La tribune écrite par cinq femmes, et signée par 95 autres, qu’a publié le Monde le 9 janvier, a suscité une indignation proportionnelle à la grossièreté des propos tenus. La militante Caroline de Haas a réagi rapidement et publiait dès le lendemain une tribune salutaire sur France Info reprenant tous les préconçus toxiques du texte. Elle concluait son article avec cette phrase : « Les porcs et leurs allié.e.s s’inquiètent ? C’est normal. Leur vieux monde est en train de disparaître. Très lentement – trop lentement – mais inexorablement. Quelques réminiscences poussiéreuses n’y changeront rien, même publiées dans Le Monde. ». Cette conclusion fournit la plus précieuse des clefs de compréhension, pour analyser sans simplisme, sans réduction facile à une « guerre des sexes » ou de générations, ce qui se joue en ce moment autour du féminisme en France.
De fait, la polémique a pris tellement d’ampleur, jusqu’à atteindre l’échelle internationale, que le Monde a fini par publier le 13 janvier un article sur les coulisses de la publication, qu’ils ont gracieusement (ou cyniquement?) nommé, « L’instant Deneuve ».
Dans leur monde ?
Tout d’abord, les remarques les plus évidentes : les signataires de la tribune ont semble-t-il tout pour elles. Les plus médiatisées, comme Catherine Deneuve, Catherine Millet ou encore Catherine Robbe-Grillet, sont blanches, âgées, bourgeoises, elles ont réussi leur carrière, et le fond de leur propos est empreint d’une bien-pensance de salon qu’on a déjà vue chez bien des hommes réagissant négativement au mouvement #metoo. Il serait extrêmement tentant de réduire les désaccords exprimés à un choc générationnel, quand par exemple on voit Nadia Daam épingler Sophie de Menton sur le plateau de C à vous, ou Caroline de Haas succéder à Catherine Millet sur le plateau de Quotidien… – et on pourrait prolonger la liste sur plusieurs pages tant les réactions ont été nombreuses de la part de jeunes féministes.
Pourtant ce n’est pas si simple. La vieillesse est parfois un naufrage, mais ce n’est pas de cela que relève la tribune. Son texte montre qu’une frange de la population, y compris des femmes, se sent aujourd’hui menacée dans ses repères. Dans son idéal de société, ses privilèges de dominants en ce qui concerne certains, dans son savoir ancien des codes et des stratégies de dominées pour y survivre en ce qui concerne certaines. « On ne peut plus rien dire » est une rhétorique maligne ; elle se glisse facilement dans les discours de ceux, même jeunes, qui ont bien intégré les vieux schémas sexistes, et qui peinent à faire face à la déconstruction de ces repères familiers. La société à laquelle ces femmes s’accrochent est bien profondément sexiste et inégalitaire – les multiples contre tribunes s’accordent toutes sur ce point.
Qu’importe la souffrance des autres, si moi, qui ai signé le manifeste des 343 salopes, moi, qui ai été violée, moi, qui ai avorté, estime aller bien, estime m’en sortir, estime pouvoir me contenter de mon stoïcisme, de ma « liberté intérieure ». Elles sacralisent ce qu’elles estiment être la dignité, elles refusent la « victimisation », rassurent sur leur « amour des hommes » : elles valent bien mieux que #metoo, qu’une mobilisation de masse. Car c’est sous le régime de l’événement isolé et par le prisme de la moralité qu’elles interprètent les violences dont elles sont victimes ; il n’est pas question de domination masculine, structurelle, politique, celle justement que l’on accepte plus.
Tout un monde qui change
Traiter cette semaine passée de débats comme une guerre de générations serait réducteur, oui, car des féministes de la génération des signataires n’ont pas participé à la tribune et en ont dénoncé les égarements, comme Laure Adler qui a exprimé son désaccord à Télérama ou l’historienne Michelle Perrot qui a démonté le mythe de la galanterie française sur les ondes de France Culture.
Cette tribune rappelle simplement la persistance de l’antiféminisme, même parmi les femmes, c’est un peu le « collègue gênant ou l’oncle fatigant » comme a écrit Caroline de Haas. On retrouve les classiques sous-entendus sur les victimes, les mal-baisées etc… Et en miroir, elle dessine une vision dépassée du masculin et de la drague. Leïla Slimani l’a très justement pointé dans sa tribune dans Libération, titrée « Un porc, tu nais? ». L’égalité des droits c’est celle de ne pas être importunée, de se sentir pleinement libre de jouer le jeu de l’amour et du hasard, et de jouir de sa sexualité – non, ce n’est pas la haïr. Un vieux débat en somme réactivé à cause d’un bad buzz d’ampleur.
