Après une épopée au cœur des tempêtes de l’Atlantique Nord (60° 43’ Nord) et une retraite dans le calme silencieux du Groenland (– 22,7°C), Molécule a choisi le creux de la vague de Nazaré pour sa nouvelle immersion sonore. Il en a sorti un nouvel EP abyssal : Nazaré, sur le label Ed Banger Records.
Chaque projet artistique de Molécule se vit comme une expérience immersive hypnotique, dans des lieux où la nature garde ses droits. Pour Nazaré, le défi était d’enregistrer le son du spot apocalyptique de Nazaré au Portugal, devenu une véritable capitale européenne du surf de gros. Les bruits sourds de l’océan et le clapotis de l’écume, les cris des surfeurs et les rires d’après-sessions confrontés aux formes rudes et singulières de l’électro de l’artiste forment une matière sensorielle chargée d’émotions et d’affects. En ressort une odyssée sonore puissante, fruit d’une exploration personnelle destinée à se reconnecter à l’essentiel.
Manifesto XXI : Tu voues une sorte de culte à l’océan, d’où est-ce que ça te vient ?
Molécule : L’océan, ou l’eau de manière générale parce que le projet précédent au Groenland c’était un océan glacé… Ça a des ramifications presque psychanalytiques. Il y a une notion de l’au-delà, il y a quelque chose d’assez mouvant qui peut se rapprocher de l’inconscient. C’est un élément qui me fascine, qui m’impressionne et qui m’inspire beaucoup. Je n’ai pas toutes les explications mais effectivement, il y a quelque chose avec l’eau, avec le mouvement, l’instabilité.
Dans ma démarche, il y a l’idée d’essayer de percer les mystères de la vie et de se reconnecter à la nature à travers l’écoute des éléments.
Ce sont tes racines bretonnes qui ont forgé ton rapport à l’environnement marin ?
Oui je pense. La Bretagne, c’est une région où je n’ai jamais vécu. J’y ai acheté une maison là, récemment. Depuis petit, je vais sur les côtes bretonnes et donc depuis tout petit j’ai navigué. C’est quelque chose qui m’a sans doute forgé, qui m’a donné aussi une sorte de formation pour pouvoir faire des projets où je pars assez longtemps, dans des conditions assez difficiles. Il faut se sentir capable de partir.
Pourquoi t’infliges-tu ces conditions un peu extrêmes ? Pourquoi s’immerger in situ ?
Je suis masochiste déjà. [rires] M’infliger ça, je ne le vois pas comme ça. Je pense que la difficulté, les contraintes sont inspirantes. C’est vrai que je suis plutôt attiré par le froid, par la dureté. Je cherche des endroits où la nature est dominante, où elle s’exprime dans toute sa splendeur. Être face à cette nature aussi pure, aussi forte, ça amène à des lieux qui ne sont pas faciles d’accès ou particuliers. Je ne cherche pas à me mettre dans une sale situation, je cherche à aller vers tel type de phénomène naturel, et souvent ça m’amène à me mettre en danger. C’est plutôt une obligation de risque parfois.
Jouer avec ses propres limites, flirter avec ses peurs, c’est quelque chose dont j’ai aussi envie, c’est une manière de se sentir vivant.
Se retrouver dans des situations pas évidentes, inconfortables, nouvelles et où il faut s’adapter, c’est des moments où on se sent très vivant. On est dans le présent, on est vraiment là.
Pourquoi as-tu voulu capturer les sons de phénomènes naturels ?
À l’origine, quand je suis parti sur le bateau en 2013 – qui est vraiment le projet qui a fondé un peu ce dogme, ce concept, ce processus créatif – ce n’était pas central dans ma démarche. L’idée première, c’était de partir avec tous mes instruments sur un bateau et d’aller créer de manière très romantique une musique au milieu de l’océan, au cœur de la tempête. Une fois que j’ai établi ce processus, je me suis dit « tiens je vais aussi en profiter pour utiliser le son de l’environnement ». Je me suis aperçu dans cette première aventure, l’importance et la pertinence aussi, d’incorporer ces enregistrements. Ça permet de donner une empreinte acoustique à la musique et ça faisait jaillir plein d’inspiration, plein d’idées. J’en ai été convaincu très vite sur le bateau quand j’ai commencé à travailler. De là est vraiment né ce concept de dire que l’écoute, l’enregistrement et l’aventure d’une certaine manière, seront les piliers de mes démarches à venir.
Quelle est ta méthode pour enregistrer ces sons qui t’entourent, pour t’immerger ?
