Véritable institution féministe, la maternité des Lilas (93) accueille des usager·ère·s depuis 1964. Dans cet établissement où les sages-femmes occupent le premier rôle, le soin est au cœur des pratiques, et les méthodes, attentives aux vécus singuliers des personnes suivies. Leur accompagnement de personnes trans en a ainsi fait la première « transsernité » de France. Menacée de fermeture depuis plus de dix ans car non-rentable, l’étau se resserre depuis un an sur les Lilas. Nous sommes parties à la rencontre de ce lieu singulier et des femmes qui l’occupent. Série d’articles en deux parties : le récit d’une lutte qui s’accélère et de l’histoire d’un lieu plus que jamais indispensable. (2/2)
Nous avons rencontré la maternité des Lilas et ses soignantes au début de l’été 2022. Il faisait beau, les lieux étaient calmes. Probablement un répit – une heure plus tard, l’un des administrateurs nous décrit avec amusement un accouchement qui l’été d’avant s’était étiré des heures entières, rythmé par les hurlements puissants d’une parturiente. Une scène relativement exemplaire de cette maternité de niveau 1, berceau des accouchements physiologiques et sans douleur depuis les années 1960. Des figures connues y ont exercé, telle que Chantal Birman, sage-femme féministe à l’affiche du documentaire À la vie, sorti en 2021.
À la fois centre d’orthogénie et maternité, les Lilas prend en charge la santé des femmes dans une perspective féministe qui résonne particulièrement ces derniers temps. Consentement, libre choix et écoute sont autant de principes qui traversent le temps et les générations de soignantes qui s’y succèdent. On a rencontré celles qui y travaillent encore, pour certaines depuis près de trente ans, pour qu’elles nous racontent la singularité de ce lieu menacé de disparition. Qu’est-ce qui rend cet endroit si particulier ? Et en quoi s’inscrit-il dans l’histoire des luttes féministes, anciennes comme plus récentes ?
Une prise en charge à contre-courant : l’accompagnement féministe aux Lilas
Ces dernières années, l’attention se porte de plus en plus sur les parcours gynécologiques dans une perspective féministe. On interroge le consentement dans le cadre médical, on s’attèle à la déconstruction de certains mythes autour de la grossesse, et l’on s’inquiète des récits autour de la dépression post-partum, enfin recueillis avec sérieux. Les ouvrages qui documentent ces bouleversements de paradigmes se multiplient.
Aux Lilas, la théorie est une pratique quotidienne qui s’inscrit dans l’ADN de la maternité, depuis sa création en 1964 par la comtesse de Charnière. À l’origine, une volonté : permettre aux femmes d’accoucher sans douleur. Si l’accouchement physiologique occupe une place historique dans la maternité, c’est le respect du choix des patientes qui, plus largement, est au cœur de son fonctionnement. Et cela tant du point de vue de l’accouchement que de l’avortement : le choix de poursuivre ou non une grossesse, le choix du déroulement de son accouchement, le choix des actes médicaux qui seront réalisés. En bref, le droit à disposer de son corps – soit l’un des principes féministes les plus essentiels. Aude, sage-femme, tient à souligner ce respect constant du consentement : « ici, on ne touche jamais une femme, même le ventre, sans lui demander l’autorisation. » Et Lucile d’ajouter : « je mets un point d’honneur dans les cours de préparation à expliquer et à leur dire [aux femmes enceintes] : on vous demandera votre avis. »
Le féminisme est fondamental dans la manière qu’elles ont de concevoir le métier de sage-femme, elles qui, comme le note Céline « ne viennent vraiment pas là [aux Lilas] par hasard ». Lucile, qui voulait lors de ses études effectuer un de ses stages aux Lilas après avoir entendu parler de la philosophie du lieu et de Chantal Birman, ancienne sage-femme de la maternité, le souligne : « la dimension féministe est hyper importante pour nous. » Aude abonde : « Elle est fondamentale, structurelle. C’est le droit des femmes. » Le féminisme de cette-sage femme qui exerce depuis dix-sept ans aux Lilas accompagne, comme pour ses collègues, son métier : « Féministe, ça passe par le choix de mener ou pas une grossesse à terme ou de l’interrompre sans justification. Et en étant absolument accompagnée, respectée, en toute bienveillance. Dans la manière dont va se faire le suivi de grossesse, être pleinement impliquée dans la décision si des décisions doivent être prises. »
Céline, sage-femme depuis vingt-sept ans aux Lilas, assure les entretiens prénataux (qui ont lieu à partir du quatrième mois de grossesse) pendant lesquels elle revient systématiquement sur les différentes options, physiologiques ou non, qui s’offrent aux futures parturient·e·s : « Souvent, on arrive pour un premier accouchement, et on ne sait pas qu’on est capable. On dit, je vais prendre la péridurale. Moi, ce que je leur dis, c’est qu’il n’y a pas de souci avec la péridurale, on y est évidemment favorable, mais ce qui me semble important, c’est d’avoir le choix. Et pour avoir le choix, il faut savoir comment faire sans également. » La perspective habituelle qui fait du soignant celui qui détiendrait toutes les connaissances et tous les pouvoirs est renversée : on apprend aux patient·e·s qu’iels peuvent donner naissance physiologiquement, et que le choix de médicaliser ou non ce processus leur appartient. Dans tous les cas, l’accompagnement proposé sera adapté à leur décision finale.
