Installée à Berlin depuis 2020 pour exprimer librement son art transdisciplinaire, la brésilienne Luïza Luz ne cesse de gravir les échelons. Après ses premières performances et expositions dans la capitale allemande, l’artiste a récemment été invitée par le célèbre musée Gropius-Bau à participer à l’exposition Wanwu Council de Zheng Bo, une collaboration de douze artistes menant à la conception d’un manifeste pour « un futur plus humain ». Le travail de Luïza ne se résume cependant pas qu’à ça, puisque l’artiste de 27 ans est également éducatrice. À travers des ateliers scolaires, elle sensibilise la nouvelle génération aux questions de changement climatique et d’écologie, en ayant pour but la construction d’un monde plus juste.
Musique, chant, performance scénique, conception de bijoux… Luïza Luz défend un art transdisciplinaire mais surtout hyperactif. Ne serait-ce d’ailleurs pas la qualité essentielle à avoir lorsque l’on veut alerter le public sur la situation climatique de la planète ? Du haut de ses 27 ans, l’artiste brésilienne semble déjà connaître la réponse à la question. La jeune femme n’a pas attendu la fin de ses études pour sensibiliser les plus jeunes en matière d’écologie. Rencontre avec une multi-artiste inspirée et inspirante.
Manifesto XXI – Bonjour Luïza, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Luïza Luz : Je suis une artiste multimédia, chercheuse et éducatrice vivant entre villes urbaines et éco-communautés. J’aborde ma pratique artistique d’un point de vue pédagogique. Après avoir passé huit ans de mon enfance dans une école allemande à São Paulo, au Brésil, j’ai été diplômée en arts visuels à la faculté Armando Alvares Penteado en 2017. En octobre 2020, j’ai déménagé à Berlin pour continuer mes recherches et intégrer le master Art in Context à l’Université des Arts (Universität der Künste – UDK).
Pourquoi avoir choisi Berlin ?
Depuis que j’étudie l’art, j’ai toujours voulu vivre à Berlin. Cette ville m’offre la meilleure atmosphère possible pour l’artiste que je suis. Au Brésil, à São Paulo particulièrement, l’académie des arts reproduit les paradigmes artistiques européens déjà existants. Elle reste focalisée sur l’idée qu’il existe des choses bonnes et d’autres mauvaises. À Berlin, j’ai trouvé une transdisciplinarité, une culture trans et une mentalité queer. Cette vision globale correspond parfaitement à ma pratique. J’ai toujours entretenu une approche pédagogique et transdisciplinaire dans mes projets. Malheureusement, au Brésil, j’étais contrainte de choisir entre art ou éducation. J’ai malgré tout fini par étudier les deux, ce qui était vu comme un problème dans ma précédente université. J’ai également appris l’écologie et le développement durable. En nous disant ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, certain·e·s professeur·e·s ont poussé des étudiant·e·s à arrêter ce qu’iels aimaient pour rentrer dans le moule. Au moment de choisir mon sujet d’étude, j’ai tenté de comprendre pourquoi iels étaient autant attaché·e·s à cette vision polarisée. Tout a commencé comme cela car je voulais déconstruire cette dichotomie.
J’ai voulu comprendre pourquoi nos professeur·e·s nous disent ce qui est bon et ce qui est mal.
Luïza Luz
Avec un tel projet, comment pouvais-tu savoir que Berlin était la bonne destination ?
En 2019, j’y suis venue pour une résidence et une exposition pour laquelle j’ai présenté Living Matter. Avant cette première à Berlin, de nombreux·ses ami·e·s, artistes et acteur·rice·s de l’underground brésilien avaient l’habitude de se rendre ici. Toustes voulaient y rester ! Il y a une grosse connexion entre les deux scènes. Berlin m’offre un contexte très épanouissant dans ma vie d’artiste. Malgré la pandémie, je ne voudrais être nulle part ailleurs. Quand je suis venue en 2019, je sentais que j’avais besoin d’y rester un long moment pour comprendre tout ce qui s’y passait. Je me souviens d’une nuit d’été particulièrement silencieuse dans le quartier de Neukölln. Aussi surprenant que cela puisse paraître, j’ai été marquée par la qualité de ce silence que je pensais pouvoir entendre uniquement dans la forêt. Ce genre de silence te permettant d’écouter attentivement ton corps et tes émotions. Cette anecdote est assez paradoxale puisque les gens viennent habituellement à Berlin pour la musique électronique et la vie nocturne. Mais grâce à ce silence, j’ai su que cet endroit avait un fort potentiel pour me laisser être la personne que je suis.
