Quelques mois après la publication de son dernier mini-album Broken Hearts and Beauty Sleep, Mykki Blanco était de passage à Paris. L’occasion idéale pour nous de le rencontrer et parler avec un peu de recul de cette sortie qui marque un tournant dans la carrière de cet·te artiste iconique.
De Michael David Quattlebaum Jr à Mykki Blanco, l’artiste est revenu·e pour nous sur ce qui fait d’iel une des figures incontestables de l’anti-pop underground aujourd’hui. Mykki bouscule toutes les hiérarchies. Très engagé·e sur les réseaux sociaux, Mykki Blanco est de la veine de ces artistes militants, qui ne néglige jamais ses émotions. Tout en explorant continuellement ses identités, iel a largement contribué à l’avènement d’une nouvelle ère du hip-hop, incluant les causes queer, antiracistes, antifascistes, trans et féministes jusqu’alors boudées. On a voulu en savoir plus sur les coulisses de son dernier projet et connaître ses plans pour l’avenir.
Manifesto XXI – Entre ta première visite à Paris en 2012 et aujourd’hui, beaucoup de choses se sont passées. Qu’est-ce qui a changé le plus pour toi entre-temps ?
Il y en a tellement ! Mais la plus grande différence est que quand j’ai commencé à faire de la musique, je ne savais pas vraiment que je faisais de la musique. J’ai commencé à m’y intéresser vraiment il y a dix ans, à 25 ans. J’étais fauché·e à New-York, j’ai fréquenté deux écoles d’art différentes, que j’ai arrêté. J’ai alors décidé d’écrire un recueil de poésie. J’étais très intéressé·e par la discipline et très inspiré·e par des personnes comme Patti Smith, Yoko Ono, Richard Hell et Yayoi Kusama. La musique et les sonorités expérimentales m’intéressaient beaucoup, du coup j’ai eu l’idée de faire coïncider les deux.
J’ai travaillé avec des ami·e·s, bassistes et guitaristes, en expérimentant des loops et des rythmes sur mon ordinateur. Honnêtement ça donnait des trucs étranges : on lisait un poème, et il pouvait y avoir un bruit de tronçonneuse en fond. Une fois on avait même composé avec un climatiseur, un mixeur en marche et moi qui criais par-dessus. C’était très bizarre, mais ça a été mon premier contact avec la musique expérimentale.
En découvrant mon identité trans, j’ai eu peur, mais j’ai aussi pris ça comme un défi stimulant qui laissait place à ma créativité.
Mykki Blanco
Un peu plus tard, j’ai commencé à faire du rap parce que j’avais eu cette idée – qui sortait littéralement de nulle part – , d’un personnage d’art vidéo. Un personnage féminin, une adolescente qui avait pour ambition de devenir une rappeuse célèbre et qui s’appellerait Mykki Blanco. C’était la première fois que je m’habillais en drag. C’était un hommage à Lil’ Kim et son alter ego Kimmy Blanco. A cet instant, deux choses se sont passées et ont tout changé : j’ai commencé à découvrir que je devenais incroyablement plus curieux·se et à l’aise en étant en drag. Et j’ai commencé à m’habiller en drag, plus seulement pour le personnage de Mykki Blanco ou pour les vidéos.
J’ai découvert des mois plus tard que ce que j’expérimentais alors était la découverte de ma transidentité. Je me suis demandé·e quelle était la vraie raison pour laquelle je mettais autant d’énergie dans ce projet et ce qu’il y avait derrière. En découvrant mon identité trans, j’ai eu peur, mais j’ai aussi pris ça comme un défi stimulant qui laissait place à ma créativité.
Bref, je suis passé·e par pas mal d’états, physique et psychologique. Mais ce personnage de Mykki Blanco était presque comme une excuse pour continuer à explorer mes identités. Pour ma famille ou des personnes qui ont questionné ces choix, je répondais que c’était une vocation. Des personnes donnaient aussi des retours très positifs sur les raps que je faisais. Charly [ Damga ] – mon premier manager – m’a demandé un jour : « Tu n’as jamais pensé à faire des musiques plus structurées ? Parce que je n’ai pas l’impression que tu réalises que tu fais de la musique ». Charly m’a fait rencontrer des personnes comme Arca, qui débarquait fraîchement à New York et a produit un de mes tout premiers morceaux.
