« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.
Simultanément luxueux, populaire et underground, ces souliers vus sur Elliot Page lors du défilé Balenciaga fusionnent trois esthétiques et poches socio-culturelles dans un exercice d’hypervisibilité, autant que de remaniement du sens.
Vêtu d’un costume noir oversize, Elliot Page amorce le pas sur le tapis rouge devenu podium du défilé Balenciaga Printemps-Eté 2022. À ses pieds détonne une paire de souliers rapidement devenus l’objet pédestre WTF de la Fashion Week : des Crocs croisées à des bottes de metalhead façon New Rock, mêlant la légèreté du plastique de l’un et les ténèbres cloutées de l’autre, sur une vaste plateforme. Chaussures utilitaires aux lignes infantiles, ces versions sont devenues des souliers d’apparat à la charge subculturelle, ici couronnées d’une plaque de métal quasi industrielle où s’inscrit le nom Balenciaga.
Collaboration en triangulation entre underground, overground et upper class, elle se nomme « Hard », comme un clin d’œil – et une prise de distance simultanée – à la culture hard rock qu’elle invoque. D’un coup de brodequin, Balenciaga rend visible l’invisible et le marginalisé à la fois de l’appartenance populaire de Crocs et antisystème de l’univers incarné par New Rock.
Entre les applaudissements et l’indignations des puristes, les internautes s’emparent de cet objet hybride, annonçant un énième raz-de-marée pour la chaussure en plastique. « Encore des Crocs » déplorent certain·es, repu·es du retour de ce sabot de plastique, qui a marqué une hausse de bénéfices estimée à près de 70% pendant la période du second confinement.
Après une première collaboration autour d’une version rose bonbon kawaii compensée avec Balenciaga en 2018, Crocs se lance dans un nouveau modèle à la volonté modeuse plus que pragmatique.
Sous-culture hors contexte
Aujourd’hui, en puisant dans la sous-culture metal pour cette variante, la volonté de Balenciaga de visibilisation se complexifie. Effectivement, portée ici par Elliot Page cette sous-culture permettait de vêtir d’un contre-uniforme le corps de celles et ceux qui sont exclu·es des structures dominantes, et qui souhaiteraient construire une visibilité qui leur a été niée. Qu’en reste-t-il lorsque ce geste est adoubé par le luxe et simultanément croisé à des codes très grand public ?
Cette rencontre des contraires peut être comprise comme une décontextualisation de la culture indépendante, la réduisant à une simple intention esthétique consommable. Ce qui s’inscrit dans une tendance mode grandissante : on peut penser à la collaboration antécédente de Balenciaga avec Metallica, aux faux t-shirts de Hard Rock Vetements et aux versions Iron Maiden par H&M, sans oublier bien sûr les tenues gothico-influenceuses de Kourtney Kardashian au bras de son rocker de fiancé Travis Barker.
Une approche de la culture qui n’est pas sans rappeler l’expression de « supermarché du style » de l’anthropologue Ted Polhemus, utilisée pour décrire le luxe post-moderne de la fin du millénaire. À cette époque, dans un monde post-rideau de fer à l’aube de la révolution internet, les styles circulent, s’hybrident et s’approprient librement. C’est là qu’on peut remarquer combien metal ou gothique sont déjà devenus de simples adjectifs, aux symboles référents faits panoplie, dans une perte de sens généralisée au profit de ce que le philosophe Jean Baudrillard désigne comme une « fétichisation » du produit.
Une chose est certaine, Balenciaga n’est pas une marque de luxe qui vise des lectures littérales, mais qui a vocation à perturber (selon ses dires au fil des interviews) et déranger les certitudes issues d’un mode de lecture dominant. Comment comprendre cette Crocs en ménage à trois avec deux allusions à deux systèmes d’exclusion, classiste (Crocs) et subculturel (le metal) : que comprendre de l’hybridation offerte par Balenciaga, résistance par le bricolage ou évidement de son sens?
« Ne pas être représenté·e, c’est rester invisible et voir sa subjectivité être niée. Mais être représenté·e, c’est devenir partie intégrante d’une régime hégémonique de la visibilité normée, régulée, contrôlée » notait Mehdi Derfoufi, chercheur en études postcoloniales et de genre, dans son ouvrage Racisme et Jeux Vidéos. La voie serait-elle sans issue pour les référents minorés cités par Balenciaga, ou y a-t-il bien une possibilité de réinvention et de renouveau ? La Crocs revue façon New Rock signifie-t-elle « tous·tes visibles mais aveuglé·es par les conditions de notre gloire » ?
Le slogan socialiste d’AOC au Met Ball, court-circuitage de la visibilité ?