Contestée pour son caractère exotisant et occidentalo-centré, l’appellation World Music continue pourtant d’être une classification de référence dans les magasins de disques comme sur les plateformes de streaming. Sa persistance dit beaucoup du racisme à l’œuvre dans les industries musicales et du colonialisme de nos sensibilités.
Les Escales, Musique du bout du monde, Couleur café sont autant de festivals francophones qui revendiquent le label World Music. Repère musical entré dans le langage courant, ce terme amalgame des sonorités et des imaginaires lointains et métissés. Pourtant, à la faveur de questionnements sur le racisme dans les industries culturelles globalisées, cette catégorie pose de plus en plus problème. À quel genre musical ce terme fait-il référence ? De quelle région du monde cette catégorisation est-elle issue ? À quelle logique doit-elle répondre ?
C’est dans l’ambiance feutrée du KulturA à Liège qu’une conférence est organisée à ce sujet lors de la quinzième édition du festival Voix de femmes. Cette rencontre, menée par la journaliste Souria Cheurfi (VICE Belgique, Psst Mlle), propose dans une perspective critique et décoloniale un temps de réflexion sur la musique du monde en présence de la chercheuse Marion Schultz, la chanteuse Sika Gblondoumé, la musicienne et chanteuse Christine Zayed ainsi que Sofia Rasquin du label Crammed Discs. Leur discussion apporte de précieux éclairages sur les enjeux de cette catégorisation.
D’où vient cette catégorie ?
Le terme World Music est inventé dans les années 80 par des producteurs du Royaume-Uni pour répondre à une hausse de l’écoute des musiques extra-occidentales par le public européen. Un marché se développe alors autour de ce concept, porté par des acteurs occidentaux issus d’un secteur politiquement de gauche valorisant les préoccupations humanistes et le rejet du colonialisme. Pour Marion Schultz qui a réalisé un travail universitaire sur cette notion, ces considérations font écho au concept de white saviorism, ou complexe du blanc sauveur, qui vise à justifier des actions par leur dimension humanitaire. La distinction entre musique et musique du monde apparaît comme une grille d’analyse simpliste et réductrice qui renforce la séparation entre l’Occident et les autres cultures tout en faisant perdurer un rapport de force d’ordre colonial. Pour la musicienne Christine Zayeb, le constat est clair : « C’est un rapport de domination coloniale qui sert à garder les choses en place. » Cette catégorie musicale témoigne également d’une exotisation des pratiques culturelles extra-européennes. C’est le cas du reggae, exporté quelques années plus tôt hors de Jamaïque pour devenir un symbole et un produit de la lutte antiraciste dans les concerts caritatifs européens. Malgré la domination raciale que cette notion induit, elle reste ancrée dans l’industrie musicale comme dans les milieux universitaires, où l’on désigne l’ensemble de l’étude des musiques non blanches par le concept d’ethnomusicologie.
Penser les musiques comme venant d’un ailleurs présuppose, presque invariablement, de partir d’un point de vue eurocentré. À quelques exceptions près, puisque les deux artistes présentes à la conférence racontent d’un ton ironique qu’en Palestine la World Music c’est Bach, au Brésil c’est Piaf. De fait, comme cette catégorie musicale n’est définie par aucun critère artistique, elle semble uniquement reposer sur des stéréotypes, qui sont essentiellement raciaux.
Pourquoi est-elle problématique ?
Nous avons profité de l’occasion de ce débat pour interroger la chanteuse Sika Gblondoumé et Christine Zayed, joueuse de qanoun et chanteuse, sur leur rapport à cette appellation. Sika, comme la majorité des artistes non-blanc·he·s travaillant en Europe, raconte avoir vite été catégorisée comme une artiste issue de la World Music. Elle explique que les lieux dans lesquels elle se produit précisent quasi constamment ses origines béninoises. Compositrice d’une musique hybride oscillant entre plusieurs genres, elle a débuté son parcours en jazz, style qu’elle a perçu comme trop codifié et élitiste pour pouvoir y appartenir. Davantage identifiée comme une artiste World, elle s’est souvent interrogée sur les influences africaines que l’on attribuait à sa musique puisqu’elle ne chante pas en fon [langue employée au Bénin, au Nigéria et au Togo, ndlr] et n’utilise aucun rythme béninois. « En fait, à part ma gueule, il n’y a pas grand-chose d’africain », lâche-t-elle. Selon Sika, un des principaux problèmes de cette classification World est qu’elle est imposée aux artistes par des acteurs extérieurs à la création en tant que telle : l’industrie musicale (producteurs, labels, chargés de diffusion), les médias ou les structures culturelles. Bien qu’elle confie ne pas toujours en avoir eu conscience, cette stigmatisation l’a souvent troublée, démotivée, dévalorisée. Depuis peu, elle intègre quelques éléments issus du vaudou à ses mélodies électroniques mais refuse tout qualificatif simpliste et toute ingérence dans son processus créatif.
En plus d’être imposée aux artistes, la chanteuse considère que l’étiquette World Music a aussi pour effet de lisser les identités, de ne pas s’intéresser aux cultures musicales dans leur diversité et leurs complexités respectives. Ainsi, elle aspire à ce que le travail des artistes n’entre pas dans des cases simples et identifiables : « J’aimerais dire que je fais de la musique sans qu’elle soit définie. » De la même manière, si toutes ces influences l’accompagnent au fil de son travail d’écriture, Christine Zayed estime que les distinguer les unes des autres ou n’en citer qu’une seule n’a aucun sens. La musicienne maîtrise des morceaux des répertoires grec, turc, arabo-andalou, algérien, tunisien et palestinien. Pour elle, les artistes devraient être en mesure de composer librement sans devoir correspondre à des représentations superficielles et préétablies.
