Singulier projet culturel fondé entre Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Seine-Saint-Denis), Les Ateliers Médicis annonçaient il y a six mois leur installation dans un nouveau lieu vaste et fonctionnel, durable de surcroît, à l’horizon 2025. Une décision politique de la région vient de geler la réalisation de ce projet pourtant essentiel au territoire.
La nouvelle est tombée brusquement, sans que les concerné·e·s n’aient été prévenu·e·s. Le 7 décembre dernier, la région Ile-de-France, présidée par Valérie Pécresse (LR), a annoncé la suspension pour 2023 de sa subvention de 150 000 euros aux Ateliers Médicis. Un camouflet pour la résidence d’artistes, fondée peu après les émeutes de 2005 pour apporter de l’art – et de l’air – sur des territoires trop souvent maintenus à l’écart des politiques publiques. En cause, selon la collectivité, le financement par l’établissement du festival « Les Chichas de la pensée », organisé par Mehdi Meklat.
En 2017, ce journaliste en vogue à l’époque avait été épinglé pour des tweets antisémites, homophobes, racistes et misogynes publiés entre 2010 et 2017 sous pseudo. Il avait tout de suite tenté d’éteindre le feu, s’excusant platement, plaidant l’erreur de jeunesse, suggérant aussi que ces saillies n’étaient que le fait d’un détestable personnage de fiction. Dans un livre, Autopsie (Grasset, 2018), il avait même renouvelé son mea culpa et faisait valoir un droit à l’oubli et la possibilité d’une seconde chance. Le festival dont il est le co-fondateur ressemble à cette seconde chance. L’événement gratuit, qui convie au long de rencontres passionnantes une nouvelle génération d’artistes et de penseur·euse·s issu·e·s de la diversité culturelle, a déjà été accueilli et salué par de nombreuses institutions à Paris et alentour – le Centre Pompidou, le Théâtre de la Ville, la Villette, les Magasins généraux et le Théâtre des Amandiers.
Mais la région n’a rien voulu entendre. Dans un communiqué, elle expliquait regretter que la direction des « Ateliers » « s’obstine à soutenir une personne ayant tenu de tels propos inacceptables […] Ces choix de programmation vont à l’encontre totale des valeurs de la République ». Ces arguments policés cachent mal, il faut le dire, les motivations idéologiques de la droite. Peu de doute que Mehdi Meklat, comme la plupart des personnalités soutenues par les Ateliers Médicis, représente tout ce que ce camp combat : une nouvelle garde jeune et engagée, irrévérencieuse s’il le faut. Les sanctions de la région ne se sont pas arrêtées aux dotations annuelles. L’Île-de-France a aussi menacé de retirer sa participation au financement du bâtiment définitif des Ateliers Médicis, sur lequel elle s’était engagée à hauteur de 5 millions d’euros. Sur 36 millions de budget total, ce n’est pas rien, surtout quand le permis de construire doit être déposé dans un mois. Mais la structure culturelle garde l’espoir d’un dialogue, quand bien même, pour l’heure, Valérie Pécresse oppose une fin de non-recevoir.
Nous avions discuté, il y a quelques mois, de ce nouveau lieu avec Cathy Bouvard, l’opiniâtre codirectrice des « Ateliers », et Nicola Delon, chargé du chantier avec Encore Heureux, un collectif d’architectes résolument engagé·e·s. Une construction vaste et fonctionnelle, normalement livrée en 2025, et qui devrait, plus que jamais, permettre aux Ateliers Médicis de remplir leur mission – rassembler par la création.
Manifesto XXI – L’équipe d’Encore Heureux a été désignée parmi 150 autres candidat·e·s pour construire le nouveau bâtiment. Cathy, pourquoi ce choix ?
Cathy Bouvard : Ce projet devait être mené par des architectes qui mesurent la porosité des Ateliers avec le territoire et respectent la dignité des parties prenantes. La pratique d’Encore Heureux s’illustre à la fois par une forme de modestie et de grande force architecturale. Leur proposition permettait d’envisager une forme qui soit belle, imposante, innovante, mais pas intimidante pour autant.
Comment les acteur·rice·s, nombreux·ses, ont-iels été mobilisé·es ?