Refaire le Monde
Quand on lit l’explication du Monde sur cette publication, quelques faits dérangeants demeurent, et pourraient nous amener à penser que finalement, cette tribune somme toute désorganisée, peu originale, déjà en train de se démonter d’elle-même à coups de désolidarisations de certaines signataires, c’est l’arbre qui cache la forêt.
Le lendemain de la publication, la journaliste Violaine Morin « regrette […] que cette tribune, qu’elle juge « confuse », ait été publiée en l’état. N’aurait-il pas été préférable de demander à ses rédactrices d’en clarifier le contenu avant publication ? » s’interroge-t-elle. Oui, il aurait été préférable de se poser cette question avant la publication, le premier (et en l’occurence, dernier) jet étant arrivé le vendredi 5 janvier en rédaction. Rien ne semblait obliger Le Monde à lâcher la chose aussi rapidement.
Enfin, si : l’argent, la pub. Comme c’est écrit dans le making-of de l’affaire : « Avec cette signature connue dans le monde entier [Catherine Deneuve, ndlr], l’affaire change de nature. Impact maximum garanti ». On se pose bien la question du souci de « liberté d’opinions » que défend le Monde dans son article making-of, lorsqu’on remarque que l’accès à la tribune, dont les autrices sont extérieures au journal et sont censées parler à titre particulier, est payant. Le Monde a publié des réponses, tout et son contraire, au nom de la pluralité qui ferait principe dans ses pages Débats. Puis plaide, en quelque sorte, coupable de ne pas avoir bien compris que les réseaux sociaux s’en empareraient… en comprenant tout de travers.
Des explications et des excuses qui se moquent du monde
Le jeu des tribunes et contre tribunes atteint le comble du cynisme lorsque, au milieu des explications du Monde, on comprend que toute une chaîne d’hommes a pris cette décision de publier telle quelle la tribune. Un coup de fil à Nicolas Truong, qui prévient Luc Bronner, directeur de rédaction, et Benoît Hopquin, adjoint, qui prennent tous ensemble les décisions de publication. Est-ce qu’un groupe d’hommes aux rennes du pouvoir médiatique ne serait pas en train de faire son beurre sur le dos des femmes victimes de violences sexistes ? Une fois de plus ?
Les idées et le débat, ou plutôt un coup éditorial, ça se monnaye. Un bad buzz reste un buzz, et ce n’est peut-être pas un hasard si pas plus tard que le 11 janvier, l’attachée de presse d’une des autrices, Peggy Sastre, envoie des mails pour faire la promotion du livre à paraître de cette dernière. On aura en tout cas beaucoup parlé de femmes, sur un sujet peu original, et les responsables de publication auront bien capitalisé sur la figure d’une femme célèbre qui, en fait, n’est qu’une signataire parmi 99 autres.
Le mal a été fait, la machine médiatique s’est emballée. Le texte a été repris et commenté par de grands titres comme le Guardian et le New York Times et l’analyse de la presse étrangère n’est pas tendre sur le cas de la France. On a vu des femmes d’âges très différents s’affronter en prime time sur des plateaux télé. Enfin Catherine Deneuve a beau jeu de se clamer « une femme libre » et se désolidariser par la suite dans une lettre publiée chez Libération. Si des excuses semblent bienvenues, il reste plus que légitime de se demander pourquoi avoir signé cette tribune réac avec des femmes comme Elisabeth Lévy (directrice de la publication de Causeur) dont on connait très bien les idées antiféministes et néoconservatrices?
Des femmes coutumières de déclarations choquantes dont les divers responsables de publication au Monde auraient pu faire l’effort de prendre connaissance, et entourer la publication de quelques précautions. Ce que reconnaît Nicolas Truong mais spécifiquement pour les réseaux sociaux : « Nous devrions faire un effort de présentation de manière à ce que les internautes, moins au fait de la ‘grammaire’ du Monde que nos abonnés, comprennent immédiatement qu’ils ont à faire à une tribune et non à un article écrit par un journaliste maison » . Un accès gratuit aurait peut-être levé l’ambiguïté sur les intentions du journal et les rédacteurs n’auraient pas besoin de parler de lecteurs, et surtout de lectrices, qui auraient mal compris. Mais les internautes sont-ils vraiment plus bêtes que les lecteurs de journaux, ou se sont-ils simplement émus publiquement qu’un journal supposé modéré donne de la voix à des idées néfastes ?
Pendant ce temps-là le patriarcat se frotte les mains, en faisant des bénéfices, et nous sommes encore une fois les dindes de la farce médiatique.
Avec la collaboration de : Louise Filoche-Rommé, Bérénice Cloteaux-Foucault et les rédactrices société
Pour info : mise en ligne du texte « Néoféminisme et ordre moral » sur le site L’herbe entre les pavés