Le queer est-il normatif ? Rencontre avec Pierre Niedergang

Dans Vers la normativité queer, le philosophe Pierre Niedergang identifie un dilemme qui parasite nos relations : nous devrions choisir entre rejeter toute norme sociale et morale, ou nous assimiler aux structures hétéro-patriarcales. Le philosophe propose une troisième voie : produire de nouvelles normes plutôt que de les abolir.

Le titre fera sûrement tiquer certain·es de nos lecteurices : comment le terme de normativité peut-il bien être accolé à celui de queer ? Ne sont-ce pas deux termes antinomiques, si ce n’est ennemis ? Pierre Niedergang met le doigt sur une épineuse question qui traverse les communautés LGBTQIA+ depuis bien des années. Il ne se fera pas que des ami·x et il le sait. Le philosophe effectue une étude minutieuse de l’histoire de la scission entre les anti-normatif·ves et les autres, entre le rejet de toute morale et celleux qui défendent l’idée d’un nouveau système de normes morales. C’est autour des débats sur les violences sexistes et sexuelles que Niedergang ancre son analyse : et si le projet n’était pas de détruire les normes mais, plutôt, de construire une nouvelle normativité loin de l’assimilation, à la fois ancrée dans la pratique tout en restant critique d’elle-même ? Manifesto XXI a rencontré l’auteur pour mieux comprendre son projet théorique et le questionner sur son opérabilité. 

Manifesto XXI – Le concept de queer est souvent associé à un positionnement contre la norme. Pourquoi proposer ce concept a priori paradoxal de normativité queer ?

Pierre Niedergang : Tout est parti de l’article qu’on a écrit avec Tal Piterbraut-Merx suite au déboulonnage de la plaque de Guy Hocquenghem. Il y a deux ans, un groupe « féministe » avait jeté du sang sur la plaque en raison de sa proximité avec des défenseurs de la pédophilie dans les années 70.  Nous avons tout de suite remarqué deux camps très distincts dans cette affaire. D’un côté, les queers qui revendiquaient l’héritage d’Hocquenghem et qui disaient qu’il était anachronique et moralisateur de l’accuser de défendre la pédophilie. Et d’un autre côté, il y avait des discours féministes qui voulaient réaffirmer l’existence de cette histoire, et la condamner à partir d’une norme qui consiste à condamner les violences sexuelles, y compris pédocriminelles. Ces féministes invoquaient donc plus ou moins explicitement une forme de normativité vis-à-vis de la sexualité afin de distinguer ce qui, au niveau sexuel, est acceptable ou inacceptable.

Dans cet article, nous arrivions au constat suivant : l’anti-normativité ne convient pas car il faut pouvoir réussir à dénoncer les violences sexuelles et, pour ce faire, il faut pouvoir se référer à une norme. Par conséquent, comment peut-on penser une normativité queer ? Après le décès de Tal, ses éditeurices m’ont appris qu’il avait évoqué l’idée d’écrire un livre ensemble autour de la normativité queer. J’ai donc décidé d’approfondir cette question. 

Cette distinction entre le bon et le mauvais, entre ce qui est « radical » ou ne l’est pas, c’est de la norme. C’est même une norme qui refuse de se reconnaître comme telle, ce qui est le pire type de norme.

Pierre Niedergang


Pourquoi l’anti-normativité n’est-elle pas une solution viable ? 

Je pense qu’on ne peut pas être anti-normatif·ve sans que cela produise une nouvelle norme par opposition : nous sommes beaucoup à dénoncer, par exemple, le fait que les anti-normatif·ves distinguent « les bons queers anti-normatif·ves » des « méchant·es LGBT normatif·ves ». Cette distinction entre le bon et le mauvais, entre ce qui est « radical » ou ne l’est pas, c’est de la norme. C’est même une norme qui refuse de se reconnaître comme telle, ce qui est le pire type de norme. En réalité, la pratique anti-normative pure ne fonctionne pas. Se donner des normes de ce qui est acceptable et inacceptable est, précisément, ce qui permet de faire relation et de tisser des liens entre les queers. Donc s’il n’y avait pas de normativité queer, il n’y aurait pas de communs queers, il n’y aurait pas de relation entre les queers et pas de luttes queers.

