Taphophile : qui a une vive affection pour les cimetières. De sa passion pour les lieux du repos éternel, la journaliste Camille Paix a entamé un travail passionnant et révoltant à la fois sur notre matrimoine. Son compte instagram Mère Lachaise rend hommage à toutes les illustres oubliées du cimetière parisien.
La lutte pour que Gisèle Halimi – avocate et militante féministe – repose au Panthéon témoigne bien d’une chose : la volonté rugissante de revaloriser les femmes qui ont marqué l’Histoire et qu’on ne cesse d’invisibiliser. C’est précisément l’engagement salutaire de Camille Paix – journaliste pour Libération et membre du collectif Les Plumé·e·s –, à travers le compte instagram Mère Lachaise : avec les biographies et portraits originaux, qu’elle poste chaque semaine, elle témoigne « que les femmes ont toujours été là » et qu’elles le seront toujours.
Manifesto XXI – À quel moment et dans quelle mesure l’invisibilisation des femmes enterrées au cimetière du Père Lachaise, t’a-t-elle affectée ?
Mère Lachaise, aka Camille Paix : Ce n’est pas forcément propre aux cimetières. Le constat c’est que j’ai quand même fait cinq ans d’études, je me dis féministe depuis longtemps, j’ai une mère qui m’a élevée en essayant de faire gaffe à ça. Pourtant, les femmes connues d’un point de vue historique, je les ai pratiquement toutes découvertes via mes recherches pour Mère Lachaise. Le cimetière était un point de départ comme un autre et c’est également le reflet de beaucoup d’épisodes de l’Histoire du pays. J’ai trouvé marrant l’idée de la découvrir à travers un espèce de lieu restreint, qui n’a pas forcément de cohérence.
Si, moi, qui baigne vraiment dans la lutte féministe, je connais si peu de femmes, c’est qu’elles ne sont pas du tout mises en lumière.
Camille Paix
Tu utilises le digital et l’illustration pour parler de mémoire. De nos jours, penses-tu nécessaire d’avoir une approche ludique et attractive concernant un engagement politique ?
Au début, j’étais un peu perplexe à l’idée du compte instagram, c’est une copine qui m’en a parlé. Je me demandais « qui ça va captiver un compte instagram de meufs enterrées dans un cimetière ? » J’avais un profil personnel, je ne postais pas beaucoup, donc je ne m’étais pas dis que ça pouvait être un outil de militantisme. En créant Mère Lachaise et en m’abonnant à des comptes plus engagés, j’ai découvert à quel point c’était un moyen génial pour toucher du monde ! Des jeunes femmes en majorité : 90% selon les statistiques de mon compte Mère Lachaise. Je pense qu’instagram est un levier génial pour toucher beaucoup de monde sans en avoir l’air, et sans que cela soit chiant.
Tu as dessiné certaines femmes en couleur, cela implique donc qu’elles n’ont pas/plus de plaque. As-tu des explications ?
Premièrement, une concession coûte cher. Souvent les femmes qui n’ont pas/plus de plaque n’ont pas de descendance directe, ou plus d’héritiers pour prendre soin de leur mémoire et payer leur concession. Par exemple, des personnes dont les familles ont été déportées n’ont plus personne pour renouveler leur concession. Je ne sais pas exactement comment cela fonctionne, car certaines sont réglées/assurées pour 10, 30, 50 ans, même à perpétuité ! Des personnalités sont mortes très pauvres comme Oscar Wilde, mais il a encore une plaque. Je ne sais pas précisément comment cela est géré et je n’avancerais pas non plus que c’est un processus qui défavorise surtout les femmes. Je ne me suis pas renseignée au sujet des hommes qui n’ont pas/plus de plaque.
Tu partages le parcours de femmes qui ont marqué leur temps, puis l’Histoire. Qui t’inspire ?
Je crois que je me suis tellement plongée dans des trucs historiques ces derniers temps que je suis peut-être moins au fait des militantes actuelles… Dans le cimetière, j’ai un peu mes chouchoutes. Missy (Mathilde de Morny), un·e amant·e de Colette, issu·e d’une très grande famille. Grâce à son aisance financière, iel a pu faire « ce qu’iel voulait ». Afficher son homosexualité, s’habiller « comme un homme », donc en pantalon. Je ne sais pas si j’admets l’hypothèse que Missy ait été transgenre. C’est le point de vue de beaucoup de chercheurs. Je trouve cela assez compliqué de mettre des étiquettes « actuelles » sur une personne qui ne s’est jamais exprimée à ce sujet. En même temps, iel ne pouvait pas mettre des mots sur ces sujets-là à l’époque. C’est donc difficile de la·le définir, mais ça l’est tout autant d’ignorer ce fait-là.
