Un peu d’histoire : de la constitution de l’art-thérapie comme discipline
Associer l’art à un traitement thérapeutique, vous êtes sérieux ?
Pour certains, cela peut paraître absurde, stupide, voire outrageux. Et pourtant, le lien entre art et troubles psychiques trouve ses racines dès … l’origine du monde. Les vertus apaisantes de l’art transparaissent dès les temps mythiques de la Bible, lorsque Dieu a produit, à partir du néant, cette œuvre grandiose qu’est notre planète afin de mettre fin au chaos et à l’obscurité qui lui causaient un mal-être profond. Puis, dans l’Antiquité, Aristote conceptualise la fonction cathartique de l’art qui consiste à purger l’individu de ses passions dévastatrices pour l’apaiser et le maintenir dans les cadres contraignants de la sociabilité. Il remarque le pouvoir qu’a l’art de soulager les âmes. C’est alors que Platon, dans La République, condamne l’art : celui-ci serait dangereux d’un point de vue moral puisqu’il encouragerait les hommes à écouter leurs passions et à y consacrer leur intérêt au lieu de se tourner vers des activités jugées plus nobles comme la science, la philosophie et la politique. Mais, en même temps, se méfier de l’art, c’est déjà reconnaître qu’il a un effet sur les hommes.
Débute alors une longue période qui correspond à la répression des passions violentes. Les personnes atteintes de troubles psychiques , communément nommés « fous , déséquilibrés , déments , aliénés … » sont alors condamnées au silence , ce qui passe bien souvent par la marginalisation et l’enfermement. Il faut attendre la fin du XIXe siècle et la révolution freudienne pour que le regard porté sur les individus dits « malades mentaux » (qu’il s’agisse de dépression, de névrose ou de psychose) évolue et qu’on redonne la parole à ces derniers. La méthode psychanalytique freudienne, essentiellement basée sur l’expression de l’inconscient par la libération de la parole, ouvre le champ à de nouvelles pratiques. Le Dr Jung est l’un des précurseurs de l’art-thérapie puisqu’il utilise le dessin comme objet de médiation entre le patient et le médecin, chose d’autant plus nécessaire que, pour certains psychotiques, l’expression verbale se révèle impossible. La discipline d’art-thérapie n’est cependant reconnue que dans la seconde moitié du XXe siècle, grâce au travail de spécialistes comme Anna Freud, D.W.Winnicott et H.Prinzhorn. Le succès post-mortem de Van Gogh n’est pas non plus étranger à la popularisation de l’art-thérapie … ainsi que celui de Dave (ah non, ça c’est un autre problème). Les critiques et artistes commencent à s’intéresser à la création de patients internés dans des hôpitaux psychiatriques. En 1940 apparaît même le courant de l’ « art brut », sous la direction de Jean Dubuffet et d’André Breton, qui désigne l’ensemble des œuvres produites hors de toute culture artistique, et plus particulièrement les œuvres produites en dehors de toute norme esthétique et sociale, accordant ainsi une place privilégiée aux artistes atteints de pathologies psychiques. On peut dire que l’art-thérapie naît de la conjonction entre psychanalyse et art contemporain. En parallèle, l’activité s’est répandue dans les centres hospitaliers, et des écoles pour former des art-thérapeutes ont ouvert un peu partout dans le monde, donnant naissance à une profession reconnue.
Cette discipline, de nos jours, est de plus en plus populaire. La série américaine Dexter y fait par exemple de nombreuses références. Le personnage de Dexter, tueur en série à la personnalité ambigüe, conserve les dessins de son enfance dans lesquels il représentait ses fantasmes et pulsions meurtrières. De même, dans la saison 2, le personnage Lila Tournay, qui devient la petite amie de Dexter, évacue ses pensées les plus sombres par le biais d’une gigantesque sculpture de figures torturées, mais cette thérapie se révélera un échec puisqu’elle mettra le feu à son atelier, ses névroses ayant pris le dessus.
Visite d’un atelier d’art-thérapie et rencontre avec le Dr Jean-Philippe Catonné
L’art-thérapie est un domaine qui touche à diverses matières et sur lequel on a tendance à se faire des opinions hâtives et fausses. Penser l’art-thérapie, c’est d’abord se poser la question du traitement thérapeutique par l’art : l’art peut-il guérir des troubles psychiques ? Peut-on encore parler d’art quand la production d’une œuvre est affiliée à une finalité médicale ?
