Melek Zertal dessine des meufs, uniquement des meufs. Mates de peau ou blanches, aux cheveux roses, blonds, roux, dans des palaces ou des fast-food. Ses personnages s’aiment, se déchirent, se quittent ou se retrouvent, sont jalouses ou complices. Portrait de cette artiste franco-algérienne installée en Californie, figure montante de l’illustration dont la bio Instagram précise « trashing men one comic at a time », « défoncer la gent masculine à chaque nouvelle BD ».
J’aime pas les mecs, ils me saoulent, ça ne m’intéresse absolument pas de les dessiner.
Melek Zertal
Profondément politisée et évoluant dans les sphères queer d’Oakland (Californie), c’est pourtant la flemme qui poussa Melek Zertal à dessiner ses sad lesbian stories : « J’aurais pu me forcer à dessiner des hommes, mais j’ai finalement décidé que non, parce que je suis trop paresseuse », racontait-elle lors d’une conférence donnée au festival londonien ELCAF. Pas de personnage masculin dans ses planches donc, pour notre plus grand plaisir.
Ne dessiner que des femmes, c’est aussi une façon pour l’illustratrice de 24 ans de refuser que l’on projette sur ses personnages les codes de notre société patriarcale hétéro-normée : « J’ai envie qu’on se concentre sur ce qu’elles disent, leur ton, leurs expressions. Pas qu’on se demande qui des deux ramène le plus de tunes à la maison. »
Figure montante de l’illustration, on a pu apercevoir ses planches dans la dénicheuse revue Lagon, et elle collabore régulièrement avec l’éditrice berlinoise de Colorama. À l’image de ces derniers, Melek s’ancre dans le milieu du fanzine et de la micro-édition. Elle est d’ailleurs diplômée des Arts décoratifs de Strasbourg, véritable pépinière de la nouvelle garde de l’illustration. Mais non contents de squatter les sphères les plus alternatives de l’édition, ses dessins s’invitent aussi depuis quelques années dans les pages du New York Times. L’autrice est également sur le point de terminer son premier opus avec la maison d’édition Les Requins Marteaux, tauliers de la BD indépendante.
Vous l’aurez compris, Melek Zertal fonce, a déjà une œuvre prolifique à son actif et aligne les collaborations de qualité. « C’est quelqu’un qui travaille très vite. Ça va avec son propos, ultra spontané » raconte Vincent Longhi du Studio Fidèle, studio de risographie avec qui l’illustratrice a récemment publié son livre Sleepless.
Female gaze
« Il y a quelque chose de pétillant et malicieux dans son travail, elle s’amuse avec les idées qu’elle a », continue Vincent. Sleepless nous plonge dans l’épisode 152 de X-Files, le seul ayant jamais réalisé par une femme. Pendant 28 pages, on suit Dana Scully, l’un des personnages principaux de la série, en mission. « L’épisode a été réalisé par Gillian Anderson, l’actrice qui incarne le personnage de Dana, détaille Melek. C’est elle qui la connaît le mieux. L’épisode est beaucoup plus calme et introspectif, avec une dimension spirituelle qui m’a beaucoup touchée. »
Melek a choisi de montrer la femme, pas la super détective. On assiste, page après page, à des moments de latence et d’attente quelque peu inhabituels pour l’agente du FBI. L’attention est donnée aux détails, on comprend le temps qui passe. C’est lent et puissant.
Cette édition résume bien l’univers de Melek : subtil et envoûtant. Si l’on pouvait parler de female gaze dans l’illustration, elle en serait le porte-étendard. Ce concept, pensé pour le cinéma et la fiction, désigne la tendance à représenter le monde au-delà du point de vue masculin et hétéro-normé : ne pas objectifier les personnages – en particulier, les femmes – et penser les interactions, notamment le désir, autrement que par un prisme masculin, auquel nous sommes habitué·e·s jusque dans nos fantasmes.
Melek dessine des meufs, sur-sapées qui se reluquent dans un miroir, à poil à l’arrière d’une voiture, en train de se partager un cornet de frites, ou se prélassant dans un jacuzzi en songeant à leur prochain date. En donnant de l’importance à des situations qui pourraient être complètement banales, elle crée une bulle où il fait bon d’être une femme. Son dessin célèbre avec force et évidence l’empowerment féminin. Et dans un monde de l’illustration encore majoritairement masculin – 27% d’autrices de BD en 2016 – et où les festivals peinent autant à nominer qu’à récompenser les femmes, ça fait du bien.
