Le trio Las Aves revient avec I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It, un deuxième album brillant et profondément humain.
Il y a cinq ans, The Dodoz faisait ses adieux à une honnête carrière rock inaugurée une décennie plus tôt entre les murs d’un lycée toulousain. En 2016, le groupe resurgissait sous une nouvelle identité et présentait Die in Shanghai, un premier album habité de tubes pop comme s’ils en avaient toujours fait. Las Aves était né.
Le trio nous revient avec un nouveau long format sous le bras, I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It, réalisé comme un concept-album autour des déboires amoureux. Et si ces dernières années, les chansons d’amour n’avaient plus autant la cote, Las Aves semble décidé à remettre cette thématique d’actualité.
Depuis des millénaires, théoriciens, scientifiques et philosophes de l’amour ont tenté de percer ce sentiment à jour et d’expliquer rationnellement sa complexité. Las Aves le théorise à son tour avec un réalisme percutant, pour dépeindre un sentiment essentiel, brut et primitif, tout en le replaçant dans le contexte de nos interactions digitales modernes.
Le risque de tomber dans la banalité des love songs larmoyantes et plaintives est grand quand on s’empare d’un tel sujet. Mais les métaphores, les détours et les mélodrames : très peu pour Las Aves. Avec toute l’amertume, l’impuissance et la vulnérabilité que chacun·e a hérité de ses désillusions amoureuses personnelles, mais surtout grâce à un espoir qui n’a pas failli, le trio s’attaque frontalement et sans pudeur aux souvenirs noirs de leurs histoires pour révéler, au fond, la beauté de la chose.
À cheval entre pop et musique de club, underground et mainstream, tendresse et brutalité, les morceaux de cet album sont à l’image de ce que peut être l’amour : plein de contradictions. Rehaussés par un jeu de textures minutieux, les textes relatent la violence inévitable de l’amour tout en gardant une dose essentielle d’optimisme. Le disque s’ouvre avec un « You Need a Dog » ironique et un peu fou, et pose d’emblée le tournant stylistique du groupe, beaucoup plus porté sur les triturations électroniques et la PC music (la production est signée Krampf). S’ensuit le hit romantique et entêtant « A Change of Heart », et le très personnel « Baby » touchant récit sur l’avortement. Manifeste de l’émancipation, « Worth It » insuffle une bouffée de confiance en soi tandis que « Latin Lover » vient renverser les rôles genrés de la séduction d’un air assuré. Avec une délicatesse bouleversante, « Thank You » vient clôturer le disque dans la simplicité la plus totale, sans mixage, et porte finalement tout le message du disque : il est indispensable de garder foi en l’amour tant qu’il n’a pas été trouvé.
Rencontre avec Las Aves pour parler d’amour donc, naturellement.
Manifesto XXI – Pourquoi avoir voulu s’attaquer à l’amour dans cet album ?Géraldine Baux : À la base, c’est l’amour qui s’est attaqué à nous. Vu que c’était ce qu’on était en train de vivre à ce moment-là, c’est venu comme ça.
Jules Cassignol : Enfin surtout toi, après Vincent, moi j’ai été épargné.
Géraldine : Oui Jules ça va, il a de la chance avec ça.
Jules : Après on n’a pas trop pensé “concept-album” en le commençant, c’était plus par rapport à ce que Géraldine écrivait, qui étaient des trucs d’histoires d’amour hyper violentes. C’est une fois qu’on avait tout qu’il apparaissait assez logique qu’on était en train d’écrire une sorte de manifeste sur ce thème.
Géraldine : Requiem for love.
Jules : C’était intéressant de pousser ce truc-là, plutôt que ce soit juste des love songs. De pousser l’imagerie, la façon dont on amène le truc, dans les titres des chansons, le titre de l’album. Donc c’était plus dans l’autre sens, c’est le thème qui s’est imposé à nous finalement.
Est-ce qu’il a été difficile de ne pas tomber dans le cliché en traitant ce thème, historiquement universel et exploité dans tous les courants artistiques depuis que l’art existe ?
Géraldine : J’ai l’impression que l’amour est un thème constant. Même quand tu abordes un autre thème, l’amour revient toujours. Ça parle quand même de l’amour de quelque chose, ou bien de l’amour de l’être humain quand t’es dans des thèmes plus sociologiques. Après je trouve que quand tu parles de quelque chose de sincère, que tu le pousses au maximum, effectivement on pourrait dire que ce sont des poncifs mais je trouve que c’est quelque chose que tu as toujours besoin d’exprimer, et besoin de sentir les autres exprimer. C’est juste animal.
J’ai l’impression que l’amour est un thème constant. Même quand tu abordes un autre thème, l’amour revient toujours.