A ce sujet, on distingue deux écoles. D’un côté, il y a ceux qui estiment que l’art ne peut être rattaché à aucun but, et donc que les travaux produits durant les ateliers d’art-thérapie ne peuvent être qualifiés d’œuvres. De l’autre, il y a les personnes qui pensent que la folie est le dénominateur commun des artistes les plus talentueux ; l’art-thérapie n’aurait rien de révolutionnaire puisqu’elle ne ferait qu’exploiter le lien naturel qui unit art et troubles psychiques.
Face à ces disputes entre personnes extérieures à l’art-thérapie et qui, pour la plupart, n’y connaissent rien, j’ai décidé d’aller me confronter directement au problème. Jeudi 30 Octobre, je me suis rendue à l’atelier d’art-thérapie du Centre hospitalier spécialisé de Clermont-de-l’Oise, petit havre de couleurs et de sérénité au sein d’un centre d’internement. Le Docteur Jean-Philippe Catonné (psychiatre responsable du service art dit « thérapie » du C.H.S. de Clermont depuis 11ans et ancien professeur de philosophie à l’université Paris-Sorbonne 1) m’y a accueilli en pleine séance afin que j’assiste au déroulement de celle-ci.
Lorsque j’arrive aux portes de l’atelier, j’ai l’impression de franchir le seuil d’un espace interdit, voire sacré. Déjà qu’un espace de création artistique est quelque chose de privé, je redoute ce à quoi je vais être confrontée ici. Des personnes malades exprimant leur douleur en lui donnant une forme artistique : voilà ce que je m’attendais à trouver. Or, l’atelier est juste un lieu, certes, très intimiste où l’on craint un peu de déranger, mais autrement l’ambiance est chaleureuse, conviviale et paisible. Il s’agit d’un atelier de sculpture dont le thème est « Raconter une histoire » m’explique l’artiste qui en est en charge. Car oui, ce ne sont pas des infirmiers non-qualifiés qui se contentent de lancer quelques consignes qui dirigent les séances, mais des artistes invités capable d’orienter les stagiaires (ici, on ne dit pas des « malades ») en art-thérapie sur un travail de qualité. Je suis impressionnée par les œuvres en cours de réalisation que j’aperçois, et le travail méticuleux et inspiré de leurs créateurs. Il n’y a pas de doute. A ce moment précis, ce n’est pas en tant que personnes malades espérant aller mieux qu’ils agissent mais en tant qu’artiste qui s’investissent et croient en leur œuvre.
Le Dr Jean-Philippe Catonné m’explique que les bienfaits qu’on peut attendre de l’art sont d’aider la personne à trouver un équilibre, ainsi que d’améliorer son image de soi : « L’art est en lui-même thérapeutique ».
En effet, on peut penser aux phénomènes de catharsis et de sublimation : un individu peut être envahi par des contenus psychiques, qu’ils soient de l’ordre du conscient ou de l’inconscient, et l’art est un moyen de les extérioriser tout en les canalisant par l’intermédiaire de l’objet d’art. Il ne s’agit pas de laisser les passions et sentiments déborder et s’exprimer de manière chaotique. L’art est d’abord une façon socialement valorisée de se libérer de ce trop-plein de pensées néfastes, mais c’est aussi un moyen d’expression valorisant pour soi-même. Les personnes atteintes de troubles psychiques ou du comportement sont quotidiennement exposées à des situations dégradantes ou humiliantes comme les crises de nerfs ou phases délirantes qui les marginalisent au regard d’autrui et les excluent de la société. Jean-Philippe Catonné insiste beaucoup sur la revalorisation de la personne que permet l’art. Il distingue trois étapes primordiales dans l’art-thérapie : le moment de la création, puis l’exposition en public et l’édition, c’est-à-dire le travail de conservation et de sauvegarde de ces œuvres. Sans la présentation des œuvres à un public, l’art-thérapie n’atteint pas son but. L’exposition permet aux artistes de voir leur travail valorisé par le regard des autres.