Quand il y a eu l’accompagnement d’Ali, on a été super solidaires, toute l’équipe s’est formée et ça a été top.
Corina Pallais, psychologue
Aux Lilas, ce sont les sages-femmes qui prennent donc entièrement en charge le suivi de la grossesse et de l’accouchement, les médecins n’intervenant qu’en cas de complications. Elles tiennent à préserver ce rôle central d’accompagnatrice, sur le temps long, qui privilégie le cas par cas et la singularité des parcours suivis. Le métier de sage-femme est ici vécu comme une manière de parvenir, aussi, à se tenir à distance quand il le faut, selon les volontés des usager·ère·s. Lucile nous explique : « Être sage-femme, c’est aussi savoir se mettre en retrait. Ce n’est pas être là à faire des actes. Parfois, c’est juste être à côté, ou même derrière la porte. Venir de temps en temps. Ce n’est pas forcément faire des choses. C’est respecter l’intimité des couples, leur choix, le consentement, prendre en charge des personnes de tous genres. Sans jugement. »
La dimension d’une prise en charge pour tous·te·s est ainsi fondamentale. Ali, premier homme enceint reconnu à l’état civil, a accouché aux Lilas où le personnel soignant s’est formé sur le tas à ce qui était alors une situation inédite. Dans une interview pour Télérama dans lequel il relate son parcours, Ali note ainsi l’exemplarité du lieu qui a su s’adapter à ses besoins spécifiques, en refondant par exemple entièrement le système informatique pour que le bon genre soit inscrit sur la déclaration de naissance. Corina Pallais, psychologue, se souvient : « Quand il y a eu l’accompagnement d’Ali, on a été super solidaires, toute l’équipe s’est formée et ça a été top. » Depuis son passage, un autre homme transgenre a pu mener à terme sa grossesse dans la « transsernité » des Lilas. Dans la perspective féministe qui les définit, les soignantes s’adaptent continuellement aux nouvelles formes de parentalité, comme l’exprime Lucile qui donne des cours de préparation à la naissance : « je ne dis jamais le papa ou le conjoint, je dis toujours l’autre parent. J’emploie toujours ce terme-là, pour que justement les gens se sentent à l’aise. »
Compagnonnage et transmission : un lieu d’apprentissage du care féministe
La maternité représente un refuge. Comment expliquer que cet îlot de care perdure et se développe depuis sa création ? Si les techniques d’accouchement naturel n’ont rien d’innovant, ces pratiques ont été délaissées à partir du moment où les parturientes sont passées du domicile à l’hôpital, et plus particulièrement avec la généralisation de la péridurale dans les années 1980. Depuis, les accouchements sont en grande partie pris en charge par des médecins et anesthésistes.
ça ne s’improvise pas d’être auprès de quelqu’un qui a mal et qui n’est pas malade.
Aude, sage-femme aux Lilas depuis 2005
Une évolution qui a eu tendance à invisibiliser les méthodes dites « douces » au profit d’un gain de temps dans de nombreux hôpitaux ainsi que dans les formations. Pendant leurs études, les apprenties sages-femmes sont formées à un suivi médicalisé des personnes enceintes. Pour celleux qui exercent aux Lilas, l’arrivée dans ce lieu provoque souvent un tremblement : ici, il faut tout réapprendre, ou plutôt, tout désapprendre, car, comme le souligne Aude, « ça ne s’improvise pas d’être auprès de quelqu’un qui a mal et qui n’est pas malade ». Cette « formation » estampillée Lilas repose avant tout sur une solidarité entre anciennes et arrivantes, un compagnonnage qui se transmet de génération en génération. Aude nous explique avoir appris à faire ainsi en entrant aux Lilas, il y a dix-sept ans : « Quand je suis arrivée, j’ai travaillé avec pas mal de sages-femmes qui avaient l’âge de ma mère. » Peu de temps après son arrivée, certaines de ses collègues sont parties à la retraite. Entre-temps, elles ont pu délivrer un savoir-faire et un savoir-être in situ, depuis la salle d’accouchement. Il en est de même pour Lucile qui, il y a sept ans, après avoir suivi des études de sage-femme en Belgique, a été formée par ce système de marrainage lors de son arrivée à la maternité. En revanche, elle et Corina nous confient que la plupart des sages-femmes débutantes ne se sentent pas forcément à l’aise avec cette manière de pratiquer. Corina note ainsi que « des jeunes sages-femmes qui sortent d’école peuvent avoir peur d’être complètement dans la physio[logie] ou avoir le sentiment de ne pas être assez formées » – pour cette raison, le compagnonnage est primordial.