C. B. : Une semaine de travail commun avait été organisée dès notre arrivée en 2018 avec Renan Benyamina (codirecteur des « Ateliers » depuis 2018 aux côtés de Cathy Bouvard, ndlr). Michel Lussault (géographe, expert des études urbaines et urbanistiques, ndlr), qui intervenait lors de cette concertation, nous a posé cette question : « Pourquoi vouloir ériger un bâtiment ? » Une interrogation simple mais que je trouvais très juste, et à laquelle nous devions répondre avec les résident·e·s. Il fallait réévaluer la fonction d’un espace culturel sur un territoire comme celui-là. Incarner ce projet, en faire un nouveau modèle ouvert et prospectif, penser un lieu où être ensemble, pouvoir faire langage commun.
Un temps de réflexion est aussi advenu en 2019, qui a alimenté un « cahier des rêves et des envies ». Ce cahier a été glissé dans le dossier à destination des architectes – et s’il y a bien un·e candidat·e qui en a tenu compte, c’était l’équipe d’Encore Heureux. Depuis début septembre, une permanence architecturale a débuté et doit durer tout le temps des travaux. Elle est tenue par Khadija Barkani, une jeune diplômée dans le domaine qui a déjà suivi le projet des Ateliers actuels et a travaillé avec nous à consulter les habitant·e·s. Cette clichoise d’origine incarne le courage et le talent des quartiers qui entourent le lieu, ces personnes qui se battent pour que ces territoires changent et prennent eux-mêmes la parole.
Nicola Delon : Construire un bâtiment revient systématiquement à répondre à une somme d’attendus gigantesque. Et donc à se mettre dans la peau de chaque acteur·rice. Dans ce cas, les attendus étaient d’abord politiques – porter une vision forte de culture et de lieu public –, mais aussi locaux – un endroit à cheval sur deux communes, avec leurs spécificités, leurs espoirs et leurs difficultés. Il fallait aussi tenir compte des équipes et des habitant·e·s, celleux d’aujourd’hui et de demain.
Trois axes principaux se sont distingués. Celui du symbole et de la fierté, d’abord, difficile à évaluer – nous voulions rendre les résident·e·s fier·ère·s de cet équipement sans basculer dans l’ostentation. Ensuite, celui de la fonction du lieu, actuelle ou future – comment l’architecture autoriserait à répondre à certains enjeux, qu’ils soient compris dans le cahier des charges ou relatifs aux potentiels usages ultérieurs du bâtiment. Celui, enfin, de la matérialité de l’architecture – il s’agirait de concevoir une construction en prise avec son temps, notamment sur la question écologique et de la biodiversité. La réponse est empreinte de tous ces éléments à la fois et nous a surpris·e·s nous-mêmes, ce qui est souvent bon signe.
En ville, et en particulier dans les quartiers populaires, la question de la circulation et du contrôle social reste cruciale. Le besoin d’un safe space avait été formulé par les habitant·e·s.
Cathy Bouvard
La grande terrasse à douze mètres de haut a été pensée comme un espace incontournable du nouvel équipement.
C. B. : En ville, et en particulier dans les quartiers populaires, la question de la circulation et du contrôle social reste cruciale. Le besoin d’un safe space avait été formulé par les habitant·e·s. Comment pouvions-nous bâtir un espace public qui soit à la fois libre, sûr, et qui puisse paradoxalement échapper aux regards ? Dans l’équipe, nous imaginions d’abord un restaurant convivial, bon marché. Puis on s’est rendu compte que ce dont les résident·e·s avaient plutôt envie, c’était d’un espace exceptionnel, de qualité, un rooftop en haut duquel venir profiter avec ses ami·e·s ou inviter son·sa partenaire à admirer la vue.
N. D. : C’est assez contre-intuitif, je l’admets : on pourrait penser que, pour qu’un espace soit public et commun, il faudrait qu’il soit visible et de plain-pied. C’est en réalité l’inverse. Parce que l’espace public reste traditionnellement un endroit destiné à voir et être vu·e, un aménagement perché comme celui-là permet de recouvrer sa liberté. De s’élever non seulement physiquement – depuis là-haut, on apercevra la ville, mais aussi la forêt de Bondy, la tour Eiffel… – et mentalement. Sans négliger la possibilité, en y grimpant, de tomber ici sur une exposition, là sur un·e artiste en résidence ou un·e membre de l’équipe des Ateliers.