On utilise différents types de micros par rapport aux situations, par rapport à ce qu’on veut enregistrer. De manière générale, je suis entièrement autodidacte dans la musique, j’ai appris en rencontrant des gens, en faisant des premiers projets, puis des deuxièmes et ainsi de suite. Dans la prise de son c’est exactement pareil, j’ai pas du tout de formation d’ingénieur du son ou technique par rapport à ça. Et aujourd’hui, je collabore avec des pointures dans ce domaine-là et j’apprends énormément à leurs côtés. Sur le projet Nazaré par exemple, on a créé des prototypes de micros en collaboration avec des marques. J’aime aussi dans la démarche aller de l’avant, ne pas tourner en rond. Je suis à l’écoute, j’ai envie d’essayer, de tenter des choses. Cette dimension technologique est aussi une part importante du projet.
Nazaré, c’était une sorte de défi pour toi, comment tu l’as perçu ? Quel est le sentiment face à ces vagues ?
La première chose que j’ai vu, comme beaucoup de gens il y a quelques années, ce sont les premières images de ce spot avec le phare et ses vagues géantes. Il y avait de la musique par-dessus ces images ou alors il y avait ce son des vagues enregistrées sur la plage. On n’entendait pas ce qu’on voyait. J’avais déjà fait ce projet sur le bateau, le Groenland, d’autres projets annexes liés à cette démarche… Déjà ça m’a fasciné visuellement, et du coup je me suis dit que de se retrouver face à ça, ça doit être assez fou et ça doit faire un son particulier. J’ai commencé à en parler à mon entourage, à établir des connexions avec des acteurs du milieu du surf. C’est un projet qui leur a vachement parlé, parce que les surfeurs sont d’une part très sensibles à l’écologie et aussi au son. Et c’est vrai qu’il y a une sorte de frustration dans tous les films de surf : on voit de très belles images mais on n’entend pas ce qu’on voit. Il y a souvent une musique un peu d’illustration. Du coup, il y a eu un écho très réactif et très enthousiaste de la part de la communauté et aussi d’un producteur, Vincent Kardasik, qui a répondu présent. Ensemble on a monté une équipe, on a réellement monté le projet. Après, très concrètement, se retrouver sur l’eau au milieu de ça, ce n’est pas très confortable, surtout quand on n’a pas l’expérience, quand on n’est pas surfeur. On a un peu envie de partir, on se demande ce qu’on fout là et en même temps on en prend plein la gueule. Une fois de plus, c’est inspirant, il y a quelque chose d’assez sonore. C’est une expérience qui marque. C’est des souvenirs profonds qui sont ancrés et j’aime ça.
Dans quel état reviens-tu à Paris après avoir vécu de telles expériences ?
Je reviens avec grand plaisir. On me pose souvent cette question, la question de la fuite. J’habite à Paris depuis presque vingt ans. J’ai une famille, j’ai des amis, je me sens plutôt bien à Paris. J’aime la vie citadine, j’aime les gens même si je ne suis pas forcément fan des foules. Quand je pars, c’est pas du tout pour fuir tout ça. C’est un peu comme des parenthèses, des bols d’air dont j’ai besoin pour mon équilibre aussi, pour bien vivre ma vie en ville on va dire. Quand je reviens, je suis un peu comme un marin, c’est des retrouvailles donc c’est génial. Quand je suis parti sur le bateau, le capitaine au bout de 34 jours de mer m’a dit « tu vas voir, nous on a ce truc particulier nous les marins, c’est les retrouvailles ». Et c’est vrai que pour les marins, il n’y a pas de quotidien avec leur entourage, leur femme, leurs enfants. Ils partent, ils sont complètement isolés et puis quand ils se retrouvent, c’est des moments qui sont assez sublimes. J’aime bien cette idée du marin, même si je ne pars pas toujours sur l’eau. Et puis, je ne suis pas un grand voyageur aussi. C’est un truc dont on me parle souvent, du voyage. Mon métier m’amène à voyager et j’aime ça, voyager par le travail, en tournée. La semaine dernière j’étais à Tokyo, j’ai adoré, c’était la première fois que j’y allais. Je suis resté quatre jours, mais après me dire « tiens, je vais prendre un billet, je vais partir quinze jours visiter »… pas tellement.
Connais-tu une sorte de spleen après ce bouillonnement créatif ?
Il peut y avoir un état post-dépressif dans l’intensité de ce qu’on vit. Ça c’est un peu propre au métier : après un gros concert, après une tournée, revenir et se poser… mais ce n’est pas profond, ce n’est pas un mal. Il peut y avoir le mot spleen effectivement. C’est un mot qui est assez juste. Mais souvent, ça ne dure pas très longtemps parce que l’activité reprend vite le dessus.
Dans la vie, tu recherches le risque ou tu es à contre-courant et restes plus raisonnable ?
Les deux, je suis quelqu’un d’assez calme, d’assez posé dans la vie. Mais j’ai des moments où j’aime faire la fête aussi. Je vis les choses pleinement et ça peut être dans tous les extrêmes. De manière générale, je suis assez posé quand même, voire assez réservé, une sorte de force tranquille quoi.