Dans un entretien donné dans Les Matins du samedi sur France Culture en novembre 2021, Chantal Birman, sage-femme et figure emblématique de la maternité des Lilas explique qu’il y existe un « droit à bien naître ». Elle évoque ainsi une passation, la création d’un lien d’une génération à l’autre, entre le parent et l’enfant : « Si on ne fait pas attention à cela, si on ne soigne pas le passage de génération, on tombe dans un vertige de non-dits, dans le manque de ce qui ne s’est pas produit, et ce vertige-là ne fera que s’agrandir ». Ce passage de génération, nous l’avons également retrouvé entre les sages-femmes de la maternité. Alors que les formations médicales apprennent à être interventionniste dans la façon de soigner, les sages-femmes des Lilas enseignent le contraire aux nouvelles arrivantes : la grossesse, qui n’est pas une pathologie en soi, nécessite un accompagnement mais pas nécessairement une médicalisation.
Il y a une grande vulnérabilité sur le 93.
Corina Pallais, psychologue
Une volonté d’apprentissage qui permet de renouer avec des pratiques plus anciennes qui se détachent des actes réalisés par les médecins, dont certain·e·s patient·e·s dénoncent les violences, à l’instar des épisiotomies. C’est l’histoire sur laquelle revient Marie-Hélène Lahaye, autrice du livre Accouchement : les femmes méritent mieux (Michalon, 2018), dans un entretien pour Le Média.
Toute l’énergie déployée dans la lutte pour que vive la maternité des Lilas se niche dès lors dans la volonté de faire perdurer cette vision du soin. Corina évoque l’idée de mettre en place un centre de formation, qui permettrait de pérenniser ce savoir-faire, notamment à destination des médecins : « j’ai proposé un centre de formation pour former les médecins et les sages-femmes à l’accouchement physiologique. Mais surtout les médecins ! Parce que quand tu viens travailler dans une structure comme celle-ci, il faut que tu comprennes que le but, c’est d’être le moins interventionniste possible. Et au contraire, ils [les médecins] sont formés pour être au taquet. Donc c’est une autre culture. »
Prioriser l’accompagnement de toutes les personnes vulnérables
La question de la fermeture ou du déplacement de la maternité soulève un problème fondamental : celui des publics et de l’accessibilité des centres de soin. Il s’agit d’un ancrage local primordial puisque les Lilas est la seule maternité de niveau 1 privée à but non lucratif aux alentours. Son implantation dans le 93 assure également la présence d’un centre d’orthogénie, c’est-à-dire un centre où l’on pratique des IVG.
Si la maternité des Lilas était autrefois un lieu reconnu pour ses techniques d’accouchement physiologique et attirait un public plutôt aisé, les choses changent, comme nous l’affirme Corina : « On a fait des choix, notamment au niveau du centre d’ortho[génie]. On cherche à travailler avec les populations les plus vulnérables. Avant Les Lilas c’était bobo, mais depuis une dizaine d’années on a inversé les choses et plus de 66% de notre clientèle vient des alentours. »
Un suivi qui, avec les années, s’est affiné en fonction des besoin des patient·e·s, comme le relate Corina : « Il y a une grande vulnérabilité sur le 93. On a une conseillère conjugale et sage-femme, Céline, qui s’est formée sur les violences faites aux femmes et sur les populations précaires. C’est elle qui s’occupe des entretiens prénataux précoces, faits pour repérer les vulnérabilités ». Céline le confirme : « je vois bien dans mes consultations qu’on a une population variée, avec des femmes qui sont parfois dans des situations difficiles. » Cette attention à un soin équivalent pour tous·te·s vient répondre à un vrai besoin sur le département : « Dans l’entretien prénatal que je propose le jeudi, il y a une grosse majorité de femmes qui me disent venir ici pour l’accouchement naturel, et pas que des femmes qui sont des femmes favorisées. Donc je me dis, mais pourquoi tout le monde n’aurait pas le droit à ça ? »
Il y a plein de maternités où il y a vraiment une bonne volonté de la part de plein de personnels médicaux. Sauf que les conditions ne permettent pas un accompagnement humain. C’est surtout ça aujourd’hui.
