Neutriser. Émancipation(s) par le genre (éditions Les liens qui libèrent) est le premier essai de Lila Braunschweig, doctorante en théorie politique à Sciences Po. Dans cet ouvrage aussi déstabilisant qu’éclairant, l’autrice nous invite à considérer le pouvoir émancipateur du neutre. Outil théorique, le neutre est un décentrement, un pas de côté : il offre une clé de plus à notre malette féministe pour dépasser des propositions qui parfois achoppent et se contredisent. Rencontre.
Début 2022 aux États-Unis, la mention « X » sera disponible sur les passeports à côté des traditionnels « féminin » et « masculin ». L’Allemagne, elle, permet déjà de cocher cette troisième case. En Belgique, le genre va complètement disparaître des papiers d’identité, suivant le chemin déjà emprunté par nos voisins néerlandais. Dégenrer les identités, et avec elles, la langue : en témoigne ainsi en France l’ajout récent du pronom neutre « iel » dans Le Petit Robert. Une interrogation semble guider ces évolutions : comment habiter un monde où le genre est de moins en moins déterminant dans la construction de nos rapports aux autres, et où l’on cesse d’être renvoyé·e à des différences souvent étouffantes et parfois peu pertinentes ? Dans son livre, qui condense une partie de la réflexion menée dans le cadre de sa thèse, Lila Braunschweig explore les lieux symboliques et matériels où se loge la reproduction insidieuse des normes. Un essai passionnant qui déplie et enrichit les propositions féministes contemporaines, et dédramatise certains débats actuels.
Manifesto XXI – L’essai s’ouvre sur une distinction entre un neutre passif, qui neutralise, qui annihile toute forme de changement, et un neutre actif et transformateur, qui « neutrise ». Comment en êtes-vous venue à opérer cette distinction ? Et qu’est-ce que ce neutre réhabilité peut nous offrir ?
Lila Braunschweig : Je suis arrivée à l’idée d’un neutre transformateur et potentiellement émancipateur en découvrant la pédagogie neutre développée en Suède. C’est une pédagogie pratiquée dans une école maternelle, qui vise à imposer le moins de normes de genre possible aux enfants. L’idée est de rendre la différence sexuelle complètement insignifiante dans l’espace scolaire. Cela va de l’organisation de l’espace, où l’on ne sépare pas les jeux généralement associés au féminin et au masculin (les poupées, les dinettes, les camions, les tables de bricolage), aux sanitaires qui ne sont pas séparés selon le genre, jusqu’aux livres pour enfants qui ne véhiculent pas de stéréotypes : on n’a donc pas la maman qui attend en faisant la cuisine à la maison et le papa qui rentre du travail, ni la princesse qui attend son prince charmant. Tout est pensé pour essayer de transmettre le moins possible de représentations genrées aux enfants.
Ce terme de pédagogie neutre m’a interpellée car à ce moment-là je menais une recherche sur le genre à l’école et la France était un de mes cas d’étude. Or, en France, l’institution scolaire se réclame bien d’une certaine neutralité républicaine, qui se veut aveugle aux identités et aux différences, notamment entre les garçons et les filles. Et pourtant, sous couvert de neutralité, l’institution scolaire française, son organisation spatiale et administrative, ses enseignements, les échanges quotidiens qui s’y déroulent sont très largement traversés par les stéréotypes de genre. Stéréotypes qui font de l’école le théâtre d’expériences violentes et discriminantes pour les petites filles ainsi que pour les enfants et les adolescent·es LGTQI*.
Le neutre consisterait à suspendre ce désir, qui est un réflexe inconscient, de catégoriser les gens.
Lila Braunschweig
C’est ce contraste entre ces deux conceptions du neutre que j’ai voulu explorer dans le livre, en distinguant le neutre de la neutralité. Il y a ainsi d’un côté une neutralité de statu quo, qui est de l’ordre uniquement déclaratif, et qui, tout en se disant impartiale vis-à-vis d’une différence, par exemple celle du genre, reproduit en réalité une vision binaire et sexiste du monde ; et de l’autre, une pratique du neutre qui serait active et transformatrice, et qui constituerait une tentative de suspension des normes et de la façon dont elles s’imposent à nous, pour les rendre moins saillantes et moins imposantes.
Vous admettez dans l’ouvrage que ces binarismes, bien qu’excluants, rendent le monde intelligible, puisqu’ils permettent de le catégoriser. Peut-on vraiment penser en dehors de ces binarismes ? Est-ce que cette lecture « rassurante » n’est pas trop ancrée, trop évidente, pour qu’on puisse véritablement la bousculer ? Comment altérer tout en recréant des lectures communes ?