La question est alors de savoir : qu’est-ce que ça fait, notamment en termes de culpabilité, de poursuivre l’établissement d’un espace psychique safe ? Est-ce que c’est vraiment utile ?

Pierre Niedergang


Vous raccrochez ce constat avec une histoire des différents cadres épistémiques et normatifs depuis les années 60. D’où vient ce langage du safe dans les discours sur la sexualité ?

Dans La volonté de savoir, Michel Foucault montre qu’avant le 18ème siècle, le légal et l’illégal étaient les deux valeurs fondamentales par lesquelles on jugeait les plaisirs. À partir de l’invention de la science de la sexualité, et de ce que Foucault appelle le dispositif de la sexualité, on serait passé à une autre manière de juger plaisirs et désirs : le normal et l’anormal. Mais aujourd’hui, il me semble que le normal et l’anormal ne sont plus vraiment le cadre dans lequel on pense la sexualité. C’est plutôt la différence entre safe et violence qui domine. L’enjeu aujourd’hui est d’avoir une sexualité non violente, « safe » [« sécure »], consentie, qui s’oppose à une sexualité violente. La sexualité est donc désormais jugée à l’aune de ce nouveau paradigme.

Et comment cela se déploie plus spécifiquement dans les discours queers sur la sexualité ?

Il y a des travaux en France comme ceux d’Elsa Dorlin (Se défendre, 2017), qui font une généalogie de la construction de l’opposition entre le safe et la violence, notamment dans les milieux queers. Cette notion d’espace safe émerge dans les années 60 au sein des milieux queers pour désigner un espace protégé des violences policières ; mais Dorlin remarque que, parallèlement, la distinction entre safe et violence sert à des procédures d’exclusion racistes, à l’endroit des personnes noires et latino-américaines perçues comme « dangereuses » pour les queers (ce qui laisse bien sûr de côté les queers of color). Dès le début, il y a donc eu un codage racial du « safe » au sein de nos luttes et de nos espaces. Puis cette notion de safe s’est transformée, déplacée lors de l’épidémie de VIH/sida entre celleux qui font du safe sex et celleux qui sont considéré·es comme violent·es, contaminant·es, dangereux·ses. Aujourd’hui, on retrouve cette distinction appliquée non plus seulement aux comportements mais aussi à la pensée et aux désirs eux-mêmes : la distinction entre des pensées, des désirs safe, et des désirs honteux, unsafe, dangereux. La question c’est alors de savoir : qu’est-ce que ça fait, notamment en termes de culpabilité, de poursuivre l’établissement d’un espace psychique safe ? Est-ce que c’est vraiment utile ? C’est un sujet qu’on est en train de travailler avec mon amie psychologue, Salomé Mendès-Fournier. 



Le vocabulaire du safe a donc une histoire raciste, sécuritaire et inscrite dans une forme de contrôle des corps entre queers. Comment faire cohabiter ces contradictions ? Faut-il jeter ce vocabulaire du safe à la poubelle ?

Le fait que les queers évoquent un besoin de se sentir en sécurité, encore aujourd’hui, fait que ce concept continue à s’imposer comme norme. Elle persiste parce qu’il y a là quelque chose de vital. Il faut prendre la question dans sa complexité, dans son ambivalence, tenir ensemble la critique de cette généalogie politique mais ne pas évacuer tout discours sur le safe au nom de la critique de cette généalogie. Quelque chose se dit de notre vulnérabilité et de nos vécus de violence derrière ces revendications au safe : la légitime critique de la construction raciste ou sérophobe de la distinction entre safe et violence doit nous mener à transformer et amender ces revendications, plutôt que de les exclure d’un revers de main comme le font certains discours. 

Comment la normativité queer arrive-t-elle donc à « tenir ensemble » un positionnement critique et le désir de produire de nouveaux cadres normatifs ?