Céline, conseillère conjugale et sage-femme
Le suivi proposé par les Lilas ne s’arrête pas à la grossesse et l’accouchement. La maternité dispose également d’un centre d’orthogénie qui assure un peu plus de 900 IVG par an, un nombre « non négligeable dans le 93 » selon Lucile. Elle prévient : « s’ils ferment la maternité des Lilas, cela signifie aussi la fermeture du centre en planning familial, qui est quand même un gros centre d’orthogénie en France. » Comme le rappelait XY média dans un appel lancé sur Twitter le 30 mai dernier, aux Lilas les personnes trans peuvent aussi bénéficier d’un suivi adapté, ce qui est loin d’être le cas partout. À nouveau, Les Lilas permettent de combler un manque, comme l’explique Corina : « on a fait des choix, celui d’ouvrir un accueil et une prise en charge pour la population trans dans la mesure où le suivi gynéco est assez mauvais car iels sont mal reçus. Nous on y tient beaucoup. On estime que ce sont des gens qui d’une même manière que les plus vulnérables doivent être reçus, et bien reçus. Donc ça c’est aussi notre approche et notre parcours. »
Mais la situation de sursis dans laquelle se trouve la maternité aujourd’hui a des conséquences sur l’accès à l’IVG dans ce centre pourtant historiquement féministe. Comment faire venir des médecins dans un endroit menacé de fermeture depuis près de dix ans ? Cette situation pèse beaucoup sur le centre d’orthogénie, contraint d’être peu regardant sur les profils des médecins recrutés en raison du faible nombre de candidat·e·s. Et de se retrouver face à des praticien·ne·s invoquant leur clause de conscience, qui leur permet de ne pas pratiquer un acte médical, sans avoir à se justifier. L’accès à l’IVG est donc fragilisé par cette difficulté à recruter des médecins en accord avec les principes féministes des Lilas. Ceux des Lilas déjà en place sont peu nombreux, souvent engagés comme le docteur Reda Si Salah, à devoir faire face à la lourde responsabilité de continuer à faire fonctionner un centre d’orthogénie indispensable sur le territoire. Une situation qui perdure depuis quelques années déjà, comme le souligne avec regret Aude, évoquant la situation d’une ancienne cheffe de service engagée qui a assisté à ce basculement : « Quand elle a commencé à intégrer dans l’équipe des médecins qui mettaient leur clause de conscience, elle disait : ‘le problème, c’est que si je ne fais pas ça, on ferme, parce qu’on n’a plus de médecins. C’est la pénurie des gynéco, donc en fait je ne peux pas’.» Certains refusent l’IVG par aspiration, mais acceptent l’IVG médicamenteuse. D’autres refusent intégralement.
Ces problématiques ne sont pas spécifiques à la maternité des Lilas, et rappellent qu’une vigilance de tous les instants est nécessaire afin de conserver des droits fondamentaux. Une première étape a déjà été franchie, l’an dernier, avec le vote d’une loi permettant aux sages-femmes de pratiquer des IVG par aspiration et non plus uniquement par voie médicamenteuse, comme cela était jusque-là le cas. Selon Corina, miser sur les sages-femmes pourrait être une solution : « il faut qu’on joue sur l’autonomie des sages-femmes à mort parce que c’est une représentation féminine et que dans ce groupe féminin, on a plus de chance de trouver des féministes qu’ailleurs. » Mais les sages-femmes, déjà débordées par la crise que traversent les maternités, trouveront-elles le temps de se former à la pratique des IVG ? Cette situation invite plus largement à repenser en profondeur le système de soins, alors que Les Lilas, dernier bastion d’un accompagnement sur-mesure, est menacé. Céline nuance : « je ne veux pas dire que les autres maternités fonctionnent mal et que nous on fonctionne bien. Il y a plein de maternités où il y a vraiment une bonne volonté de la part de plein de personnels médicaux. Sauf que les conditions ne permettent pas un accompagnement humain. C’est surtout ça aujourd’hui. Et nous, on a été quand même assez épargnés pendant longtemps.» Jusqu’à quand ?
Maternité des Lilas : « On se battra pour faire perdurer ce lieu » (1/2)
Pour suivre la mobilisation au plus près, et soutenir la maternité des Lilas au cours de cette année charnière, rendez-vous sur leur page Facebook, leur page Instagram, et celle du collectif des usager·ère·s. Une pétition est également en ligne sur Change.org.
Un article d’Anna Pheulpin et Albane Barrau
Edité par Luki Fair et Apolline Bazin