de leurs deux univers sonores forme un nouvel objet indivisible.
De même, le deuxième EP d’Oklou – qui n’est pas paru chez NUXXE, mais qui suit une démarche analogue – For The Beasts est un projet collaboratif avec Casey MQ. Ici des nappes de brass, là des ambiances de natures survolées par des samples d’autres chansons. Le tout cohabite avec des harmonies au piano ou au synthétiseur qui produisent des mélodies volatiles. Ce travail d’orfèvre repose sur un équilibrage délicat des différentes textures sonores. Leurs orchestrations dessinent les contours d’un drame affectif intime dont l’ampleur grandit de morceau en morceau. Là encore, cet EP tire sa force de l’entremêlement de deux univers distincts qui partagent cette fois le même tourment du vide affectif, du regret sentimental.
Bien qu’officiellement constitué comme un label, NUXXE ne se limite pas à l’activité de diffusion et promotion d’artistes sous contrat. Ce qui compte le plus pour elles/eux est de s’entourer d’un réseau d’artistes qui partagent la même conception de la musique. Et pour cause, Oklou ne fait pas officiellement partie du label, elle se décrit comme une « close friend and so you know ». Cette précision suffit à en comprendre le fonctionnement particulier. Oklou a participé, au même titre que Sega Bodega, Shygirl ou Coucou Chloé à construire l’identité de NUXXE, tant d’un point de vue musical que visuel.
Le territoire qui émerge alors est celui d’une collectivité : plus que la mise en lumière d’œuvres personnelles, NUXXE est une œuvre globale à laquelle chacun·e participe en travaillant avec les autres. La notion d’entraide y est structurante, et le travail en groupe prime sur l’intérêt individuel. Un mode de fonctionnement qui ne se calque pas tant sur celui d’une maison de disque que celui d’un collectif. Par définition, le collectif d’artistes est formé de plusieurs esprits créatifs, réunis selon leur initiative vers des objectifs communs. Il aspire à faire progresser l’intelligence collective par une émulsion des idées et des approches. Le fait que le label soit auto-fondé laisse une grande liberté aux artistes : n’étant soumis·es à aucune pression économique, ne répondant d’aucun impératif, sauf ceux qu’iels se fixent, les artistes ont le champ libre.
Cette puissance de manœuvre a cela de positif qu’elle leur laisse le temps de créer, l’espace pour élaborer, le droit d’essayer, de se tromper et de recommencer.
En résulte une musique qui, elle aussi, avance une intelligence plurielle, en s’attachant à développer des sonorités nouvelles, à construire un nouveau pan de la musique électronique – aussi parce que sa démarche porte une réflexion esthétique globale.
Un discours contrasté sur le numérique
La fragmentation des esthétiques de chacun·e se retrouve dans l’élaboration d’un discours commun, qui fait état d’un questionnement quant à la façon dont les objets technologiques altèrent notre rapport au monde. La musique interroge l’impact des outils numériques. Pour l’ensemble des artistes NUXXE, le choix de travailler des textures vocales froides et inhumaines fait se demander :
Quelles voix entendons-nous au quotidien ? D’où parlent-elles ?
Celles qui nous parviennent aujourd’hui sont téléportées d’un lieu à un autre. Qu’il s’agisse de la parole télévisuelle, radiophonique, publicitaire, téléphonique, musicale, elle nous arrive par l’intermédiaire d’écouteurs, de hauts-parleurs, d’enceintes, de casques. La voix directe, qui vous est adressée par la bouche d’une personne physique, cherche sa place face aux voix véhiculées.
Chez NUXXE on joue de cette esthétique post-moderne : les différents effets vocaux participent à un travail conscient de déshumanisation. Cette entreprise transparaît plus que jamais dans le dernier titre de Coucou Chloé, « NOBODY ». Aucun bruit parasite de respiration, aucune envolée lyrique, la voix est linéaire, mécanique, elle est contenue et coincée. Subsiste l’impression d’un appel au téléphone : la voix ne peut, à aucun moment, se libérer de l’emprise exercée par l’appareil. Sa qualité, sa couleur, ses intonations sont gommées et réduites. Le parti-pris est même assumé par la chanteuse et productrice puisqu’on entend, par dessus les pistes rythmiques, le sample d’une sonnerie de téléphone vintage.
Pour comprendre la dimension critique du travail de Coucou Chloé, il faut déceler trois étapes dans son processus de traitement de la voix. Premièrement, elle se saisit d’une pratique anodine devenue courante : soumettre notre voix, notre parole et par extension notre humanité aux caprices de l’objet technologique. Dans un deuxième temps, elle extrait cette pratique du réel, c’est-à-dire de notre expérience du quotidien, et l’introduit dans un nouvel espace-temps, celui de la musique. Finalement, par la création d’une œuvre artistique qui sera ensuite partagée avec un public, elle nous invite à réfléchir à la dématérialisation de la voix. Sa musique n’est pas hermétique aux questions que posent les nouvelles formes d’accès à l’oralité.
