Prendre son temps, aller à son rythme, flâner, être à la traîne… Autant d’expressions que nous appréhendons souvent péjorativement. Et nous filons, nous courons, nous nous précipitons, nous partons en hâte, à la vitesse d’un éclair. En réfléchissant à nos modes de vie d’aujourd’hui, il faut se poser la question du rythme. Qui ne s’est pas déjà senti gêné au supermarché, lorsque la caissière passe les articles à la vitesse de l’éclair, et que nous n’avons pas le temps de les ranger, sous les regards mécontents des autres clients ? Qui ne s’est pas déjà senti largué au travail, n’arrivant pas à être efficace, et regardant sa montre toutes les deux minutes ? Nous avons aujourd’hui un rapport névrotique au temps. Il s’agit d’être toujours efficace, d’utiliser chaque seconde afin d’échapper à cette angoisse de l’ennui, l’art de ne rien faire. Le virus de l’urgence a contaminé la société mondialisée, qui en recrache les conséquences humaines. Et si un jour, nous acceptions de vivre sous une autre emprise, celle de la lenteur, et avec un autre rythme, nous verrions peut-être le monde différemment.
L’extase de la vitesse, vite, toujours trop vite
Aujourd’hui, nous ressentons la pression du temps beaucoup plus que nos ancêtres. Alors que les chasseurs européens de l’âge glaciaire mesuraient le temps en comptant les jours écoulés entre les phases lunaires en inscrivant des lignes et des trous dans du bois ou des os, ou que les moines bénédictins menaient une routine au son des cloches, et que la vie était souvent rythmée par un temps biologique et par le soleil, le XIXe siècle a fait apparaître le temps normé. Désormais, le temps, c’est de l’argent. La relation temps-profit est évidemment liée au développement du capitalisme, qui détruit lui-même les différentes considérations du temps selon la culture et les traditions philosophiques.
La vitesse envahit nos paysages, ne serait-ce que par l’omniprésence des automobiles qui prennent de la place sur le trottoir. Les voitures sont premières. L’usager se sent dépossédé de son propre environnement, et se réinvente en enfreignant les limites de vitesse au volant. Autre preuve d’une vitesse non-maîtrisée, le turbo-capitalisme entraîne de lourdes conséquences économiques et humaines. Les problèmes humains sont nombreux et alarmants, sur la santé notamment, à cause du surmenage par le travail et du mode de vie lié à ce modèle économique où stress, insomnies, drogues et obésité ne font pas bon ménage.
Finalement, bien que cette vitesse soit si néfaste, nous continuons encore et encore à vivre sous son emprise. Pour Milan Kundera, dans La Lenteur, la vitesse nous aide à oublier l’horreur et la stérilité du monde moderne :
« Notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie si facilement elle-même. (…) obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle, qu’elle se sent lasse d’elle-même, écœurée d’elle-même, qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »
La dolce vita du slow
Mais où est la dolce vita ? Pourquoi ne fait-on plus la sieste l’après-midi en Espagne ? Sans tomber dans l’utopie de la paresse pour autant, il ne s’agit plus de demeurer dans cette logique de vitesse du marche ou crève, mais de redonner un espoir, d’entrevoir d’autres rythmes de vie, et de s’accrocher aux alternatives que propose le mouvement Slow encore méconnu. Apparu dans les années 80, le mouvement Slow n’a pas vraiment d’institutions mais se décline en plusieurs branches, notamment la plus importante, le mouvement Slow Food né en Italie qui prône la saveur des aliments faits par les petits producteurs locaux, et les longs repas agréables. Le Slow Urbanism est quant à lui un mouvement plutôt prometteur, qui aspire à créer une ville plus humaine, et accessible. D’autres mouvements Slow sont en train de naître dans plusieurs domaines.
Cette philosophie du slow se diffuse doucement, rarement institutionnalisée effectivement, mais plutôt dans les modes de vie individuels. On remarque ainsi cette passion pour tout ce qui est fait-main, fait-maison, home made… Nous avons besoin de retrouver la main humaine dans ce que nous consommons, de savoir qui l’a fait, et pourquoi, pour qui. Le tricot n’est plus une activité exclusivement réservée aux grands-mères. Grâce au fait-main, l’objet retrouve une valeur car il porte l’empreinte de son créateur grâce à son unicité, ses excentricités et ses imperfections, contre la plastique impeccable d’un article fait en série. Là où la société a perdu l’Œuvre pour Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne, qui promettait pourtant une durabilité et une permanence supérieures à la vie humaine, nous devons réfléchir à la possibilité de laisser notre trace face au processus dévorant de la consommation. Tricoter, c’est apprendre la lenteur, car on apprécie chaque petite tâche menant à la réalisation du vêtement. Chaque petit geste devient beau, inhérent au résultat. Le jardinage est également un bel apprentissage de la lenteur, car il s’agit surtout d’attendre. Le jardin est un lieu de repos et de réflexion, un sanctuaire de la nature où l’on plonge ses mains dans la terre contre l’aseptisation de tout ce qui nous entoure.
Mais il n’y a évidemment pas que le tricot ou le jardinage qui permettent d’insérer de la lenteur dans nos vies. Il s’agit d’accepter une lenteur qui nous aide à mieux vivre, à mieux réfléchir et à mieux négocier. Dépasser nos propres préjugés, voilà ce qui est le plus difficile, même lorsque nous voulons ralentir, nous sommes empêchés par une certaine angoisse, une inertie… Nous détestons ne rien faire, pourtant nous le faisons parfois. Il s’agit d’accepter de rester seuls avec nous-mêmes, de prendre le temps, d’explorer « cette arrière-boutique toute nôtre » de la vie de l’esprit selon Hannah Arendt, citant Montaigne dans les Essais. Ainsi, en explorant les étoffes de la lenteur, nous nous créons une durabilité, une mémoire solide, une confiance, à la fois hors du tumulte, et en plein dans le vivant. La lenteur est une résistance.