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Lean Chihiro. Le rap en clair-obscur

Lean Chihiro. Le rap en clair-obscur

Au croisement de la culture pastel-kawaï et du monde désespéré des Sad boys se trouve Lean Chihiro, dont l’univers autoproclamé « mi-trash mi-cute » ne manque pas de singularité. Nous l’avons rencontrée à l’occasion du festival Winter Camp organisé par Öctöpus en décembre dernier.

À seulement 20 ans, la jeune rappeuse se distingue par un flow percutant associé à des images puissantes, aussi visuelles que littéraires. Bien qu’au début d’une carrière qui promet de décoller, Lean semble avoir les idées claires sur ses projets artistiques, qu’elle mène pour l’heure en indé. Son recul critique et son optimisme à propos de l’évolution du monde dans lequel elle s’insère, notamment en tant que femme, sont tout aussi inspirants que sa musique.

Crédits : @clovis.raw et @panju_exc

Manifesto XXI – Question classique… pourquoi Lean Chihiro ?

Quand j’ai commencé à rapper de base j’avais un autre nom et du jour au lendemain je me suis dit que ça ne me ressemblait pas. Lean Chihiro c’est une espèce de référence à Yung Lean car il m’a vraiment beaucoup influencée quand j’ai commencé la musique. C’est lui qui m’a vraiment poussée à me lancer, à m’enregistrer dans ma chambre et tout… Du coup c’était pour lui et Chihiro du Voyage de Chihiro, puisque les films du studio Ghibli m’ont beaucoup inspirée depuis petite, je suis une grande fan.

Tu as toujours grandi dans le Marais ?

Non de base j’ai grandi plus dans le Nord de Paris, dans le 18ème arrondissement et les banlieues avoisinantes et ensuite quand j’avais 7 ans je suis venue habiter dans le Marais.

Tu viens d’un milieu artistique, c’est ça ?

Oui, mon père faisait du rap, il en fait encore. Ma mère fait des collages et elle était mannequin, ce n’est pas complètement artistique mais ça touche quand même au monde de la mode ; et ma grand-mère est comédienne. Depuis petite on m’a toujours vraiment poussée à m’exprimer artistiquement.

Et du coup tu n’as pas eu de formation académique en musique ?

Non pas vraiment, j’ai fait deux ans de comédie musicale au collège mais c’est tout, je n’ai pas pris de cours de chant.

Et pourquoi tu t’es portée vers le rap plutôt qu’autre chose ?

Parce que j’ai baigné dans beaucoup de styles de musique mais le rap c’était quelque chose de plus personnel, j’allais souvent en studio avec mon père et j’étais vachement dans le milieu du hip-hop, de la danse, etc… Ça a toujours été un des styles de musique que j’adorais. C’est ce que j’ai ressenti de plus spontané. Pourtant je chantais aussi beaucoup quand j’étais petite mais je me suis plus retrouvée dans le rap, c’est plus agressif… Et puis il y a moins de filles qui rappent que de filles qui chantent. Peut-être que dans ma carrière je ferai plus de chansons chantées, douces, mais je ne voulais pas me lancer par ça en fait.

Tu as commencé sur Soundcloud et tu es très présente sur les réseaux sociaux… Pour toi Internet ça libère l’art ou ça peut aussi parfois le contraindre et le normer ?

Malgré tout ça libère parce que si je n’avais pas eu Internet, je n’aurais pas pu faire de la musique anonymement, juste poster mes sons et faire ma vie.

Et tu peux choisir ce que tu veux montrer, tu as la liberté de décider de ce que tu partages avec les gens.

Après, cette liberté s’arrête aux autres internautes qui vont réagir à ces trucs, mais je n’ai pas trouvé que c’était un obstacle car dans tous les cas au début il y a beaucoup de critiques, et aujourd’hui je ne les vois plus trop. Justement quand j’ai commencé à rapper il y a eu beaucoup de critiques de gens de mon entourage, de mon collège, de mon lycée… Ils m’ont plus critiqué que les gens d’internet. Donc d’un côté, je me sentais plus libre de poster sur Internet et de me faire critiquer par des gens que je ne connaissais pas plutôt que par des gens qui me voyaient tous les jours.

Elles étaient axées sur quoi ces critiques ?