La place faite au texte interroge aussi. Habitué·es des réseaux sociaux et de la conversation par SMS, l’exercice est simple : dire le mieux en formulant le moins. De la même manière qu’un slogan publicitaire a pour but d’éveiller l’envie en seulement quelques mots, l’efficacité du songwriting de Shygirl s’éprouve par l’entêtement que provoquent ses paroles. Chez Sega Bodega, le texte est souvent composé de quelques phrases, tout au plus, qui sont ensuite répétées comme une fatalité, comme un message auquel il est impossible d’échapper. Dans « Salv Goes To Hollywood », le producteur anglais répète infiniment « pictures and I’m lonely but yeah all I want is time / mixture hold me so unholy I just wanna die »…
Que faut-il comprendre de cette volonté d’en dire le moins possible ? Pourquoi ce besoin d’un texte raccourci, limité ? On est loin de la pop qui utilise le texte comme un moyen de raconter une histoire selon un schéma narratif organisé, dans lequel les différents couplets correspondent, généralement, à plusieurs étapes du récit, alors que le refrain en évoque le thème général. On s’éloigne aussi des codes traditionnels du rap qui mobilise un riche réseau d’images ainsi qu’un champ lexical élaboré particulier à la culture de la rue pour évoquer, par la métaphore, des thématiques prédéfinies (l’argent, le sexe, l’amour et le succès). Les artistes NUXXE font de leurs textes un outil brut, comme un élément invasif sur l’instrumentale.
Il n’est pas question de se laisser déborder par la forme ou de se noyer dans l’image. Le ressenti est exprimé tel quel.
Nourrie par leurs influences de genres musicaux radicaux, cette radicalité, cette recherche de l’extrême se retrouve tout naturellement dans leur approche de la composition et infuse le processus d’écriture des membres du label. Cette quête de la simplicité verbale s’oppose aux flux impressionnants de contenus qui s’offrent à nous sur les réseaux sociaux et les médias. Une masse qui augmente quantitativement à chaque instant. En réaction donc, un songwriting minimal. Il ne se perd pas dans le flux, mais retentit avec puissance par sa capacité à partager un sentiment de la manière la plus brute possible, à lui trouver une formulation unique et impactante. Il semble que chaque mot soit méticuleusement choisi de sorte à construire un récit accessible immédiatement qui ne se cache pas derrière une sophistication de la forme.
Si l’empire technologique s’appuie sur une nouvelle forme d’accès au discours, qu’il soit oral ou écrit, il repose aussi et avant tout sur le culte de l’image. Dans nos sociétés occidentales, l’image-reine est notre première modalité d’accès au monde. Toute tentative de fuir serait vaine. Oklou prend cette problématique à bras le corps et la place au centre de son travail, puisqu’elle accorde autant d’attention à sa production musicale que vidéo. Là, derrière l’esthétique critique questionnant la froideur du monde numérique, on décèle un propos plus réconfortant, la vision d’un univers plus doux. Sa chaîne YouTube en rend compte : l’artiste y développe une véritable identité visuelle, où se rencontrent les mondes minéral et végétal, symbolisés le plus souvent par des éléments d’eau et de terre (forêt, colline, étendue sableuse…), un monde animal microscopique peuplé d’insectes en tous genres, et le monde de l’homme moderne.
Dans cet écosystème, la végétation est luxuriante, colorée, vivante, tandis que les êtres humains y sont montrés figés, inertes. Un renversement des puissances illustré par des réalisateur·rices qui partagent les mêmes préoccupations de cette génération : Kevin Elamrani-Lince se cache ainsi derrière la caméra de certains de ses clips dont « 22 » et « Friendless ». Ensemble, iels rendent hommage à la toute-puissance des images. Lorsque Oklou y est quasi immobile, montrée en train de se filmer avec son iPhone, on y voit une volonté de se présenter elle-même comme une image. Ainsi, dans « 22 », l’œil, mobile, du jeune réal français à qui elle a fait appel, se promène sans relâche sur des objets statiques, comme pour observer les moindres détails d’une photographie d’un autre espace-temps.
Provoquer des rencontres brutales entre les genres musicaux, multiplier les croisements pour mettre en évidence de nouveaux embranchements sophistiqués, bâtir une arène de confrontation sonore impitoyable : finalement, cette obsession de Coucou Chloé, Shygirl, Sega Bodega et Oklou pour l’extrême devient le moteur d’une démarche caractéristique. De ces chocs violents naît une nouvelle musique électronique en phase avec son époque.
C’est une musique qui ne contourne pas, qui ne s’empare pas de la métaphore pour se dérober. Cette musique-là affronte, elle s’approprie les codes de notre société et s’en sert comme de rigoureux outils esthétiques. Ce faisant, elle met en lumière leur impact dans notre quotidien. La décrire comme une musique avant-gardiste, comme on serait tenté de le faire, serait lui refuser son caractère hautement actuel. Les sentiments qu’elle transmet avec grandiloquence permettent une réflexion sur la complexité du monde numérique. C’est une musique qui pose des questions, qui interroge son époque sans toutefois proposer de réponses univoques. En œuvrant en collectif, NUXXE produit une musique tout aussi ludique que politique.