Jules : C’est la sincérité du propos qui change tout. La particularité c’est par exemple un morceau comme “Baby”, qui est frontal et brut. Ce n’est pas une love song pleurnicharde de type “I wanna be with you”, ça raconte autre chose de profond. Les chansons que Géraldine a écrites racontent la violence de l’amour plutôt que juste une histoire d’amour banale.
Il y avait ce truc qui piquait à l’intérieur, c’est ça qui nous a pas mal inspirés pour le tout, même dans la production, la façon d’envisager les textures… C’est vraiment cette dangerosité de l’amour qui nous a inspirés.
C’est votre propre consommation des applications de rencontre qui a été la petite graine du manifeste de l’album, qui tourne autour de l’amour à l’ère digitale ?
Géraldine : C’est juste qu’aujourd’hui ça fait partie de nos vies. C’est plus le fait de se rendre compte que tous ces nouveaux moyens de communication impactent directement nos vies, nos émotions, et nous-mêmes humains. On trouvait ça intéressant de voir que ça créait des émotions ou des situations qui n’existaient pas avant. Tu ne peux pas ghoster quelqu’un dans la vraie vie, tu ne peux pas stalker quelqu’un.
Jules : Enfin si tu peux, t’as juste l’air d’un gros creepy mais tu peux.
Géraldine : Disons que c’est plus difficile !
Est-ce que donc selon vous, l’amour est un sentiment forcément impacté par son époque, et qui est amené à évoluer en fonction des nouvelles technologies ?
Géraldine : J’ai une vision assez absolue de l’amour justement, et je trouve que tout ce qui peut se dérouler dans ce genre de sphère ce n’est pas forcément de l’amour. Soit l’amour arrive après et ça arrive très souvent, mais en tout cas je pense que ça ne joue pas à ce niveau-là. Après ça peut aussi détruire l’amour.
C’était important pour vous, de parler d’amour sans filtre ?
Géraldine : Dans tout l’album c’était important de n’avoir aucun filtre, d’arriver à l’essence de ce que tu veux dire et de ce que t’oses pas dire, même à toi-même. Il y a plusieurs morceaux qui ont été écrits, réécrits en plusieurs fois parce que ça n’allait pas assez loin, ce n’était pas assez juste, pas assez précis. Le but c’était vraiment d’aller à la racine des choses.
Jules : Oui, de ne pas rester en surface, de ne pas juste utiliser un mot qui raconte une chose. L’idée c’était vraiment de pousser l’émotion pour qu’à l’écoute on puisse même la ressentir, si possible. Soit dans toute sa violence, soit dans toute sa beauté, mais qu’il y ait ce truc de vraiment aller au bout.
C’est la musique qui vous permet d’aller au bout de vos émotions ?
Géraldine : Complètement. C’est notre moyen de communication absolu.
Jules : Il y a les mots forcément, mais on est très attachés à la production en général. Aux textures, au traitement de la voix, toutes ces nuances qui créent une matière, et qui après créent une émotion. Et l’émotion est aussi importante que les mots. On raconte beaucoup les histoires avec ça aussi. On ne construit pas nos morceaux en mode guitare-voix et après on rajoute un petit kick pour faire sympa.
On aménage les morceaux pour les émotions et c’est ça qu’on préfère faire je crois, ce truc d’architecture.
Une fois qu’il y a eu la vraie émotion qui est née, brute, il y aura tout ce processus d’architecture pour la pousser au max, comme pour la mettre en 3D un peu.
Depuis le premier album les personnages de vos clips sont quasiment tous féminins, et celui-ci est écrit d’un point de vue féminin. Vous composez ensemble, ou bien ce n’est que Géraldine qui écrit les textes ?
Jules : À la base tous les morceaux viennent de Géraldine. C’est elle qui les écrit, puis elle nous fait écouter. Soit un morceau entier, soit un petit bout, et on parle ensuite ensemble, on apporte nos idées.
Géraldine : Il y a plein de couches, c’est un peu comme une peinture. Tu commences avec un croquis au crayon, ensuite tu repasses avec la peinture, puis avec le vernis. C’est pareil pour notre musique.
Jules : Parfois on a carrément coupé des toiles en deux, on a eu ce truc de puzzle qui est très typique du travail en groupe justement. Mais à la base c’est ça qui change par rapport à ce qu’on faisait avant : c’est qu’on part de quelque chose de très intime, et qu’ensuite on le maltraite pour faire un truc qui a du sens et qu’on puisse faire passer ça aux gens de la façon la plus directe possible.
On était attirés par le côté radical et extrême de Krampf.