C’est sûr que les binarismes sont indéboulonnables, ou en tout cas on a l’impression qu’ils le sont. On a une véritable addiction à tout un tas de différences parce que ça rend le monde intelligible, parce que ce sont des représentations qui sont ancrées depuis des siècles. On a même un attachement affectif à la différence, et en particulier à la différence sexuelle. Après, la question n’est pas de savoir comment est-ce qu’on les supprime intégralement, mais plutôt comment on en fait quelque chose de moins pesant sur nos vies. Parce qu’il ne faut jamais oublier que cette histoire de binarismes, si abstraite qu’elle puisse paraître, n’est pas seulement une idée. Les binarismes sont des systèmes de pensée et d’organisation du monde qui rangent les êtres dans des oppositions contraires où les un·es sont toujours supérieur·es aux autres. Or ces systèmes ont des répercussions réelles sur la vie des gens. Le système binaire du genre induit par exemple des formes variées de domination et d’oppression pour toutes les personnes qui ne situent pas dans la catégorie du masculin mais aussi pour toutes les personnes dont l’existence traverse ou trouble ces catégories. Il me semble donc nécessaire de déconstruire ces systèmes binaires, que j’appelle dans le livre « paradigmes ». Le neutre est un outil pour faire ça, mais il y en a évidemment d’autres !
Il est utopique évidemment de penser que les normes vont disparaître d’un coup de baguette magique ! Malheureusement, l’abolition totale du genre que souhaitait Monique Wittig pose un problème pratique. Mais, et c’est aussi ce que je dis dans le livre, les systèmes binaires peuvent être transformés à différents endroits par grignotements, processuels, mineurs ou radicaux : du droit aux espaces publics et aux institutions en passant par les relations qu’on a avec les autres.
On a une véritable addiction à tout un tas de différences parce que ça rend le monde intelligible. On a même un attachement affectif à la différence sexuelle.
Lila Braunschweig
Vous proposez donc de se hisser hors de ces paradigmes. Pour contrer la binarité, vous imaginez le neutre comme un moyen d’altérer les paradigmes. Comment le neutre peut-il devenir un outil de déstabilisation de ces binarismes excluants et hiérarchiques ?
Le neutre est une façon d’attaquer les manières dont ces oppositions binaires se reproduisent, et plus spécifiquement via des pratiques sociales qui catégorisent les personnes, les mettent dans une case, les y enferment, et attendent d’elles qu’elles se conforment à cette case. Le neutre a donc plusieurs champs d’action possibles. Je parle dans le livre de la question de l’éthique et du rapport à l’autre. Par exemple, on va toujours essayer de catégoriser les personnes que l’on rencontre dans une identité féminine ou masculine, et vouloir absolument chercher un indice dès que qu’on ne parvient pas à catégoriser quelqu’un·e. Le neutre consisterait donc à suspendre ce désir, qui est un réflexe inconscient, de catégoriser les gens. Essayer de voir comment est-ce qu’on peut entretenir des relations, à la fois avec des gens très proches mais aussi avec des gens moins proches, qui ne soient pas fondées sur les normes. Ou en tout cas moins.
Vous consacrez une partie du livre aux lieux publics, en montrant qu’ils participent aussi à nous assigner constamment : à notre genre lorsque nous nous rendons aux toilettes, ou encore à notre capacité de nous mouvoir lorsque nous empruntons les marches d’un escalier. Comment peut-on « neutriser » ces espaces ?
Penser avec ce neutre, c’est d’abord se dire : regardons les espaces publics dans lesquels on évolue, et interrogeons-nous sur le type de corps et de sujets qui peuvent y évoluer, les habiter, s’y déplacer. C’est d’abord une réflexion sur les normes qui structurent ces espaces : les normes de genre, mais aussi celles qui opposent les corps valides et les corps non-valides, par exemple. C’est ensuite essayer de faire en sorte que cette différence-là soit le moins signifiante possible dans l’espace.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a deux manières de transformer les espaces. Prenons l’exemple des toilettes publiques. On peut commencer par se dire : les toilettes ségréguées sur la base du genre sont excluantes pour certaines personnes et il faut ajouter à l’architecture existante un espace pour ces personnes. C’est ce qui se fait la plupart du temps avec les toilettes pour tous les genres ou les toilettes non-genrées à usage individuel qui sont construites simplement à côté des toilettes ségréguées traditionnelles. Or le neutre nous propose non pas d’ajouter une autre identité aux identités déjà présentes mais plutôt de supprimer le besoin de marquer ces identités-là dans tel ou tel contexte. Bien sûr cela nécessite aussi de repenser les espaces eux-mêmes : il ne suffit pas de démolir le mur entre les toilettes des hommes et celles des femmes. Il faut réfléchir à un agencement architectural qui soit à la fois sécurisant et accueillant pour tous·tes les usager·es. C’est ce que font d’ailleurs déjà des architectes, des designer·ses, des ingénieur·es… Certes, la question des toilettes peut paraître très prosaïque et anodine, mais elle illustre bien comment une différence structurante va venir se loger dans des endroits où nous n’en avions pas vraiment besoin. D’ailleurs, dans les appartements et les maisons, personne ne pense à faire des toilettes pour les hommes et d’autres pour les femmes (rires). Or, ces lieux publics ségrégués, tout en rendant la vie très difficile voire invivable pour certaines personnes trans et non-binaires, nous replacent tous·tes sans cesse dans notre genre, nous rappellent, au cas où on l’avait oublié, que le fait d’avoir un genre est un aspect crucial de nos vies et de notre monde.