Déjà le fait que je sois une meuf, puis le fait que je rappais en anglais. Ensuite j’ai toujours eu un style assez particulier, même plus jeune ma mère aimait beaucoup m’habiller très « stylé » avec des grosses chaussures, des gros baggys alors que les autres filles n’étaient pas en baggys. Du coup j’ai toujours été critiqué dans le sens où je n’étais pas comme les autres gens. Puis c’était il y a longtemps, en 2013/2014, les gens n’étaient pas encore prêts à voir ce genre de chose, c’est toujours pas commun aujourd’hui mais c’était encore plus fou d’imaginer une fille rapper en anglais à l’époque.

Sur plusieurs de tes sons, il y a un décalage entre tes paroles assez tristes parfois et un univers hyper coloré, comment tu expliques cela ? 

Ça me fait plaisir que tu me dises ça car c’est ce sur quoi je joue tout le temps dans mes sons. C’est hyper spontané, une prod peut être hyper douce, joyeuse ou dynamique, mes paroles tristes vont quand même passer dessus sans que les gens remarquent vraiment que ce sont des paroles tristes puisque l’univers de la chanson est totalement opposé. Après c’est vraiment un mélange de ma personne car malgré que je sois dans un univers mignon, joyeux, enfantin, je suis parfois assez triste et assez sombre dans mon caractère et ma personnalité. C’est vraiment un mélange qui me représente : à la fois un peu trash et cute.

Tu es très influencée par la vague Sad Boys ?

Oui c’est vraiment grâce à cette vague-là que j’ai osé faire du son quand j’ai vu qu’ils avaient tous commencé comme moi, chez eux, après les cours, à apprendre eux même sur leurs ordis, je me suis dit : moi aussi. Plus j’avance dans ma carrière et plus je suis reconnaissante envers Yung Lean et ces artistes-là parce que ça a vraiment été un déclic pour moi.

Pourquoi le délire émo prend particulièrement dans le rap en ce moment selon toi ?

Dans le rap, ces deux dernières années aux États-Unis et depuis un an en France, il y a cette liberté qui est apparue dans les sons, de pouvoir dire ce que tu veux.

Ça a commencé aux États-Unis avec Lil Peep ou XXXTentacion qui disaient des choses hyper tristes et personnelles dans leurs sons… Je trouve que ça a ouvert l’esprit des gens vis-à-vis de la tristesse et de cette autre face des gens. Il n’y a pas que la face « Je suis ghetto, je fais du rap », il y a aussi des sentiments et certains rappeurs ont réussi à les mettre en musique.

D’où te vient cette obsession pour la culture japonaise ?

Depuis que j’ai 6-7 ans je suis passionnée par le Japon. Ça a commencé quand j’ai regardé les films du studio Ghibli, je me suis intéressée directement à la culture japonaise, à l’histoire puisque ma mère m’avait acheté un livre d’histoire asiatique que j’avais kiffé. Je me suis documentée par moi-même. J’avais 8 ans quand j’ai appris à écrire en japonais sur Internet. Après j’ai pris des cours. J’ai vraiment grandi dans cette culture-là parce que j’en avais jamais assez, c’était vraiment mon passe-temps de regarder comment ça se passait au Japon, à travers des livres, des documentaires, etc.… Puis j’ai commencé à m’intéresser à la musique japonaise. Tout le monde me disait que ça passerait quand je serais plus grande or je vais avoir 20 ans cette année et j’en ai limite fait mon métier. (rires)

Tu écoutes du rap français ?

Oui, les gens pensent que j’en écoute pas mais j’aime beaucoup ça. Un de mes plus gros coups de cœur du rap français c’est Kalash Criminel. Je trouve qu’il a su apporter au rap plus « cité, ghetto, gang » une touche vraiment poétique dans la manière dont il joue avec les mots. Je trouve qu’il parle de vraies choses, j’apprends énormément en écoutant ses chansons. Il dit beaucoup de choses vraies sur l’Afrique qui m’intéressent énormément. Quand il a sorti son album je me suis dit que j’allais écouter ses sons pour voir de quoi il parle et pas juste pour voir si je vais bouger la tête ou quoi. C’est vraiment mon rappeur français préféré.

Crédits : @clovis.raw et @panju_exc

Tes paroles sont assez axées sur ton quotidien à toi, tes différents moods… Finalement tu te détaches assez des attentes sociales/médiatiques vis-à-vis du rap qui est encore associé dans le discours dominant à une musique politique… Est ce que c’est quelque chose qu’on te renvoie ? Comment tu te situes par rapport à ça ?

