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Comment Marine Serre écrit l’éco-futur de la mode

Comment Marine Serre écrit l’éco-futur de la mode

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La comète de la mode française. C’est ainsi qu’est décrite la designer Marine Serre, qui se distingue depuis trois ans par des lignes futuristes, l’architecture de ses pièces et les messages véhiculés par ses collections. Plongée dans l’univers d’un ovni qui impose à la mode un vocabulaire différent, à forte dimension politique.

Milan, 22 février 2020. Alors que le défilé Giorgio Armani se tient à huis clos suite aux mesures prises pour limiter les risques de contamination au COVID-19, la France est encore à des semaines de ces restrictions. Quelques jours auparavant, Marine Serre a publié sur Youtube un court-métrage de cinq minutes réalisé en 3D par le studio Actual Objects. Il met en scène sa collection printemps-été 2020 : « Marée noire ».

La campagne est conçue en quatre parties : « Eden », en référence à la Genèse, « The Drought », la sècheresse, « Breach », la rupture et « The Pass », le passage. Comme un documentaire fictif racontant l’histoire d’un monde post-apocalyptique, elle met en scène des avatars humanoïdes aux allures de Sims. La dernière silhouette noire, dont la doudoune entoure le crâne, ouvrira le défilé de septembre à l’hippodrome d’Auteuil.

Portrait d’une jeune fille bien lunée

L’œil avisé reconnaîtra la signature Marine Serre par son mélange de sportswear et de compositions à la féminité puissante. À l’issue de la fashion week parisienne en février dernier, la mode avait les yeux rivés sur Jill Kortleve, le mannequin Chanel taille 40 qualifié de « plus-size » et ovationné car « une première depuis dix ans » pour la maison. De son côté, Marine Serre, en porte-parole d’une génération plus consciente et plus inclusive, faisait défiler des jeunes, des vieux, des gosses, des femmes en chair, des gueules sévères, des personnes racisées autant que des blanches, pour incarner un message écologique et politique qui bouscule la création.

Ex-talent du tennis, Marine Serre a manié la raquette jusqu’à ses 16 ans avant d’échouer aux pré-sélections de Roland Garros. Direction le lycée Raymond-Loewy dans le Limousin pour des études d’arts appliqués, avant de poursuivre par un BTS mode et environnement au lycée La Calade de Marseille. Forte de ces acquis, elle suit une formation plus expérimentale à La Cambre, école bruxelloise qui a vu passer Léa Peckre, Olivier Theyskens, Louis-Gabriel Nouchi ou encore Anthony Vaccarello. Là-bas, elle mettra au point ses collections directement en 3D.

Backstage du défilé « Mind Melange Motor » de Marine Serre © Chanteur 2

Pour comprendre la construction de l’identité Marine Serre, il faut remonter à son adolescence, pendant laquelle elle dit avoir été « en représentation permanente ». Une représentation qui se renouvelle par les fripes qu’elle ausculte et inspecte, chinées à Emmaüs et dans des brocantes, mêlées aux fonds de placards des parents. Sa mère est une adepte des tailleurs La City, son grand-père un fervent collectionneur.

Un fétichisme du détail dont elle héritera, qui portera ses fruits en 2017 lorsqu’elle remporte le prix LVMH pour les Jeunes Créateurs de mode pour sa collection « A Radical Call for Love », une réponse au climat anxiogène qui règne après les attentats de Paris et Bruxelles. La collection qualifiée de « futurewear » par sa créatrice mêlait éléments sportswear – notamment issus du tennis : bandeaux anti-transpirants, jerseys, robes larges évasées – et symboles orientaux. À celles et ceux qui y voient de l’appropriation culturelle ou une fétichisation du voile, Marine Serre répondait dans Elle « laisser à celles et ceux qui regardent une liberté d’interprétation » : « J’ai toujours vécu dans des villes multiculturelles, comme Marseille ou Bruxelles. Je trouve hyper important de représenter toutes les femmes, d’être inclusive. Je ne crois pas aux frontières. »

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Créer un nouveau vocabulaire inclusif

Lorsque Rihanna interroge Anna Wintour en septembre 2019 sur les jeunes designers qui lui ont tapé dans l’œil récemment, la puissante rédac’ chef du Vogue US cite Marine Serre, parmi les personnalités qui « se soucient de la durabilité, de la responsabilité, de la diversité, de l’inclusivité », qui « regardent la mode d’une façon différente et nous conduisent, nous aussi, à penser la mode autrement ». 