Pour Die in Shanghai, vous vous étiez entourés de Dan Levy de The Do. Pour le second, vous avez choisi Krampf à la production, et Geoff Swan au mixage (Charli XCX, Grimes). On ressent vraiment bien leurs identités sonores respectives sur l’album, comment se sont déroulées ces deux collaborations ?Géraldine : Krampf avait bossé avec Oklou et on le connaissait parce que c’est un pote de pote, et on s’est dit que ça pourrait marcher. On a fait un test et de suite on a senti une connexion, on a senti qu’il avait envie de justement pousser la direction vers laquelle on était déjà partis.
Jules : Nous de base, sans savoir vraiment quels étaient ses skills, on était assez attirés par son côté radical et extrême. On avait des trucs assez pop mais on avait quand même pas mal envie de sons qui raclent un peu plus donc ça nous intéressait. Et de son côté je crois que ce qui l’intéressait chez nous c’est justement ce côté très pop assez décomplexé, mais lui il appelait ça “sophistipop” : un truc un peu travaillé mais avec un côté pop ouvert aussi. Je crois qu’on s’est rencontrés au bon moment parce qu’on avait chacun besoin de l’autre pour monter ce truc qui était mi-acid mi-bonbon. On s’est rendus compte en bossant avec lui, là où on pensait qu’il était juste radical, qu’il était surtout aussi très doué en tant que producteur de pop. Et c’est ce qui a fait que ça a bien marché. S’il n’avait été que radical je pense qu’on se serait heurtés un peu, mais il a une vraie vision pop ! Il est fan d’Ariana Grande, de plein de trucs du style et c’est là-dedans qu’on a trouvé un langage commun. Toute la collaboration était hyper enrichissante.
J’avais notamment lu que Grimes était une figure importante pour toi Géraldine. C’est pour cette raison que vous avez travaillé avec Geoff Swan ?Géraldine : Oui, c’est ce qui nous a amenés à bosser avec lui, parce qu’il avait bossé avec elle.
Jules : Oui c’était dans ce sens-là. On a checké qui avait mixé Charli XCX, Grimes, et on a vu son nom ressortir deux fois. On a eu cette chance, avec lui et Krampf ! Il est incroyable, adorable, il a vraiment kiffé notre musique aussi et il y a un vraiment quelque chose qui s’est bien enclenché avec Lucien (Krampf) aussi, ils se sont bien entendus. C’était pile ce qu’on attendait de la collaboration.
Géraldine, dans le morceau “Latin Lover”, tu t’appropries un terme qui est attribué d’ordinaire aux hommes et qui définit de façon positive le fait d’être un séducteur. Pour une fille séductrice, on emploie plutôt des termes péjoratifs, voire tout de suite des insultes (pute, salope, etc). L’idée était d’inverser les rôles et les comportements dans la drague, et les relations amoureuses ?
Géraldine : C’était totalement l’idée du morceau. Je m’intéresse vraiment aux répartitions genrées, les nouvelles masculinités, aux féminismes. C’est un truc avec lequel je me suis jamais sentie trop à l’aise, ce rôle de femme dans lequel on a grandi. Après aujourd’hui c’est en train de changer et c’est génial que ça change mais oui toute l’idée du morceau c’était de se réapproprier ce terme de “Latin Lover”, qui est censé qualifier le mec qui va aller pécho et qu’on va féliciter pour ça, de le renverser.
Sur la pochette de l’album, réalisée par Krampf et Lambert Duchesne, une femme est représentée pleurant au téléphone. Si ça résume l’album, vous voyez l’amour comme quelque chose qui fait mal principalement ?
Jules : C’est ce qu’on a exploré sur cet album, mais c’est ça qui est bien avec l’amour et toutes les choses de la vie, c’est qu’on peut rentrer par plein de portes et raconter plein de petits bouts sur ce truc-là. Et c’est inépuisable comme source. Par la force des choses, ce qui a nourri cet album là c’était la violence de cet amour-là, lié à toute la dimension digitale, perturbante, c’est ça qu’on a exploré le plus.
Géraldine : Après le message global, c’est le titre de l’album : I’ll Never Give Up on Love Until I Can Put a Name on It. C’est plein d’espoir. Il y a des morceaux qui sont aussi tournés vers l’espoir, il n’y a pas que que des morceaux depressed.
L’idée de « Latin Lover », c’était de se réapproprier ce terme qui est censé qualifier le mec qui va aller pécho et qu’on va féliciter pour ça.
Finalement, quelle est votre conclusion sur l’amour ?
Las Aves : On n’abandonnera pas tant qu’on l’aura pas trouvé !
Las Aves sera en concert le 24 octobre 2019 à La Gaîté Lyrique