En parallèle, les deux artistes mentionnent l’impératif de narration qui existe autour de la musique World. C’est comme si la musique ne suffisait pas en soi et qu’il y avait besoin de créer un récit stéréotypé, déplorent-elles. D’une part, en tant que Palestinienne, Christine se dit confrontée à un regard misérabiliste et victimisant la considérant comme une femme opprimée soumise à un contexte de violence et de guerre. À ce sujet, elle s’insurge : « Partager ma musique devrait être possible sans devoir imposer des images au public. Dire que je suis Palestinienne crée un imaginaire particulier et peut-être que ce n’est pas ce que je veux dire par ma musique. Je refuse que ces images me soient imposées. » De l’autre, en tant que femme noire chanteuse, Sika a fait face à des discriminations et a dû redoubler d’efforts pour se développer professionnellement : « Mon père me disait : si tu fais quelque chose de moyen tu seras mauvaise, si tu fais quelque chose de bien tu seras médiocre. Tu dois être irréprochable. »
Pour répondre aux dynamiques marchandes du secteur, les professionnel·le·s de l’industrie musicale attendent souvent de celleux qui sont catégorisé·e·s dans la World de correspondre à une « représentation authentique », et donc stéréotypée, de leur pays d’origine. Sika raconte comment elle a été mise à l’écart de cette labellisation : « À un moment, même dans cette catégorie si vaste, je n’avais pas de place car que je ne portais pas d’habits traditionnels, ne chantais pas dans la langue du pays et ne symbolisais pas assez le Bénin. » Le travail de Christine est tout aussi exotisé. Un membre du public lui aurait déclaré à la sortie d’un concert : « C’était super, je me suis senti comme sur un chameau », propos contre lequel elle s’insurge : « En fait c’est plus facile pour le public de catégoriser que de s’engager pleinement vers l’inconnu. » Promouvoir des stéréotypes racistes et fétichisants apparaît, selon leurs dires, comme une stratégie marketing pour diffuser et vendre des projets musicaux issus d’autres continents.
Pourquoi perdure-t-elle encore ?
Selon Christine, les explications sont avant tout politiques : « Classer, étiqueter, mettre dans des cases sont des moyens de compréhension et de contrôle des autres par ceux qui se croient au centre. Ici, on pense qu’on peut intellectualiser ta musique alors que l’on n’y connaît rien. » Cela entretient un rapport de domination raciale qui profite aux acteurs blancs des différentes industries musicales. Sofia Rasquin, qui travaille pour le label Crammed Discs basé à Bruxelles, rappelle la dimension économique de ce débat : « Le réseau de la World paye bien et, pour beaucoup d’artistes, y prendre part est une nécessité, même s’ils sont critiques envers ce système. » La World Music est aujourd’hui un vaste marché qui comprend des labels spécialisés, des festivals, des subventions, des médias. « Les décideurs du secteur ne bougent pas car ce sont des personnes blanches qui ne sont pas directement concernées par ces enjeux » poursuit-elle. Malgré tout, la majorité reconnaît le malaise qui existe autour de cette catégorie qui est de plus en plus souvent mise entre guillemets. À côté de ça, de nombreux·ses artistes ne peuvent se détourner de ce marché et de ses réseaux par nécessité financière et parce que leur implantation sur d’autres scènes musicales reste fragile. Sika admet, éplorée : « Malheureusement, on est souvent financièrement obligé·e d’accepter de faire de la musique du monde. » En plus des habitudes du grand public qui peuvent limiter l’évolution des pratiques, la chanteuse regrette une certaine paresse intellectuelle des acteurs du secteur qui n’élèvent pas leurs exigences à la hauteur de la richesse des musiques extra-européennes.
Des majors aux petits labels, une réflexion de fond doit nécessairement être poursuivie pour garantir une plus grande et une plus juste représentativité des scènes musicales. Cela se traduit, entre autres, par l’emploi d’un vocabulaire musical adéquat ainsi que par le repositionnement des artistes au cœur de la démarche de production et de diffusion. Malgré l’émergence récente du terme Global Music, la problématique reste la même en ce qu’elle capitalise sur des représentations racistes en regroupant quasi systématiquement les artistes non-occidentaux·les sous une seule bannière.
Image à la Une : la table-ronde « Le monde c’est les autres ? » au festival Voix de femmes, 2021 © Julien Hayard
Pour aller plus loin :
• WEISS Sarah, « Écouter le monde, mais n’entendre que soi », Volume I, 10 : 1, 2012
• MARTIN Denis-Constant, « Qui a peur des grandes méchantes musiques du monde ? Désir de l’autre, processus hégémoniques et flux transnationaux mis en musique dans le monde contemporain », Cahiers de musique traditionnelle, 9, 1996
• DA LAGE Émilie, « Politiques de l’authenticité », Volume I, 6 : 1-2, 2008
• AROM Simha & MARTIN Denis-Constant, « Combiner les sons pour réinventer le monde. La world music, sociologie et analyse musicale », L’Homme, 177-178, 2016
• AMICO Marta, « La résistance des Touaregs au prisme de la World Music », Cahiers d’études africaines, Volume 224, 4, 2016