Penser la mode autrement, c’est un double défi pour les designers : prendre en compte tout ce que leurs aîné.e.s ignoraient ou avaient mis sous le tapis des années durant – l’invisibilisation des minorités, le rythme effréné des collections, la surproduction textile, le coût environnemental – tout en proposant des créations fortes et innovantes. Marine Serre décrit sa marque de fabrique comme « un mélange hybride des formes de la couture française classique, des références et matières sportswear et une vision et thématique éco-futuristes ». Avec sa collection « Marée noire », fabriquée à partir de matières recyclées à 50 %, la Corrézienne inverse presque le processus de création en déclarant consacrer plus de temps au sourcing de matériaux (en France ou en Europe) et à leur adaptation au prototype, qu’à l’assemblage : « Vous travaillez presque à reculons en décidant de ce que vous ne voulez pas dans une collection plutôt que de ce que vous voulez. Vous devez être flexible. »

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Devant la caméra de Loïc Prigent qui la suivait plus tôt en 2019 à l’aube de son show « Radiation », elle raconte ainsi sa collection : « Je pense que c’était cette idée de mutation, d’évolution, de futur, j’imagine, de difficultés qui amènent à la mutation. Qu’est-ce qu’il se passe après ? C’est plutôt un message positif en fait, ça veut dire qu’il y a quelque chose après, ça pourrait être plus pessimiste. » Une lueur d’espoir, révélatrice de notre génération dépeinte comme blasée mais qui fourmille d’idées novatrices. 

Aya Nakamura au défilé « Mind Melange Motors » de Marine Serre © Chanteur 2

L’esthétique et le message de ses créations, vidéos et mises en scène se veulent être des références expérimentant « l’invention d’une nouvelle culture, d’une nouvelle mode et d’une nouvelle façon d’être ». Dans son dernier défilé, on sent l’apocalypse se rapprocher, et par extension ce nouveau mode d’exister : plus de masques, plus de poches, plus de combinaisons et de protections. Dans cette collection « Radiation », la dystopie et l’effondrement se mêlent aux références d’actualité : boucles d’oreilles composées d’éléments d’ordinateur et de coquillages, vestes jaunes fluo et manteaux aux airs de duvets. Sans oublier ce croissant de lune, cet éternel croissant, présent depuis le début de la carrière de Marine Serre, emblème féminin qui fait la liaison entre le sportswear et le post-apocalyptique ultra-sophistiqué, le confortable et le chic.

Aya Nakamura au défilé « Mind Melange Motors » de Marine Serre © Chanteur 2

« Mind Melange Motors » : rouler des mécaniques

Si les créatures de « Marée noire » retracent l’histoire de l’humanité et de son empreinte sur son environnement, « Mind Melange Motors », présentée en février, met en scène une armée dans un univers dépouillé, prête à se réfugier sur d’autres planètes où la vie subsiste… Vous trouvez ça étrangement d’actualité ? Là encore, la fin du monde menace : visages entièrement couverts, casquettes, capuches, masques, voiles. Les sacs ont rétréci, se sont greffés au poignet avec GPS intégré, les couvertures et les tapis se superposent pour former des robes. Le rose fuchsia vient égayer le tout sans détourner l’attention.

Impossible de ne pas s’interroger : et si, au terme de ce confinement, nous finissions enseveli.e.s sous nos plaids et nos angoisses ? C’est ce que raconte finalement Marine Serre : une époque et ses peurs, ses espoirs, son actualité.

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