Vous précisez également le rôle majeur des structures et de nos organisations collectives dans la construction de ces binarismes. Par exemple, l’état civil : notre identité doit être fixée par des instances étatiques, et semble donc inamovible, intouchable. Certains gouvernements, notamment en Europe, annoncent depuis quelques années abandonner la mention du genre sur les papiers d’identité. C’est le cas des Pays-Bas, et tout récemment, de la Belgique. Qu’est-ce que cela préfigure, selon vous ? Pourrions-nous imaginer une politique similaire en France ?
La Cour de cassation française a rendu un arrêt en 2017, rejetant la demande d’un requérant de pouvoir inscrire sur ses papiers d’identité la mention « sexe neutre ». Elle a considéré notamment que la différence sexuelle était trop structurante socialement et légalement pour être amendée en France. À ce stade, seule une décision législative du Parlement pourrait faire changer les choses. Mais j’ai l’impression que, sauf mobilisation politique massive qui remettrait la question sur le devant de la scène, le débat est clos sur cette question pour l’instant.
Cette décision de la Cour de cassation est intéressante cela dit, car, par exemple, en Allemagne, ce même débat a eu lieu il y a quelques années, et les juges ont considéré que ce n’est pas parce que les textes constitutionnels allemands font mention d’hommes et de femmes que la différence sexuelle était indépassable au niveau du droit. Les juges ont considéré que la mention du genre dans la Constitution allemande avait été introduite pour affirmer l’égalité des genres, non pour affirmer la binarité de genre. Les personnes qui ont écrit cette Constitution à un moment T n’avaient potentiellement pas connaissance de l’existence d’un troisième genre, mais cela ne veut pas dire que le principe d’égalité entre les genres, quel que soit leur nombre, ne prévaut pas. La Cour de cassation a donc demandé au Parlement allemand d’inscrire dans la loi la possibilité de cocher une troisième case.
Dans nos maisons, personne ne pense à faire des toilettes pour les hommes et d’autres pour les femmes !
Lila Braunschweig
Après, je pense qu’il faudrait quand même réfléchir au besoin même d’avoir des cases faisant mention du genre. Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt s’en défaire ? Parce que l’introduction d’une troisième option n’est pas sans ambivalence. Que penser par exemple si cette troisième case se nomme « autre » ? Une telle appellation porte aussi son lot de stigmatisations… Je ne suis pas sûre que le fait de rajouter une case génère plus d’égalité. Cela offre une reconnaissance légale et sociale qui est bien sûr nécessaire pour tout un tas de personnes mais ne remet pas en cause radicalement le système binaire.
Si la mention du genre n’apparaît plus dans les papiers d’identité, comment faire dès lors pour étudier des violences qui touchent spécifiquement certaines catégories de la population ? Comment lutter contre les violences conjugales et les féminicides, par exemple ?
Il me semble que la question qu’il faut se poser est : pourquoi est-ce qu’on utilise les catégories ? Est-ce qu’on les utilise partout, tout le temps, sur tous les papiers d’identité comme un aspect absolument déterminant de qui nous sommes ? Ou est-ce qu’on les utilise de manière très spécifique pour faire des études qui rendent compte des discriminations ou initier des actions de discrimination positive ? Il faudrait trouver une manière de composer avec ces différents objectifs. C’est la même chose pour les statistiques ethniques qui sont interdites en France. Il serait utile de mesurer les inégalités sociales existantes fondées sur la couleur de peau ou l’origine ethnique. Mais serait-ce judicieux par ailleurs d’inscrire ces identités-là sur les papiers d’identité ? Pas sûre. N’est-il pas possible de réserver les catégories à des usages très spécifiques, en évitant de ramener en permanence, et dans n’importe quel contexte, les personnes à leurs différences de genre ou de race ?