Ce nouveau bâtiment va donner l’occasion d’un rassemblement et d’un croisement bienvenus.
Cathy Bouvard
Comment s’articulent les autres espaces de création et de transmission ?
N. D. : En bas se trouvent la plupart des entités programmatiques au fonctionnement encombrant, dans lesquelles il faut un minimum de place pour entreposer du matériel et accueillir des livraisons – salle de diffusion, salle d’exposition, cinéma… Viennent ensuite, à douze mètres, les espaces publics, le restaurant et la terrasse. Puis, logées dans la tranche médiane du bâtiment, les salles réservées à l’équipe des Ateliers. Pour relier toutes les parties, les membres du personnel doivent pouvoir monter et descendre librement. En haut, ce sont enfin les espaces dédiés à la création, petits cocons baignés de lumière naturelle, sans personne qui ne vous marche dessus.
C. B. : Les locaux actuels nous empêchent d’être proches des artistes à moyen et long terme. On doit sans cesse pousser les murs. Ce nouveau bâtiment va donner l’occasion d’un rassemblement et d’un croisement bienvenus. D’autant que des projets aujourd’hui surtout virtuels prendront une dimension physique, comme la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, la Renverse, ou l’école Kourtrajmé. Les jeunes futur·e·s artistes pourront croiser des artistes plus aguerri·e·s et échanger au quotidien avec elleux.
Une attention toute particulière a aussi été portée aux matériaux du bâtiment, qui doit devenir le premier équipement culturel bioclimatique de cette ampleur.
N. D. : Chez Encore Heureux, on parle toujours d’envisager le bon matériau, au bon endroit, en bonne quantité. Notre but n’est pas d’ériger des bâtiments spectaculaires sans béton ou tout en bois qui coûteraient une fortune et n’aboutiraient sans doute même pas, mais plutôt de bien placer le curseur pour mener des constructions réalistes et volontairement hétéroclites. D’où, notamment, la question du réemploi des matériaux. Pour les cloisons intérieures des Ateliers, nous allons utiliser de la terre crue assemblée à quelques kilomètres de là, à Sevran. Une usine de fabrication recycle depuis peu les millions de mètres cubes de terre issus des aménagements du Grand Paris. Or ce matériau, en plus d’être un très bon isolant, permet des murs solides et respirants. Et, ce qui ne gâche rien, présente un excellent bilan carbone.
La nouvelle gare de la ligne 16 du métro Grand Paris Express, qui sera aménagée juste devant les Ateliers, doit définitivement désenclaver le lieu et le quartier. Au risque de la gentrification ?
C. B. : Les habitant·e·s expriment de vraies craintes à ce sujet, c’est vrai. Iels ont peur que les loyers grimpent et d’être relégué·e·s plus loin, ce qui renforcerait leur sentiment de déclassement. Mais nous, aux Ateliers, ne sommes-nous pas déjà un symptôme du changement du quartier ? Notre opinion est forcément ambivalente. L’essentiel, c’est que nous gardions cette volonté de rassembler et de faire émerger des voix nouvelles de ces lieux périphériques – il n’a de toute façon jamais été question d’intervenir pour imposer une culture descendante, de dire : « Ceci est la bonne culture ». À ce titre, je continue à croire que l’enclavement est excluant, mortifère et la circulation décisive pour déplacer les centralités. De là à ce que nous fassions de Clichy-Montfermeil un centre… je crois qu’il y a encore de la marge.
Depuis leur fondation, les Ateliers ont gagné le pari de s’imposer comme un lieu d’action en lien avec les territoires, capable de rassembler une communauté de créateur·rice·s in situ, mais aussi de piloter des résidences à distance, et même de s’inscrire dans des festivals.
Nicola Delon
Les Ateliers vont en tout cas enfin bénéficier d’un bâtiment à la hauteur de leurs ambitions. Regrettez-vous que ce changement d’échelle ait pris autant de temps ?