Justement au début c’était un problème mais finalement des gens m’ont ouvert les yeux comme quoi il peut y avoir toutes sortes de rap et de musique… Ça ne choque plus, les paroles, le contenu quel qu’il soit, les gens s’habituent. Après si je rappais en français ce serait peut-être différent, plus risqué. C’est vrai qu’au niveau des paroles ça se différencie de ce que font les gens en général mais je ne pense pas que ce soit vraiment un obstacle, justement les gens se rendent compte que je suis une artiste différente, surtout en France. Ça fait aussi réaliser aux jeunes artistes qu’il faut oser et innover dans la musique.

Du fait que tu sois une meuf dans le rap, est ce que tu penses que c’est important de faire passer un message ou ça te saoule qu’on te ramène à ça ?

Dans tous les cas une fille qui rappe doit savoir comment ça se passe… Bien sûr on revient toujours avec cette question mais d’un côté c’est parce que c’est vrai. C’est vrai qu’il y a un énorme fossé entre le rap féminin et le rap masculin, ce n’est même pas considéré comme une même catégorie mais pour moi il ne devrait tout simplement pas y avoir cette distinction.

Il devrait juste y avoir le rap avec des femmes et des hommes qui font de la musique. C’est notre société et le monde dans lequel on vit qui nous force à nous poser des questions sur ça.

En fait on aimerait à ne pas avoir à poser cette question mais elle se pose d’évidence…

Oui c’est ça, on aimerait ne pas avoir à la poser mais on doit le faire car c’est la situation qui l’oblige. Après je pense que ça va changer et il faut aussi que les filles, si elles veulent rapper, qu’elles rappent et qu’elles ne se disent pas que c’est pas pour elles. Tout vient de l’initiative que les gens prennent. Si tout le monde prenait l’initiative de vivre ses rêves peut-être qu’il y aurait plus de meufs qui rappent. J’espère que ça va changer en tout cas.

Dans certains titres tu racontes que dans les rapports de séduction certaines personnes sont plus intéressées par ton corps que par ton âme… Est-ce que c’est un truc que tu retrouves dans ta carrière artistique ou pas du tout ? Le fait d’être objectivée en tant que femme ?

Ça dépend parce que déjà par rapport à toutes les catégories de rappeuses, clichées certes mais réelles, je ne montre pas mon cul, je ne fais pas non plus la meuf ghetto.

Donc les gens ne m’objectivent pas vraiment parce qu’ils ne savent même pas comment recevoir la chose.

Comme ma musique est assez originale et différente de ce qu’on peut entendre, les gens sont obligés de s’y intéresser s’ils veulent vraiment la comprendre. Du coup soit il y a des gens qui vont faire des recherches et vraiment sentir les paroles, etc., soit c’est des gens qui vont juste dire « Wow tu t’habilles trop bien sur Insta », et c’est dans ce cas-là que je me sens objectivée parce que prendre des photos c’est pas le seul truc que je fais.

C’est aussi parce que les gens reconnaissent que dans la manière dont tu t’habilles il y a déjà une forme d’expression artistique.

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Oui bien sûr mais pour moi c’est toujours un peu extrême quand les gens m’observent tous les jours, m’adorent, et pourtant ils n’ont pas été capables d’aller au-delà d’Instagram… Aujourd’hui la plupart des gens qui me connaissent savent que je rappe mais genre il y a 6 mois dans ma story je postais mes clips et les gens me demandaient si c’était mon son… Alors que c’est mon clip, c’est moi dedans, c’est mon nom…

Les gens te considéraient juste comme une meuf stylée et du coup oubliaient que tu faisais de la musique.

Ouais, justement je pense que parce que je suis une meuf, le message ils ne veulent pas le recevoir. Je peux écrire en gros dans ma bio que je fais du rap, les gens vont quand même se poser des questions parce que j’suis une meuf.

Après ça va changer bien sûr, et malgré tout j’aime beaucoup que les gens me disent que je les inspire que ce soit dans leur style ou dans la musique. Mais j’ai l’impression d’être un objet quand on me dit m’apprécier mais qu’en fait on ne me connait pas du tout.

Et du coup justement, par rapport aux meufs hyper-sexualisées dans le rap que tu évoquais, tu en penses quoi ? Par exemple Nicki Minaj, Cardi B jouent clairement sur ces stéréotypes- là mais en même temps c’est des femmes très puissantes… Même si ce n’est pas ce que tu incarnes toi, est-ce que c’est un modèle qui te parle ?

