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Le numérique est-il raciste ?

Le numérique est-il raciste ?

L’exposition Computer Grrrls nous invite à revisiter l’histoire des technologies, au prisme des questions de genre, de race et de classe. L’heure est à la décolonisation du numérique.

1969, la fusée Apollo 11 se pose sur la Lune grâce au programme développé par Katherine Johnson, scientifique de la NASA. Katherine Johnson est une femme, et elle est noire. Un détail que l’Histoire se sera fait fort d’oublier, jusqu’à la diffusion du film Les Figures de l’ombre en 2016, qui rend justice à l’intellect et à la persévérance de la scientifique. Pourtant, en 2019, quand on dit « technologie » ou « numérique », on pense start-up nation, Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, bref, des mecs blancs de cinquante ans ou moins, petits génies de l’informatique comme dans la série Silicon Valley. Cette image faussée a remplacé dans nos inconscients l’histoire plus mixte de l’informatique, discipline à laquelle les femmes blanches et non-blanches ont contribué pendant des décennies. 

L’exposition Computer Grrrls, du 14 mars au 14 juillet 2019 à la Gaîté Lyrique, s’attache à réparer cette injustice et interroge les nouvelles technologies au prisme du genre. Féminisme intersectionnel oblige, il fallait qu’on pose la question : en plus de nouer des liens très fort avec la culture hétéro-patriarcale, l’industrie numérique est-elle raciste ? 

@artxman Manzel Bowman

Femmes noires VS algorithmes 

Dans L’Amour sous algorithme, Judith Duportail déconstruit les mécanismes utilisés par Tinder pour « matcher » les gens. Comme pour beaucoup d’algorithmes – ceux de Netflix, d’Amazon ou même d’Uber par exemple – il faut d’abord établir un scoring, soit noter la personne, pour lui recommander des profils correspondants. Or, l’enquête de Duportail montre que l’algorithme de Tinder se base sur des mécanismes sexistes qui renforcent le patriarcat : une belle carrière augmenterait le score d’un homme tandis qu’elle baisserait celui d’une femme blanche (ce que Tinder dément).

Que se passe-t-il quand on est une femme non-blanche ? Les effets combinés du sexisme et du racisme produisent une expérience différente de celle des femmes blanches. Les femmes non-blanches font l’objet d’une fétichisation héritée du colonialisme, comme l’expliquent Rokhaya Diallo, Grace Ly et Faïza Guène au micro du podcast « Kiffe ta race ». Dans l’épisode « La geisha, la panthère et la gazelle », on apprend ainsi que les femmes non-blanches sont des catégories pornographiques à part entière. Une fétichisation qui explique que les femmes noires sont très majoritairement victimes de cyber-harcèlement et d’injures racistes sur les applications de dating, comme l’illustrent les comptes Instagram @femmesnoiresvs_datingapps ou @pracisees_vs_grindr.

Capture d’écran du compte @femmesnoiresvs_datingapps

La fétichisation des femmes racisées sur les applis de dating pourrait faire partie des mécanismes algorithmiques inhérents au fonctionnement de l’application. C’est en partie le propos de l’américaine Cathy O’Neil qui, dans son livre Algorithmes : la bombe à retardement, montre que les algorithmes contribuent à renforcer certaines injustices sociales, de classe, de genre ou de race. C’est le cas par exemple de certains logiciels utilisés par la justice américaine, censés évaluer les risques de récidives : « Si votre risque est élevé, vous allez plus longtemps en prison. Or les noirs sont considérés comme à haut risque deux fois plus que les blancs, à passé judiciaire identique. »

Les nouvelles technologies au prisme de la race et du genre

La philosophie féministe s’est beaucoup intéressée à la science, et en particulier à la cybernétique – discipline dont sont issues les technologies numériques qui baignent notre quotidien. Le Manifeste cyborg de Donna Haraway, ainsi que The Science Question in Feminism de Sandra Harding, sont des fondamentaux de la philosophie des sciences et des technologies. Publiés respectivement en 1984 et en 1986, ils montrent en quoi la notion d’objectivité sert en réalité à masquer le regard que portent les hommes blancs et hétéros sur le monde, et ouvrent des espaces pour penser la science en dehors du cadre de l’hétéro-patriarcat blanc. Computer Grrrls s’inscrit dans cet héritage et explore nos relations aux nouvelles technologies sous le prisme du genre et de la race (au sens sociologique du terme). 

