Lecture en cours
Lynne Ramsay, ou l’esthétique de la brisure

Lynne Ramsay, ou l’esthétique de la brisure

Après six longues années d’absence, Lynne Ramsay était de retour il y a un mois sur le grand écran, avec le drame A Beautiful Day (You Were Never Really Here dans le texte) mettant en scène un Joaquin Phoenix patibulaire, au corps de catcheur, embarqué dans une traque sanglante et obstinée. Taxé de « Taxi Driver du XXIème siècle », le film est avant tout une suite cohérente à la carrière ciné-poétique de celle qui a de nombreuses fois squatté Cannes, ainsi qu’une merveilleuse occasion de revenir sur le parcours de cette peintre du grand écran.

À l’origine, l’Ecosse et le traumatisme

Au départ de l’œuvre de Lynne Ramsay, il y a l’Ecosse. Le premier court-métrage de Lynne Ramsay, Small Deaths, qui est en fait son film de fin d’études, est une déclaration d’amour à son pays d’origine, à ses paysages, tant urbains que ruraux, et à ceux des classes populaires qui les peuplent. Il est aussi le travail d’une réalisatrice d’abord formée à l’image.  Le court met en scène des événements marquants de l’enfance d’Anne-Marie (tendez l’oreille, c’est bien ainsi qu’elle s’appelle) et en tant que premier film pose les éléments constitutifs de la carrière de Lynne Ramsay.

Ratcatcher (1999) et Morvern Callar s’inscrivent dans la ligne directe des bases posées par Small Deaths. Tous deux l’histoire de deux paumés écossais, ils sont également l’occasion pour la réalisatrice de peindre et composer ses images avec maestro. Lynne Ramsay est une experte de la lumière et compose avec art des haïkus visuels du plus bel effet – là un œil, ici une main. Elle parle avec poésie du traumatisme, de l’errance qui peut s’ensuivre mais aussi de résilience. Les personnages de ses deux premiers films  – un enfant de Glasgow dans les années 70 et une caissière de supermarché – sont tout à fait ordinaires mais c’est une fois confrontés à la mort qu’ils deviennent des héros. Lynne Ramsay n’a pas peur du statisme, du plan qui dure. Ainsi la scène d’ouverture de Morvern Callar, où la jeune Morvern passe ce qui semble des heures dans la même pièce que le corps de son amant récemment suicidé.

Morvern Callar, 2002

Suivre Morvern dans ses tribulations, c’est faire l’expérience d’une lente transformation, du renouvellement d’une femme qui dépasse le chagrin, et les carcans qui ont pu lui être imposés en se réappropriant les codes d’un rôle masculin – ELLE signe le livre de son amant, ELLE s’occupe de tout, ELLE gère l’argent. Morvern prend les choses en mains, allant jusqu’à le faire littéralement, en démembrant le corps de son amant. Parce qu’au départ, dans les films Ramsay, on parle de la violence insidieuse du quotidien, de l’ennui et des « normes », mais aussi de celle, fulgurante, de la mort qui pousse l’être dans ses retranchements. Il en va également ainsi de James, jeune héros de Ratcatcher, qui, dévoré par la culpabilité liée à la tragique noyade d’un de ses jeunes camarades, ne peut qu’errer, allant de rencontre en rencontre. Mais ce sans jamais, semble-t-il, tomber dans la désillusion. Là est la magie de l’univers de Lynne Ramsay, hanté par l’enfance et la mort, mais qui offre à ses personnages la part d’humanité qui leur est due et au spectateur, la beauté d’un travail audio ET visuel des plus léchés et poétique. Lynne Ramsay, douce-amère, est vraie.

Kevin, ou une rupture qui n’en est pas une

Le virage, c’est We Need To Talk About Kevin, une adaptation du livre de Lionel Shriver. D’abord parce que c’est son premier travail d’adaptation. Mais également parce que la présence du thème de la mort n’est pas seulement un outil narratif mais vient placer le film à la limite du genre, entre le drame psychologique et le thriller.

On y retrouve les traces de ce que ses précédents films ont été, de ce qui fait leur beauté. Ces éléments sont ici mis au service d’une intrigue jalonnée et qui bien que déconstruite à travers des flashbacks, reste cohérente. Le film pêche parfois sur la forme, et, pour qui a lu le livre de Shriver, laisse sur sa faim. Mais on y voit sans peine ce qui a fait du cinéma de Ramsay une déclaration d’amour à l’image – un goût des détails et de la couleur d’abord, mais surtout, un travail intelligent et poussé des personnages.