Au-delà des questions identitaires et sexuelles que l’on se pose, c’est passionnant de comprendre qu’iel a vécu une certaine fluidité de genre en 1900. Son nom de naissance était Mathilde de Morny, mais iel se faisait appeler Missy, Oncle Max, Max, Yssim… Des fois, Colette lui adressait des lettres en le·la genrant au féminin, ou au masculin. En dépit du fait que Missy pouvait faire ce qu’iel lui plaisait grâce à l’argent de sa famille, iel était très mal vu·e ! En vivant comme cela, Missy a beaucoup souffert et s’est retrouvé·e seul·e jusqu’à sa mort. Sinon, Annie Ernaux, Virginie Despentes, Leonora Miano, Lola Lafon, Maryse Condé, Madeline Miller sont des autrices dont les œuvres m’ont beaucoup marquée récemment !
En découvrant les parcours de ces artistes, scientifiques, auteur·ices, quels sentiments t’ont traversée ? Quel en a été l’impact dans ton parcours en tant que féministe ?
Je n’ai encore jamais trouvé la façon d’expliquer ce qui va suivre sans donner l’impression d’être stupide : je crois que j’ai un peu découvert, par la pratique, que les femmes ont toujours existé. Dans la théorie, je sais qu’elles ont toujours été là. De toute évidence, elles ont fait des trucs pendant tous ces siècles, elles n’ont pas attendu 2020 pour créer ou agir. Avant Mère Lachaise, tu pouvais me donner des périodes historiques, je ne savais pas situer ce que telle femme faisait à ce moment-là.
Ce projet m’a appris que les femmes ont toujours été là.
Camille Paix
Nier son identité sexuelle/de genre ou utiliser un « pseudonyme d’homme » était un moyen récurrent pour être lu·e ou écouté·e à l’époque. Tu penses que cette technique de communication serait encore pertinente aujourd’hui ?
Je ne sais pas, mais lorsque je vois les réactions épidermiques des gens, au sujet de certains propos que je considère comme « basiques », notamment ceux d’Alice Coffin (militante féministe et autrice du Génie lesbien, ndlr), je me dis que ce serait encore stratégique oui !
La dernière fois, des gens m’ont envoyé des messages sur Twitter, pour me faire comprendre que j’étais dangereuse pour la République, car je lisais des femmes.
Camille Paix
Tu dresses le portrait de femmes grandioses. C’est quoi, pour toi, une meuf badass ?
Pour moi, Alice Coffin symbolise bien cette expression ! Quand tu te prends autant de trucs dans la gueule et que tu continues à militer, à te répéter que ton travail est important, je trouve ça impressionnant.
Tu as envie de partager quelque chose que tu as appris grâce à Mère Lachaise ?
J’ai découvert la première vague de féminisme ! J’ai beaucoup entendu que le féminisme « c’était mieux avant » alors que la première vague était composée de femmes aux actions hyper radicales ! Hubertine Auclert brûlait des codes civils, se battait déjà contre l’usage du masculin dans le langage universel. Elle renversait des urnes pour protester contre le fait que les femmes ne puissent pas voter, trente ans avant que la loi passe ! C’était incroyable de découvrir ça face au contexte actuel ! Non seulement on a des revendications communes à 130 ans de différence, mais les féministes de l’époque étaient, pour certaines, tout aussi radicales.
Compte tenu des évènements, la visite guidée du cimetière par Camille a été annulée. Partie remise, vous pouvez en attendant découvrir les portraits des femmes puissantes que la journaliste dresse juste ici. Suggestion confinement-on-n’en-peut-plus : avec un œil tout aussi aguerri, Julie Beauzac déconstruit, à son tour, l’Histoire de l’art occidentale. Elle propose un point de vue féministe et inclusif, dans son podcast impertinent « Vénus s’épilait-elle la chatte » ?
Image à la Une : © Camille Paix