Nazaré c’est le point de départ d’un projet plus global de documentation d’autres vagues mythiques. Tu as envie de trouver une émotion authentique à chaque spot que tu vas visiter ?
Oui et puis c’est un projet qui a une vraie dimension technologique : celle de pouvoir capter comme ça n’a jamais été fait le son de la vague, de ce sport. Et, il faut bien l’admettre, à Nazaré, je suis arrivé avec beaucoup de prototypes, avec beaucoup d’idées. Ça a été un vrai travail d’équipe avec les surfeurs, avec Benoît Gilg, qui m’assiste aussi d’un point de vue vraiment technique. On s’est fait battre sur certaines prises de son qu’on n’a pas réussi à faire. On est revenu avec une matière pour moi extrêmement riche et encore imparfaite, et avec le sentiment que c’est le début de quelque chose de plus poussé, de plus approfondi. Et donc, on a envie de continuer et tant qu’à faire, essayons de documenter chaque vague selon les surfeurs. Chaque vague a son son, a son souffle. L’idée, ce serait d’arriver à documenter comme ça trois/quatre vagues mythiques et d’avancer d’un point de vue technologique dans les techniques utilisées pour progresser.
Tu as déjà des vagues en tête ?
Il y en a plein… après il y a des questions budgétaires, des questions de timing. Certaines vagues, spots ne fonctionnent qu’à tel mois dans l’année. Des vagues, il y en a plein : il y a Jaws Pe’ahi à Hawaï, Teahupoo à Tahiti, Bali, une superbe vague en Australie et puis une vague presque inconnue en Namibie… Au Maroc, il y a des vagues superbes aussi, des vagues qui cassent en plein océan sur des hauts fonds. Il y a plein de choses à faire, après tout ça c’est du budget. C’est un projet qui est assez lourd logistiquement parce qu’on est beaucoup. Derrière moi, il y a beaucoup de gens, il y a les surfeurs et toute la logistique que ça demande. Il y a aussi une question de sécurité qui est assez importante. Je ne suis pas fou. Il y a une sorte de folie pour certains en disant “le mec va là-bas mais il n’y connait rien”. On essaie quand même de cadrer, de ne pas partir au suicide. Il y a des équipes de secours derrière.
La banquise, la tempête, les vagues ; projet après projet, tu repousses toujours plus tes propres limites. Quel est le projet qui t’a le plus mis face à tes limites ?
C’est à chaque fois différent. Bizarrement, je ne m’y attendais pas avant de partir, le projet qui m’a le plus bousculé : c’est le Groenland. Il y a eu la rencontre déjà d’un environnement complètement nouveau. Il y a une fragilité, une pureté dans ces décors qui est d’une force étonnante. Et, il y a aussi la rencontre avec la population, la vie au sein de cette population, je dirais même plus de cette communauté. J’étais dans un tout petit village de 80 personnes. Je suis resté longtemps, j’étais juste accompagné de Vincent Bonnemazou, qui est un réalisateur avec qui je collabore sur pas mal de projets. C’était une expérience avec l’envie et la volonté de travailler autour du silence, qui est quelque chose d’assez sensible, d’assez mystique presque.
Il y a des phénomènes et des états qui ont été assez bouleversants. Il se passe quelque chose de très particulier, assez difficile à écrire et un peu ineffable.
Les aurores boréales – je ne partais pas du tout là-bas pour ça – en sont un bon témoin de ce qui s’est passé. Quand je suis parti au Groenland, j’avais presque oublié qu’on pouvait en voir là-bas. Et quand c’est arrivé, au bout de dix ou douze jours, waouh !
Finalement, tous tes projets sont des hommages à la nature, à la fois si belle, si sauvage. Est-ce un appel au réveil des consciences écologiques voire une certaine forme politique liée à l’écologie ?
Il y a aucune dimension politique, après je suis quelqu’un de plutôt engagé dans la vie, qui a des positions. Mais ces projets-là, s’il faut définir un aspect militant, ce serait plutôt de remettre l’écoute à sa juste place. Je pense d’ailleurs qu’on est à une période où le son pour tout à chacun est quelque chose dont on devient plus sensible. C’est peut-être aussi lié à la technologie. Les casques, maintenant tout le monde en a un plutôt de qualité, et tout le monde a une enceinte bluetooth plutôt de qualité. Les gens aiment se mettre dans du son, dans une bulle, c’est devenu quelque chose dont les gens se nourrissent beaucoup. Dans mes projets, ce que j’ai découvert, c’est la puissance de l’écoute. La puissance de ce postulat de se mettre dans une posture de simplement écouter, de prendre le temps de simplement se reconnecter au moment présent. À travers l’écoute, il y a énormément de choses qui peuvent en découler aux niveaux politique, écologique. Ce n’est pas quelque chose que je mets en avant mais je milite pour que l’écoute soit mise à sa juste place.