We Need To Talk About Kevin, 2011

Du livre, Ramsay garde ce questionnement taraudant et traumatique : qu’est-ce qu’une femme avec son enfant ? Lynne Ramsay a le don de nous embarquer avec ses personnages, de les charger à tel point que ne pas être en empathie devient impossible. Or, dans Kevin, ce mécanisme est poussé à la limite : la mère, Eva, – jouée avec brio par Tilda Swinton – ne semble pas aimer son enfant et en est « punie » de la pire des manières qui soit. Avec ce film, Ramsay opère un détour par la narration pure et dure, délaisse la contemplation au profit de l’action. Ça fonctionne, ça prend, sans trop s’égarer loin de la beauté de ses premiers poèmes visuels, mais on y perd de l’aura du « réalisme magique » qui a pu nous faire voyager. Le film est, somme toute, efficace. Ce qu’il faut reconnaître à Ramsay, ce qui reste évident, c’est le profond humanisme dont elle fait preuve vis-à-vis de ses personnages. Un trait qui fait des personnages féminins de Ramsay des personnages touchants et incroyablement construits. Ainsi Morvern, pas cliché pour deux sous, d’une franchise et d’une fragilité désarmantes, mais aussi Eva, la mère de Kevin, dont les doutes, bien qu’ils semblent avoir les pires conséquences, viennent bien questionner le rôle des femmes dans la société.

We Need To Talk About Kevin, 2011

 Disséquer l’image et Joe

Voir Aussi

Six ans plus tard. Kevin est venu, il a vaincu, et Joe suit. A Beautiful Day est l’adaptation, à nouveau, d’un roman, de Jonathan Ames cette fois-ci. Film en forme de traque, de déambulation. Longueurs et statisme. À l’instar de Kevin, le film se situe à la limite du genre, bien qu’il puisse être placé du côté du drame, bien plus que du thriller.

A Beautiful Day, 2017

Joaquin Phoenix, l’œil torve, la barbe longue, y recherche une fillette blonde et angélique, livrée à un réseau de prostitution pédophile par son sénateur véreux de père. Au passage, il utilise son marteau à bon escient et se recoud tout seul. Il saigne beaucoup, pleure aussi un peu. Virilisme, vous avez dit ? Alors oui, Joaquin est poilu, mais non. Joe traîne sa peine et son traumatisme. À l’inverse de Morvern, d’Eva ou de James, Joe est déjà brisé. Il porte ses traumatismes sur ses épaules musclées, l’échine droite mais l’œil fou. Il n’est pas Travis Bickle, la morale n’est pas son remède à la vengeance. Il est brisé, victime d’une violence trop présente, exacerbée dans le film, mais qui n’est que le reflet d’une violence contemporaine omniprésente.

À l’écran, Lynne Ramsay brise son personnage. Ainsi qu’elle l’a déjà fait auparavant, par des jeux de cadrages, elle ne fait apparaître que certaines parties du corps de ses acteurs. Un œil, une épaule, une cicatrice. On retrouve dans A Beautiful Day un rapport au corps observé dans Morvern Callar (scène du bain, photo à trouver) ou encore dans son court-métrage Kill The Day. Chez Ramsay, les corps sont matière sensible plus que sensuelle, ils le deviennent presque par défaut, dans leurs imperfections et leur fragilité. Ils font vrais, que ce soit le corps gonflé et proche du dad bod upgradé de Joe, ou celui, pâle et languide de Morvern. Les corps ne sont pas objets, ils sont présence.

La poésie du cinéma de Lynne Ramsay réside tant dans son aspect contemplatif que dans le choix délibéré de créer des correspondances de sens entre certaines images, créant ainsi un nouveau réseau de significations, mais également dans la force sensible de ses films. Le travail de l’image – cadrage, lumière – y est essentiel, mais il en va de même pour celui du son. Ainsi, si celui-ci peut correspondre à un travail de la musique (merveilleuse BO de Morvern Callar), il est également une recherche, comme dans Kevin et A Beautiful Day qui dépasse la limite du réalisme : certains sons – frottements, craquements – sont amplifiés et embarquent d’autant mieux le spectateur dans la narration. Ce dépassement du réalisme, mais pas d’une réalité, opère de façon évidente dans Ratcatcher, ode à l’enfance qui voit des souris s’envoler en ballon vers la Lune et une maison vide devenir un écrin à rêves.

Ratcatcher, 1999
Voir les commentaires (1)
  • petite erreur : We Need To Talk About Kevin n’est pas son premier film adapté d’un livre, c’est Morvern Callar. Sur ses 4 long-métrages, les 3 derniers sont originellement des romans.

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

© 2022 Manifesto XXI. Tous droits réservés.