N. D. : À mon sens, la grande force de ce projet reste précisément d’être passé par une première phase – première phase non seulement rassurante, mais indispensable. Depuis leur fondation, les Ateliers ont gagné le pari de s’imposer comme un lieu d’action en lien avec les territoires, capable de rassembler une communauté de créateur·rice·s in situ, mais aussi de piloter des résidences à distance, et même de s’inscrire dans des festivals. La nouvelle équipe a su faire de Clichy-Montfermeil un centre inédit et placer cet endroit sur la carte. Que l’initiative ait d’abord été modeste, qu’elle ait même laissé perplexe, c’est selon moi ce qui lui a permis de monter en puissance et de déboucher sur un projet si mûr. Pour nous concepteur·rice·s, qui nous retrouvons parfois avec des cahiers des charges déconnectés des réalités, je peux vous dire que cet équilibre est précieux.
C. B. : Même si peu y croyaient, cet horizon du nouveau bâtiment est présent depuis les débuts des Ateliers, il y a huit ans. Ce n’est que l’aboutissement de huit ans nourris du réel, d’un travail de terrain. Je dois saluer, en ce sens, le soutien des pouvoirs publics – en particulier en cette période actuelle tendue, où ce lien constitue peut-être l’un des rares signes rassurants de leur engagement [pour rappel, l’entretien a été réalisé avant l’annonce de la suspension des subventions de la région Île-de-France, ndlr]. Tout du long, les collectivités et l’État ont investi dans les Ateliers. Iels ont montré que, même sur un territoire disqualifié comme celui-là, iels étaient prêts à faire pour nous, avec nous et chez nous. Que les périphéries, souvent maintenues à l’écart des pensées contemporaines, en valaient le coup.
Chronologie des « Ateliers »
- 2005. Émeutes à Clichy-sous-Bois et Montfermeil en réaction au décès de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés dans un poste électrique après avoir tenté d’échapper à un contrôle de police. Embrasement dans toute la Seine-Saint-Denis.
- 2008. Au cours d’une discussion avec les maires de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Jérôme Bouvier, reporter de Radio-France et arpenteur des territoires délaissés, fait le pari optimiste, presque insolite, de fonder une « Villa Médicis des banlieues du monde ». L’objectif est simple, pourtant rarement atteint : pointer l’art, effervescent, participatif et nourri d’un dialogue avec les habitant·e·s comme horizon commun.
- 2011. Le ministère de la Culture s’engage à construire un nouvel équipement culturel, les Ateliers Médicis, en lieu et place de la tour Utrillo (des immeubles de bureaux désaffectés).
- 2015. Création d’un Établissement public de coopération culturelle (EPCC), nommé Médicis Clichy Montfermeil (puis Ateliers Médicis) pour développer un laboratoire dédié à la jeune création, et préparer un grand lieu culturel à dimension métropolitaine et nationale, qui ouvrira à Clichy/Montfermeil à l’horizon 2024.
- 2016-2018. Lancement par les « Ateliers » d’une série de programmes et résidences dans des disciplines variées (Regards du Grand Paris, Création en cours…).
- Juin 2017. Dès son arrivée à Clichy/Montfermeil, l’équipe des Ateliers Médicis lance le projet de construction d’un premier lieu. Le collectif d’architectes Encore Heureux est choisi pour concevoir le nouveau bâtiment
- Juin 2018. Ouverture du premier lieu en bordure de promenade de la Dhuys, à Clichy-Sous-Bois.
- Décembre 2019. Le tramway T4, qui relie Bondy à Montfermeil en 30 minutes, dessert la nouvelle station Clichy/Montfermeil, à deux pas des Ateliers Médicis.
- Juillet 2020. Quatre jours de rencontres et d’ateliers sont organisés entre artistes, partenaires, chercheur·euse·s et habitant·e·s pour concevoir ensemble le futur lieu des « Ateliers ».
- Juin 2021. Le projet de son lieu définitif, conçu par les mêmes architectes que le premier, est dévoilé.
- Décembre 2022. Annonce par la La région Île-de-France de la suspension de sa subvention annuelle de 150000 € aux Ateliers Médicis et menace du retrait de leur participation de 5 millions d’euros au nouveau bâtiment.
- 2025. Livraison du lieu définitif des « Ateliers ». La ligne 16 du Grand Paris Express doit relier dix nouvelles gares, de Saint-Denis Pleyel à Noisy-Champs.
Image à la une : Ateliers Médicis 2025 – Vue de nuit © Encore Heureux