Nicki Minaj m’a beaucoup inspirée, c’est aussi elle qui m’a donné envie de rapper quand ma sœur me l’a fait découvrir en sixième… Mais malgré tout, c’est vrai que même si j’étais fan et qu’aujourd’hui je la respecte de ouf – et même Cardi B bien sûr –  je trouve qu’il n’y a pas besoin spécialement de faire ce qu’elle font. Après bien sûr je les comprends si elles ressentent ce besoin de montrer leurs corps, parce qu’elles veulent montrer leur puissance, que c’est des femmes, etc. Bien sûr si quelqu’un veut faire un clip nu, n’importe qui peut le faire, mais elles se rendent objet elles-mêmes donc après il ne faut pas s’étonner que quand les gens voient du rap sans fesses ils se demandent ce qu’il se passe…

Nicki Minaj et Cardi B c’est les plus connues mais il y a plein de filles qui essayent de percer en faisant des clips où elles twerkent, etc. Je trouve ça dommage parce que j’ai pas envie que les gens pensent que c’est nécessaire.

C’est tellement fréquent que quand on voit un clip d’une meuf qui rappe sans fesses on est tous choqués. Malgré le fait qu’elles fassent un super travail, qu’elles représentent les femmes dans le rap, je pense qu’il faudrait amener autre chose et que les rappeuses qui soient au top des charts ce ne soient pas que des rappeuses à poil quoi… Après ça évolue et puis les gens vont se lasser de voir toujours la même chose dans des clips.

J’ai vu aussi que tu connaissais Tommy Genesis et Princess Nokia. Vous avez l’air d’être dans un rapport hyper bienveillant et pas du tout compétitif…

Cet esprit de compétition je ne l’ai jamais senti avec des artistes étrangères. Tommy je l’ai rencontrée quand je commençais vraiment la musique, je lui ai envoyé un DM et finalement ça va faire quatre ans qu’on se connait. Ça a été vraiment comme une grande sœur parce qu’elle m’a vraiment conseillée dans le rap en tant que meuf, elle est restée avec moi depuis le début malgré qu’on ne se voie pas souvent parce qu’elle voyage beaucoup. Princess Nokia je la connais depuis beaucoup moins longtemps mais elle m’a quand même fait me sentir hyper bien… Zéro compétition, vraiment que de l’amour et du partage. Alors qu’en France ça m’est déjà arrivé d’avoir des dates, et de voir qu’une meuf qui va passer va me regarder bizarre et rester assez distante, mais c’est que des Françaises.

Après c’est aussi peut-être parce que les femmes qui rappent sont mises en compétition comme s’il ne pouvait y en avoir qu’une parce qu’il y aurait un créneau à occuper…

Ouais parce que’il y en a tellement peu, du coup forcément tu en vois deux, tu te demandes qui est la meilleure donc elles vont forcément se mettre en compétition… Après moi je n’ai jamais ressenti ça en voyant d’autres artistes et les personnes qui sont dans cette optique-là ne doivent pas faire de la musique pour les mêmes raisons que moi.

Je m’en fiche d’être meilleure ou moins bonne que quelqu’un tant que je fais ce que j’ai envie de faire.

Est-ce que tu es connectée aussi avec des artistes parisien-e-s/français-e-s ou tu es plus axée international ?

Je dois connaitre à peu près autant d’artistes en France que dans le reste du monde. Mon réseau a commencé ici mais j’ai quand même pas mal de connexions artistiques à l’étranger, un peu partout, aux États-Unis, en Angleterre, en Australie, Japon, Chine… C’est justement ça que j’ai kiffé quand j’ai commencé à faire du son, de voir qu’il y avait des gens en Australie qui écoutaient ma musique et qui m’envoyaient des vidéos d’eux dans des forêts magnifiques et je trouvais ça ouf. C’est ce que j’aime dans le fait d’être une artiste, de voyager, c’est les connexions avec les personnes que tu rencontres.

Pour l’instant tu es indé, est-ce que tu comptes signer chez un label ?

Pour l’instant ce n’est pas ma priorité. Ça fait un moment que j’ai déjà été contactée mais je me sens encore capable d’avancer toute seule. Je sais que je n’aurais pas pu mieux m’épanouir que toute seule car ce que je voulais faire c’est montrer mon univers vraiment à moi, comme je veux à 100% avant de signer, pour avoir déjà mon personnage bien tracé qu’on essaie pas de mettre dans une case qui ne me correspond pas.

Et du coup prochaine étape c’est quoi ?

Un EP et beaucoup de visuel cette année. Et l’album je vais commencer à le travailler pour essayer de le sortir l’année prochaine.

Par ClaraFan2

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