Toutes tes performances abordent l’écologie et l’urgence de la situation climatique de la planète. Comment ce sujet t’est-il venu à l’esprit ?
À l’université, alors que nous devions choisir notre sujet de recherche en tant qu’artiste, j’ai fait face à certaines limites imposées par les institutions concernant leur manière de percevoir et de pratiquer l’art. J’ai donc voulu expérimenter quelque chose d’autre et déconstruire pour mieux comprendre pourquoi nous vivons de cette manière : pourquoi nos professeur·e·s nous disent ce qui est bon et ce qui est mal ? Pourquoi sommes-nous autorisé·e·s à réaliser une chose plus qu’une autre ? La nature est alors apparue dans mes recherches comme une solution. Je crois pertinemment que si nous intégrons la culture et notre écosystème social avec la nature, nous devrions pouvoir créer un environnement transdisciplinaire pour toustes, et pas seulement les humain·e·s !
Qui t’a inspirée au cours de ce processus ?
Au début de mes recherches, j’ai remarqué une friction entre culture et nature. J’ai souhaité comprendre pourquoi nous séparions tout cela. En 2014, je vivais entre ma maison de São Paulo et des éco-communautés dans le Cerrado, dans l’État de Goiás et à Belo Horizonte, dans l’État de Minas Gerais. J’y menais un projet durable écologique. C’était la première fois que j’attachais autant d’attention à l’écologie, au développement durable, à la permaculture et aux bioconstructions. J’ai alors réalisé que c’était un vaste terrain d’étude et que notre planète était un organisme vivant. Avant cela, personne ne me l’avait expliqué. J’ai écrit un livre intitulé T(t)ERRA, qui aborde le processus de séparation entre culture et nature. Je tente de conceptualiser une culture écologique. Grâce à ce travail, en 2017, j’ai remporté The Systems View of Life, la bourse d’études Fritjof Capra. Ce physicien et écologiste autrichien partage sa vision contemporaine de l’écologie. J’ai aussi étudié avec Ailton Krenak, un écrivain indigène et leader du mouvement Krenak. Car même si le Brésil n’est plus une colonie, les communautés indigènes, noires et queers continuent de se battre pour être intégrées au sein de la société. Ce combat entre culture, nature et capitalisme est primordial ! Les grandes entreprises et les politicien·ne·s détruisent la nature pour en faire de l’argent. L’écosystème de la forêt amazonienne est essentiel pour préserver la vie sur Terre. Le moindre problème qui en découle affecte tout le monde. La sagesse indigène devient alors fondamentale et doit être prise en compte pour changer cela.
Si je chante ce que j’écris, les gens m’écouteront !
Luïza Luz
Pourquoi as-tu choisi l’art pour sensibiliser le public à la situation écologique ?
Mon premier moyen d’expression est l’écriture. À l’université, j’ai d’abord suivi des études de cinéma car j’aspirais à une carrière de scénariste. Après deux ans, j’ai réalisé que j’étais davantage intéressée par la communication que par le processus de production de films. J’ai donc cherché d’autres moyens d’expression. L’écriture est apparue comme une évidence. Je l’ai compris quand j’ai commencé à utiliser mon discours et mes mots en tant qu’éducatrice. J’ai alors réalisé la chose suivante : si je chante ce que j’écris et que j’enseigne, les gens m’écouteront ! Ça touchera davantage le public, surtout si je joue en live. Je l’ai remarqué grâce aux retours positifs après mes premières performances. Depuis que je produis de la musique, j’ai été invitée à davantage d’expositions, de dates et d’interviews. La performance musicale en live est devenue mon médium principal.
Un détail m’a marqué : à travers chaque projet, tu essayes de responsabiliser le public sans jamais donner de leçon. Pourquoi cette positivité est-elle si importante à tes yeux ?
C’est gentil de le mentionner car je n’avais jamais prêté attention à cette positivité ! Mais je crois en l’éducation. Nous avons besoin d’être conscient·e·s de l’histoire et de l’écologie. Bien sûr, nous devons rester attentif·ve·s à ce qui est difficile et ce que nous devons changer. Depuis que je suis enfant, j’ai toujours été celle qui disait : « quelque chose ne va pas, nous devons en parler ». J’ai toujours pensé que nous devions régler les sujets sensibles de façon démocratique. Quelques artistes brésilien·ne·s issu·e·s de la scène underground, que je respecte beaucoup, adoptent une approche très agressive dans la manière de délivrer leurs messages. Cela marque peut-être davantage les gens, mais j’estime que ça ne résout pas leurs problèmes. Je ne crois pas à cette méthode. Je préfère créer un environnement serein et bienveillant dans lequel les gens peuvent se laisser emporter. Quand je performe et que j’interagis avec un public participatif, je le vois presque comme une expérience magique : « allons-y toustes ensemble pour sortir de ce putain de bordel ! » Même si je comprends que ce soit plus attirant pour la jeunesse underground d’opter pour un état d’esprit punk. C’est très difficile pour nous d’imaginer le futur et de concevoir la possibilité d’un nouveau mode de vie n’étant plus basé sur la peur, la souffrance et les guerres.