En fin de compte, la plus grande différence avec aujourd’hui est qu’au début, tout était une expérience. Je n’ai pas fait de choix de carrière avant 2016 et certaines de mes chansons avant ça étaient en fait vraiment inaudibles.
J’avais aussi en tête de jouer avec des idées et des concepts, comme en 2013 avec l’EP Betty Rubble : The Initiation. J’explorais une musique très froide, minimale, aux sons gothiques et hip-hop. Avec la mixtape Gay Dog Food en 2014, j’ai imaginé une mixtape grunge féministe. Un hommage au Riot grrrl ou à des personnes comme Kathleen Hanna, invitée sur « A moment with Kathleen ». Finalement, Mykki Blanco tient en trois éléments : les clips vidéo, la musique et les tournées.
Après l’album avec Woodkid (ndlr : Mykki, 2016), j’ai commencé à travailler avec K7 qui m’avait donné une petite avance. Ça m’a donné l’opportunité de ne pas faire de tournée pendant six mois et de réfléchir énormément à ma musique. Je me sentais comme au bord d’un précipice où j’aimais ma vie, mais ma musique n’était pas suffisamment mature. Wow, c’était une réponse vraiment très longue ! (rires)
Broken Hearts and Beauty Sleep, c’est encore très différent de ce que tu as pu proposer jusqu’ici, c’est un ton plus mature et des textes très recherchés. Sur « Love Me » ou « Trust A Little Bit » tu fais passer des émotions directes et sans filtre, on sent que tu as beaucoup travaillé l’écriture…
C’est le premier titre de l’album parce que je savais qu’il ne sortirait pas en tant que single. Mais je savais que c’était une chanson importante, et que les gens devaient l’entendre au moins une fois.
Je pense que pour beaucoup de gens qui n’ont jamais entendu parler de moi auparavant, c’est une bonne introduction à mon travail. Et je pense que pour les gens qui me suivent depuis le début, c’est un peu la surprise dont ils avaient besoin.
Mykki Blanco
Et plus largement, qu’est-ce que tu as voulu communiquer émotionnellement sur ce mini-album ?
Le truc marrant c’est que je n’avais pas réalisé que les morceaux avaient un thème commun avant d’en définir l’ordre. Quand je fais une chanson, je l’écoute beaucoup durant un certain moment, puis j’arrête complètement. C’est la même chose pour mes clips vidéo. Comme pour « Free Ride » par exemple, que je n’ai quasiment pas visionné depuis sa sortie.
Donc quand on en vient à l’aspect émotionnel de l’album, un jour je ne pouvais plus continuer de procrastiner. Je me suis retrouvé·e après quatre mois sans les avoir écoutés, à réécouter en boucle tous les morceaux. Et tout d’un coup ça m’a frappé : je n’avais pas réalisé que la plupart de ces chansons parlaient d’amour. Ça a du sens, parce que fin 2019 correspond à la période où mon copain et moi nous nous sommes séparés. Et cette rupture s’était produite déjà quelque temps avant. Je ne pense pas que les ruptures arrivent juste comme ça. Tu t’attardes sur des problèmes, que tu essayes de résoudre et tu n’y arrives pas, tu persistes, etc… C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que Broken Hearts and Beauty Sleep parlait de toutes ces choses-là. D’amour et de rupture.
Avec quelques mois de recul sur sa parution, qu’est-ce que l’album t’a apporté de nouveau ?
Je pense qu’avec cet album terminé, ça a permis aux gens de voir que je faisais de la musique à un niveau bien plus confirmé. Et un autre album est déjà presque achevé, avec 13 morceaux et un premier single qui sortira en novembre. Il y aura plus de place pour le chant encore. Je pense que pour beaucoup de gens qui n’ont jamais entendu parler de moi auparavant, c’est une bonne introduction à mon travail. Et je pense que pour les gens qui me suivent depuis le début, c’est un peu la surprise dont ils avaient besoin.
Parce que j’aime à penser que je deviens un « vrai » artiste, tu vois ? Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai connu des événements très mainstream au cours de ma carrière, comme lorsque j’ai écrit pour Kanye [West], quand j’ai fait les ouvertures des concerts de Björk ou un clip vidéo avec Madonna, ce genre de choses complètement folles. Je pense qu’il devrait encore y avoir des tournants intéressants dans ma carrière. Mais je ne sais pas vraiment si j’ai la personnalité pour être une célébrité. Ma propre carrière me surprend toujours, alors qui sait ? À ce stade je peux juste dire que je suis très heureux·se de faire ma musique. Et j’en suis très fière·e.