Ce que j’affirme dans le livre, c’est que la première caractéristique de la normativité queer est qu’elle est critique : c’est une oscillation constante entre, d’un côté, les critiques des normes qui existent, et d’un autre côté, leur transformation et l’invention de nouvelles normes. Cette possibilité s’explique par le deuxième aspect de la normativité queer : elle est communautaire. Si on reprend l’exemple de la norme du « safe », au sein de nos milieux, il y aura celleux qui invoquent cette norme, et d’autres qui seront critiques de cette notion de safe et rappeleront la généalogie de la norme en question ; et dans le même temps, d’autres personnes encore vont travailler à transformer cette norme pour intégrer les critiques qui ont été faites. Le queer est toujours dans une double position de critique et d’inventivité des normes. 

Pour ancrer le discours dans le matériel, vous semblez défendre l’idée d’un communisme queer…

Oui, j’évoque ce que j’appelle des pratiques communistes queers. Par exemple, le Front Transfem me semble faire ce type de travail. L’association soutient matériellement certaines femmes trans qui sont dans des situations compliquées, parfois d’extrême précarité à la fois matérielle et psychologique. Ces pratiques communistes se font dans les interstices des institutions, incapables de soutenir comme il se doit les personnes transféminines. 

L’utopie permet d’articuler les luttes ensemble car on peut dessiner plusieurs choses en même temps et leur offrir un horizon intersectionnel.

Pierre Niedergang


Comment émergent les solidarités queers et communistes ? Pourquoi se réapproprier le terme de communisme ?

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Ces solidarités émergent dans le tissage de relations affectives et matérielles entre les queers. Les communautés lesbiennes rurales aux États-Unis dans les années 70-80 en sont un exemple ; ou bien ce qui s’est passé pendant l’épidémie de sida, qui est pour moi un exemple de communisme queer dans le sens où il y avait un vrai soutien à la fois matériel et affectif de certains corps envers d’autres corps. En l’occurrence, je pense aux lesbiennes qui étaient moins touchées, du moins biologiquement, par la maladie, et qui ont soutenu affectivement et matériellement à la fois les pédés et les personnes trans.

Plutôt que le terme de « communisme », c’est plus précisément des « pratiques communistes » queers que je défends. Le communisme, ça peut renvoyer à l’idée du grand soir, de la grande révolution, du passage d’un État capitaliste à un État communiste. L’idée de « pratiques communistes » vise à souligner que l’objectif n’est pas l’établissement d’un État total. En disant que le communisme peut exister concrètement au présent et même au sein des structures néolibérales, nous pouvons commencer à vivre un avant-goût et apercevoir des lueurs de communisme.

Il s’agit donc de penser présent pratique plutôt qu’utopie future ?

Il ne faut pas perdre pour autant le désir d’un changement radical. Mais, pour maintenir ce désir d’utopie, il faut qu’on puisse l’incarner sous forme d’interstices au présent, qui nous font voir que c’est possible. Ici, je m’inspire de José Esteban Muñoz, qui est critique à l’égard de toutes les pensées dites « présentistes ». Ces dernières consistent à dire qu’il faut abandonner le futur car il est une construction hétérosexuelle et qu’il faudrait donc préférer le présent pur, l’événement. Muñoz dit qu’il faut garder cette dimension de la futurité car c’est la dimension du désir. L’utopie permet également d’articuler les luttes ensemble car on peut dessiner plusieurs choses en même temps et leur offrir un horizon intersectionnel. Par exemple, le travail de Cy Lecerf Maulpoix s’y attèle : comment s’inspirer d’écologistes pédés du passé pour penser nos pratiques aujourd’hui et créer des archives vivantes ?

Pensez-vous qu’il est possible, dans la pratique, de dépasser ce clivage entre les discours anti-normatifs et ceux de la normativité ?

Je crois que cette alliance existe déjà de fait : les personnes qui produisent ces différents discours fréquentent les mêmes lieux et sont déjà prises dans des dynamiques de soutien matériel, affectif, mutuel. Ce qui me gêne, c’est de produire un discours simpliste qui construit un fantasme de la subversion totale et de la pure anti-normativité. Alors que je crois qu’y compris celleux qui se revendiquent de l’anti-normativité sont déjà dans des pratiques de normativité queer. J’ai peur qu’à force, ces discours-là finissent par créer des ruptures politiques qui amenuisent nos capacités de faire commun et de lutter ensemble. 


Vers la nomartivité queer, Pierre Niedergang, Editions Blast, 176 pages, 15 euros

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Relecture et édition : Anne Plaignaud et Apolline Bazin

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