Ce livre paraît à un moment où les tensions liées aux questions de genre sont très fortes. Le pronom « iel » vient de faire son entrée dans Le Petit Robert, ce qui a suscité de vives critiques. Mais ces tensions sont plus anciennes, elles traversent la société depuis longtemps et également les mouvements féministes. Est-ce que ce livre n’a pas aussi pour but de prendre du recul et de déplier les propositions féministes et queer ? De montrer que ces dernières ne méritent pas toute la crispation qui les entoure ?
Il est certain que le pronom « iel » a cristallisé des discussions bien plus larges qui se jouent dans l’espace public en ce moment. On pourrait très bien voir ce débat autour du iel comme un symptôme d’une addiction très forte à la binarité, à une vision du monde faite uniquement d’hommes et de femmes restant chacun·e sagement à leur place. Le pronom iel, quelque part, vient troubler cette addiction-là, et déclencher l’indignation de ceux qui voient l’indifférence de genre comme une menace dangereuse. Les historiennes du féminisme le savent, cette peur du neutre et du genre est un argument très ancien des discours contre les droits des femmes et contre l’égalité.
Quant au livre, on pourrait dire que j’y propose une cure de désintoxication… (rires) Il est vrai que j’essaie aussi de déplacer le regard sur les différences, notamment de genre, en m’intéressant à la façon dont elles sont construites et reconstruites perpétuellement par des pratiques sociales, ainsi qu’aux contraintes qu’elles imposent à toutes et tous, et pas seulement à certain·es. Quelque part, j’ai aussi voulu montrer que le système du genre est empêchant pour beaucoup de monde. Il génère bien sûr des situations d’oppression pour les femmes et les minorités de genre, Mais on aurait, je crois, aussi intérêt à parler du fait que les normes de genre s’imposent également aux hommes. Elles les amènent, c’est certain, à adopter des comportements violents ou dominants, à utiliser sans scrupules les privilèges que le système leur offre, mais leur interdisent aussi l’accès à certaines sphères de l’existence et à plein de manières d’exister dans le monde et avec les autres.
Il y a un discours sur la sollicitude, de prendre soin des vies, des vivants, des humains et non-humains, et il me semble que dans ce discours, on oublie parfois que le soin peut être aussi normalisant.
Lila Braunschweig
Vous convoquez la douceur comme « alliée du neutre », comme « principe de médiation du monde ». Finalement, la politique du neutre est surtout une tentative de construction de rapports non-violents aux autres : « La violence dont la douceur cherche à se défaire, c’est des celle des paradigmes – catégorisations hâtives, interprétations simplificatrices, attentes normalisatrices – et avec eux, celle des puissances enfermées, des pouvoirs recomposés, des potentialités circonscrites ». Ce que vise cet essai est avant tout de rendre les vies plus viables, ainsi qu’a pu le décrire Judith Butler dans plusieurs de ses ouvrages… de se débarrasser du poids parfois, voire souvent, mortifère des normes.
Oui, ce livre doit beaucoup aux travaux de Judith Butler, son travail sur le genre et sur la non-violence. Disons que j’ai voulu développer une tactique pour « défaire le genre » et rendre le monde moins violent. La douceur est un terme que j’ai trouvé chez Barthes, qui est aussi une des inspirations de cette réflexion sur le neutre ; même si je crois que je trahis largement Barthes, comme souvent les théoriciennes féministes avec les auteurs masculins dont elles s’inspirent. La douceur m’a intéressée parce que c’est pour moi une façon de laisser la singularité de l’autre s’exprimer sans lui imposer ces normes de l’identité qui sont si souvent violentes et contraignantes.
Ce qui m’a semblé intéressant aussi, c’était de distinguer le soin et la douceur. Il y a eu beaucoup de travaux et de discussions ces dernières années sur le soin et sur notre tendance collective à oublier sa place cruciale dans nos vies et nos sociétés. Notre existence dépend largement de ces personnes qui prennent soin de nous quand nous sommes enfants, vulnérables, malades, et même quand nous allons bien. Mais il me semble que dans ce discours sur le soin, on oublie parfois que la sollicitude peut être aussi un vecteur de normalisation. Que ce n’est pas parce qu’on prend soin de ses enfants, qu’on essaye de le faire avec bienveillance, qu’on ne va pas leur imposer des normes, par exemple des normes de genre. Le neutre peut donc permettre de travailler ce soin-là avec une forme de douceur, de délicatesse, de retenue en face des normes.
Retrouvez Lila Braunschweig pour une discussion publique le 20 janvier à 19h à la Maison des Métallos
Image à la une : © Stéphanie Dupont
Neutriser. Émancipation(s) par le genre
Lila Braunschweig, éd. Les liens qui libèrent, 2021, 208 p.
Très intéressant, interview riche et intelligente ! Bravo à vous deux.