Nous devons toustes apprendre à préserver nos âmes d’enfant.
Luïza Luz
Pourquoi était-il si important de travailler avec des enfants pour les projets Muda Program et Ruins as Transforming Power ?
J’adore les enfants ! Ruins as Transforming Power a commencé avec cet objet bizarre : un collier fait de ruines. Il est magnifique et a retenu l’attention des gens. Tout le monde me questionnait à son propos et le but de la recherche était de créer des interactions. Pendant quatre ans, j’ai collecté des ruines issues de lieux abandonnés de São Paulo. J’ai souhaité apporter une expérience artistique près du corps, mais mes professeur·e·s m’ont qualifiée de créatrice de bijoux et non pas d’artiste. Simultanément, j’enseignais l’art à de jeunes enfants à l’école. Leur réaction a été totalement différente. Iels ont été fasciné·e·s par l’objet. Je leur ai donc raconté une histoire sur le processus de la nature qui devient ruine et comment nous pouvons recréer la nature. Je leur ai donc demandé s’iels pouvaient imaginer un nouveau monde, et comment il serait ? Les enfants ne sont pas assujetti·e·s aux constructions sociales ni aux grandes idées de vérité ou de mensonge. Iels sont le meilleur public, ouvert·e·s et spontané·e·s. Nous devons toustes apprendre à préserver nos âmes d’enfant. À côté des adultes, rempli·e·s d’idées et de jugements, la façon dont les enfants perçoivent la vie se rapproche davantage de la nature.
Selon moi, les ruines représentent le pouvoir interne de la vie qui construit et reconstruit sans cesse.
Luïza Luz
Mais comment fais-tu pour les rendre conscient·e·s de la situation ?
Je n’ai réalisé que récemment que la planète Terre était un organisme vivant. Lors d’une séance de méditation, un jour, j’ai pensé à une société sans aucun mot, une communauté dans laquelle nous ne saurions plus comment parler. Où la manière de percevoir les choses n’aurait plus rien à voir avec le fait de parler mais seulement avec les couleurs et les sensations. À partir de cette idée, les enfants et moi avons commencé à envisager qu’un nouveau monde était possible. Plus de mots, seulement des couleurs et des formes. C’était une expérience alternative pour comprendre comment la nature devient une ville et la ville, une ruine. Selon moi, les ruines représentent le pouvoir interne de la vie qui construit et reconstruit sans cesse. Après quoi, iels sont parti·e·s en recherche dans la ville pour revenir lors du cours suivant avec leurs propres ruines prêtes à être transformées !
Aujourd’hui, nous commençons à entrevoir la fin de cette pandémie, quels sont tes prochains projets ?
J’ai commencé mon master Art in Context à l’UDK, à Berlin. Nous tentons de comprendre le rôle de l’art et des artistes en politique. À l’UDK, je coordonne également le département de durabilité et de justice climatique. Je souhaite me focaliser sur l’éducation et l’implantation d’un programme sur le développement durable afin qu’étudiant·e·s et enseignant·e·s puissent être sensibilisé·e·s à ces questions. J’aimerais également inviter des auteur·rice·s latino-américain·e·s à l’occasion de conférences. Je vais bénéficier d’une résidence avec ma collaboratrice, l’artiste brésilienne Vi Amoras. Elle va venir à Berlin et nous allons vivre pendant deux mois au Centre d’art et d’urbanisme (Zentrum fur Kunst und Urbanistik) pour y développer notre performance audiovisuelle, After Nature Soundscape. Au mois d’août, je serai membre du Wanwu Council 萬物社 au Gropius-Bau, une proposition de l’artiste Zheng Bo. Avec onze autres artistes, scientifiques et chercheur·se·s, nous allons développer un manifeste pour le Gropius-Bau. À partir du travail de Zheng Bo, le musée et nous souhaitons nous interroger sur la mise en place d’un avenir plus humain.
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Image à la une : © Charlie Languillier aka @charlyfluxx
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