Autre apport de l’approche féministe des technologies : l’idée que non, la technologie n’est pas « neutre ». Elle s’inscrit dans des dynamiques de pouvoir, dont font partie le genre et la race. Les poncifs du type « la technologie est neutre, tout dépend de ce qu’on en fait » peuvent partir à la benne : les technologies que nous utilisons naissent dans certains contextes, reproduisent les dynamiques de pouvoir qui y sont à l’œuvre, voire les renforcent. 

Une colonialité numérique

De façon plus générale, le développement des technologies numériques reproduit des liens (économiques, sociaux) que l’on pourrait qualifier de coloniaux. La notion de « colonialité » renvoie, selon le sociologue Nelson Maldonado-Torres, à l’idée que « des relations coloniales de pouvoir ont imprimé une marque profonde, pas seulement sur l’autorité, la sexualité, la connaissance et l’économie, mais sur la compréhension générale de l’être ». Ces relations asymétriques se traduisent de multiples façons dans le numérique. 

En effet, le numérique est bien une infrastructure matérielle, comme le pointe James Bridle dans New Dark Age (2018, non traduit) : « Les mêmes empires [coloniaux] qui ont d’abord occupé, puis exploité, les réserves naturelles de leurs possessions, et les réseaux qu’ils ont créés, persistent dans l’infrastructure numérique d’aujourd’hui : la super-autoroute de l’information suit les réseaux des câbles télégraphiques installés pour contrôler les vieux empires. La route des données la plus rapide entre l’Afrique de l’Ouest et le monde entier passe toujours par Londres, tout comme la multinationale britannico-néerlandaise Shell continue à exploiter le pétrole du delta nigérian. Les câbles optiques sous-marins qui ceignent l’Amérique du Sud sont détenus par des entreprises basées à Madrid. »

Voir Aussi

Louise Druhle, Atlas critique d’Internet

Les « tâcherons du clic » décrits par Antonio Casilli (En attendant les robots, 2019) et autres prolétaires du numérique – par exemple les « éboueurs du net » montrés dans le documentaire The Cleaners – sont ainsi en majorité des travailleur·ses pauvres de l’hémisphère Sud, chargé·es d’effectuer le sale boulot dont a besoin l’Internet de l’hémisphère Nord pour fonctionner. Au temps pour les lendemains qui chantent promis par les utopistes du web dans les années 90 !

Les entreprises de la Silicon Valley reproduisent dans leur organisation-même une division du travail qui a tout emprunté au triptyque traditionnel racisme – classisme – sexisme. Comme le remarque Usbek & Rica : « Aux ingénieurs (mâles, blancs, américains) des pays du Nord, la conception des nouveaux produits [et les activités les plus satisfaisantes et les mieux payées, ndlr] ; aux travailleur·ses pauvres des pays du Sud, les tâches industrielles [les plus ingrates et les plus dangereuses] (assemblage de smartphones, recyclage des appareils, etc.) ou dématérialisées (plateformes de micro-travail). » Cette asymétrie des relations Nord-Sud se manifeste également à travers l’enjeu des métaux rares et autres composants nécessaires à la fabrication des smartphones, tablettes et ordinateurs qui équipent l’hémisphère Nord. Aux liens coloniaux se superpose alors la catastrophe écologique, pour Guillaume Pitron, auteur de La Guerre des métaux rares (2018)

Un autre futur est-il possible ?

L’apport d’une approche afro-féministe des nouvelles technologies ne se cantonne pas à l’analyse des mécanismes de domination coloniale et patriarcale qui tissent Internet, et c’est aussi ce que met en valeur l’exposition Computer Grrrls. Elle ouvre des espaces d’imagination et de réappropriation de ces outils, à l’image du mouvement artistique afro-futuriste, où des écrivain·es comme Octavia Butler imaginent des futurs possibles débarrassés du racisme et du sexisme. L’exposition présente une œuvre de l’artiste Tabita Rézaire, qui cherche à transformer le numérique « en pratique de soin » tout en honorant l’héritage des connaissances et savoirs qui irriguent les cultures africaines, dans la lignée de Felwine Sarr. Le studio de design Hyphen Labs s’approprie, lui, l’espace de création offert par la réalité virtuelle en offrant une expérience époustouflante autour du cheveu afro, tout en détournant les codes techno-futuristes avec humour. 

L’espace public numérique a été investi depuis longtemps par les personnes minorisées. Il a permis de court-circuiter les médias traditionnels qui refusaient d’investiguer certains sujets féministes ou anti-racistes. Après des affaires comme celles de la Ligue du LOL, l’occupation de cet espace est un enjeu réellement crucial pour faire d’Internet un endroit d’empouvoirement tout en étant safe pour les personnes minorisées. 

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