Créer un front
C’est en Algérie que Melek grandit, en binge-watchant la télé française. « J’étais fascinée, et pour moi, c’était ça la France. Alors qu’en fait, je regardais des rediffusions de programmes américains. » Quand elle arrive à Paris, du haut de ses 6 ans, la déception est palpable : « Ça ne ressemblait absolument pas à ce que j’avais vu à la télé. » Pour autant, cet épisode attise durablement sa curiosité : « L’univers high-school avec les casiers, les diners, est-ce que ça existait vraiment ? J’avais envie de voir l’envers du décor. »
La pop culture américaine s’est ainsi taillé une place de choix dans ses dessins. De X-Files aux fast-food, en passant par un clin d’œil appuyé à l’illustre compagnie de bus Greyhound, les références sont nombreuses.
À 18 ans, elle obtient une bourse et s’envole à New York pour trois mois. Quelques années plus tard, elle part en stage à Oakland – la voisine moins tech et moins lisse de San Francisco – où elle finira par s’installer durablement. « J’ai débarqué avec une vision très française et un peu snob de l’art. Mais là-bas, et surtout sur la baie de San Francisco, la production artistique est indissociable des luttes politiques. Il y a un besoin urgent de créer. »
À l’image de ses potes de Unity Skateboarding, qui revendiquent le skate queer et font de l’illustration : « J’ai compris qu’on créait moins pour un concept que pour une cause. L’aspect communautaire est très important : il faut créer un front. » Créer un front, c’est aussi une façon de peser dans un pays sans minimas sociaux, où la précarité est grandissante et les minorités particulièrement fragilisées.
Sans étonnement, l’étiquette d’artiste queer racisée lui colle à la peau. « Ce sont deux adjectifs qui me construisent. Mais il y a tellement plus à dire de moi que, dans un sens, c’est réducteur. » Et si elle a bien conscience que chaque corps qu’elle dessine est politique, elle ne se définit pas pour autant comme une artiste engagée : « Si le fait que je dessine deux femmes noires ensemble fait tiquer les gens, tant mieux. Mais je n’ai pas envie que ce soit le point principal de mes histoires. Tout comme je n’ai pas envie d’être considérée uniquement comme une artiste queer racisée. »
Dessin thérapie
Melek reconnaît facilement que pour elle, le dessin a d’abord été une catharsis. Les relations qu’elle a tant dessinées sont celles qui lui manquaient. Dessiner pour rêver ? Quand on aborde sa manie d’habiller ses héroïnes en total-look Gucci, elle se marre : « J’adore dessiner des fringues que je ne pourrais jamais me payer, c’est ma thérapie au shopping. D’ailleurs, je fais la même chose avec l’architecture. »
Que ce soit des bateaux de croisière ou des maisons victoriennes, l’architecture est toujours mise en valeur avec force et précision sous le trait de Melek. Elle s’intéresse de près à la rotoscopie, une technique utilisée en animation pour reproduire des images. « Je vais davantage à l’essence de ce que je dessine, je modifie de moins en moins mes images d’inspirations. »
Son mood-board, c’est en scrollant sur le web qu’elle le compose : « Ces images vont devenir le fil rouge de mes histoires. Ce sont d’elles que découlent les dialogues que j’écris et les situations que je dessine. » La création de l’image précède donc celle de l’histoire, et son style de narration éclatée, propice à l’écriture de mini-scènes, est quelque peu mis à l’épreuve lorsqu’il s’agit d’écrire une histoire plus longue. Pour autant, elle envisage mal de collaborer avec un·e scénariste : « J’ai besoin d’être surprise par mes histoires. Si j’en connais la fin trop rapidement, je m’ennuie et je n’ai plus envie de terminer. »
En avril dernier, Melek était attendue à la L.A. Artbook Fair, l’un des plus gros rendez-vous de la micro-édition du pays, pour présenter son dernier livre, Together, édité par Colorama Print. Si le confinement a provoqué l’annulation de l’évènement, l’ouvrage est néanmoins disponible en ligne, et la maison d’édition a pris le temps de concocter un podcast sur le travail de l’illustratrice, que l’on vous conseille vivement d’écouter.