Il m’explique que l’atelier est un lieu qui cherche avant tout à créer des conditions d’accueil avec un personnel qualifié pour diriger des activités artistiques. Pour le reste, on laisse l’art agir par lui-même ; il n’y a pas d’application de méthodes psychanalytiques strictes, donc le côté médical parvient à se faire oublier. Selon lui, le cadre se veut libérateur, propice à l’aisance et à la création. Cependant, il y a tout de même des contraintes : l’atelier s’adresse à des personnes volontaires, motivées, et dont l’état psychique est jugé stable. Tout le monde ne peut pas pratiquer l’art. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « travail » et non de « loisir » remarque J.-P. Catonné. L’art est par nature contraignant : il demande un investissement sur la durée pour mener à bout un projet, et il obéit à des règles qui, paradoxalement, viennent de l’artiste lui-même. Dixit l’opinion répandue de l’artiste qui crée en état de délire, de transe ; l’art implique d’être en relative possession de ses facultés. Il me précise d’ailleurs que ce n’est pas une activité anodine. Créer est aussi un processus douloureux qui peut réveiller des émotions enfouies et difficiles à affronter. Il ne faut pas que l’art envisagé comme thérapie se retourne contre ses participants et les mette en situation de souffrance, d’où la nécessité de choisir un public ciblé et de les encadrer. L’aspect médical de l’art-thérapie est donc discret mais toujours pensé. Il s’agit de ne pas réduire la création à sa visée psychiatrique.
D’ailleurs, le travail de psychanalyse à partir des œuvres produites n’est pas automatique. Il se fait sur demande du créateur, ou alors par lui-même. En présentant son œuvre à une personne étrangère, celui-ci est amené à réfléchir sur son expérience et les émotions qui l’ont inspiré .C’est donc plutôt un travail d’auto-analyse. Concernant l’atelier de sculpture auquel j’assiste, J.-P. Catonné m’explique que « ceci a comme avantage pour les pratiquants de se dévoiler tout en se voilant ». Mettre en forme de la matière, c’est signifier quelque chose de personnel tout en se masquant par la transposition en objet esthétique. Le médecin est fier de la qualité des œuvres produites et du succès des expositions qui montrent que l’art-thérapie produit de l’art véritable qui peut plaire à tous et non pas simplement un art malade, dégénéré. Quant aux effets, il en parle peu mais ils sont pourtant bien réels puisque certaines personnes sont parvenues à arrêter leur traitement par médicament grâce à cet atelier.
« La folie n’est ni stérilisante, ni fertilisante en soi » Jean-Pierre Klein
Pour finir, il rompt avec l’opinion largement répandue que ce qui est produit dans le cadre de l’art-thérapie est un art particulier, qui véhicule des représentations du mal-être et de la folie. Il a été surpris d’entendre des personnes, en ressortant d’une exposition, dire qu’ils avaient été submergés par la souffrance et la tristesse que dégageaient les œuvres. Finalement, incapables de se détacher de leurs a priori, ces personnes n’ont vu que ce qu’elles s’attendaient à voir. En effet, l’exposition dont il était question était l’œuvre d’un artiste joyeux, sans cesse en train de plaisanter et qui exprimait son sens de l’humour dans ses œuvres. Les impressions qui émanent de ces expositions sont très mêlées : parfois exubérantes, dérangeantes ou difficiles, les œuvres peuvent aussi se révéler positives, gaies, pleines d’espoir. Par-delà le sentiment de joie ou de peine, le critère qui leur correspond le mieux est donc celui de la beauté. « Il n’y a pas que de la souffrance ! » : le propre de l’art est de transcender ces sentiments particuliers pour en faire quelque chose de beau, qui est agréable à contempler. On préfèrera donc entendre : « c’est une belle exposition ! », signe que le but, faire du vrai art, a été atteint.
Pour aller plus loin, rendez-vous le Jeudi 27 Novembre 2014 à l’Université Foraine – ancienne faculté de médecine (2 , place Pasteur , Rennes) – pour le colloque organisé par l’association « L’Art comme levier » avec , au programme , la diffusion de deux films et une présentation de l’association sur le thème « l’art est un outil efficient de l’insertion sociale et de l’émancipation, où en sommes-nous ? ».