Peut-être que pour certaines personnes, Lil Nas X, la pop-star noire gay, est avant-gardiste. Mais pour quelqu’un comme moi, ça ne l’est pas.
Mykki Blanco
Est-ce que tu sais déjà avec quels artistes tu voudrais travailler prochainement ?
Je suis un grand fan de Kali Uchis. J’apprécie beaucoup ce que fait Daniel Caesar ou Doja Cat et j’ai toujours aimé Grimes. Il y a aussi beaucoup de musicien·nes et producteur·ices qui m’intéressent. Quand je pense à une productrice française que j’aime vraiment et avec laquelle je suis ami, c’est Lafawndah. Honnêtement, je ne pense vraiment à une collaboration qu’après coup. D’habitude, une fois que la chanson est terminée, je me dis « quelle est la vibe que je vois avec ça ?« . Souvent ça finit par une collaboration, et parfois ça peut-être une reconfiguration complète du morceau. C’est ce que je trouve vraiment génial dans le fait de mûrir. On se rend compte qu’on n’a pas besoin d’avoir une emprise aussi forte sur sa musique. Sur le fait de posséder chaque chanson. Quand j’y pense, pour moi une chanson c’est comme un fragment d’une émotion.
Ce n’est même pas nécessairement une émotion tout entière. Et je sais que parfois certaines personnes volent juste des chansons à d’autres, ce genre de situation existe. Mais d’autres fois, certains artistes sont vraiment attaché·es à ce sentiment de propriété et ça peut finir par leur nuire. J’ai l’impression qu’à moins que la chanson soit vraiment dénaturée – auquel cas c’est juste une nouvelle chanson –, je reste ouvert·e à de vraies collaborations où l’autre peut apporter tout autant au morceau.
Dans ce monde, il y a maintenant cette hiérarchie continue de la pop. Et c’est vraiment étrange, parce que la plupart des gens que je connais écoutent uniquement des mixes SoundCloud de DJ-club. C’est une période bizarre, mais très intéressante !
Mykki Blanco
Tous les artistes ne travaillent pas de cette façon. Ça se ressent effectivement sur Broken Hearts and Beauty Sleep et ça a été plutôt salué par la critique. Comment est-ce que tu te sens vis-à-vis des médias musicaux d’aujourd’hui ?
C’est très intéressant parce que j’ai l’impression qu’il y a eu une période, il y a environ 2 ou 3 ans, où beaucoup de médias mainstream ont laissé place aux sons underground. Maintenant, je pense que le monde est presque redevenu pop. Les MTV Video Music Awards aux États-Unis viennent d’avoir lieu avec des axes pop très forts : pop-rap, pop-country ou pop-pop. Mais en regardant, je me disais « waw, personne n’est audacieux« . Je n’essaie pas de dire quelque chose de négatif, c’est juste une observation. Peut-être que pour certaines personnes, Lil Nas X, la pop-star noire gay, est avant-gardiste. Mais pour quelqu’un comme moi, ça ne l’est pas.
C’est juste comme si la pop avait un autre grand moment. Et c’est amusant parce qu’il y a cette autre couche d’artistes différents, comme Kelsey Lu ou Lafawndah ou King Krule. J’ai juste l’impression que la musique est vraiment éclatée. Et pour des artistes qui sont si accompli·e·s et qui font de la musique différemment, où sont les récompenses ? Dans ce monde, il y a maintenant cette hiérarchie continue de la pop. Et c’est vraiment étrange, parce que la plupart des gens que je connais écoutent uniquement des mixes SoundCloud de DJ-club. C’est une période bizarre, mais très intéressante !
C’était vraiment fou pour moi que quatre singles, particulièrement deux, au Royaume-Uni et en France « Free Ride » et « It’s Not My Choice » (avec Blood Orange) soient diffusés à la radio. Ce n’est pas la première fois qu’une de mes chansons passe à la radio. Mais ce dernier disque a été mon premier contact avec le stream de masse. On verra comment ça évoluera par la suite.
Prochaine date de Mykki Blanco en France : le 15 novembre à La Maroquinerie, Paris.
Image à la Une : © Luca Venter