Samuel Beckett dans En attendant Godot, en 1952, a eu cette sublime réplique, placée dans la bouche de son personnage Estragon : « Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent. » Et plus je lis cette simple assertion, plus je me dis qu’il a terriblement raison.
C’est quoi, « être fou », aujourd’hui ? Si l’on en croit le Larousse, la folie est un « dérèglement mental ». Alors il y aurait une règle pour penser ? Et si l’on déroge à cette règle, si l’on ne pense pas comme tout le monde, on est taxé de « fou » ? Déjà à la fin du XIXe siècle, le Littré nous disait que la folie était un « dérangement de l’esprit ». La définition reste semblable aujourd’hui. Dans les deux cas, le fou est celui qui pense différemment, celui que l’on ne comprend pas.
Il peut être intéressant de confronter cette réplique de Beckett avec une formule d’Alain Damasio dans son ouvrage La Zone du Dehors : pour désigner les habitants de Cerclon, une ville où le contrôle du gouvernement, explicite et implicite, est omniprésent, il utilise l’expression « copie qu’on forme », afin d’exprimer par un habile jeu de mots l’aptitude du gouvernement à formater les individus, à les fabriquer de toutes pièces en leur indiquant subtilement comment se comporter et comment penser (pour en savoir plus sur cet excellent auteur, c’est ici).
Avec ces éléments en tête, revenons désormais à Beckett : si certains naissent fous mais finissent par ne plus l’être, c’est donc qu’on les a conformés, qu’on a normalisé, lissé leur façon de penser, qu’on leur a appris à penser selon une norme. Est-ce que ce n’est finalement pas ce qui se passe lors du passage de l’enfance à la maturité ? Un enfant envisage le monde sans barrières, rien n’est impossible pour lui. Il idéalise ce qui l’entoure et croit au merveilleux. Et puis, en grandissant, il se rend compte qu’il existe de nombreux freins à ses envies, que non, il ne pourra pas forcément être astronaute, qu’on ne dit pas « je veux » mais « j’aimerais ».
Mais certains conservent ce grain de folie de l’enfance, cette spontanéité et cette naïveté qui leur permet de voir le monde différemment. Ce sont ceux dont l’esprit a échappé à la normalisation, et qui appréhendent le monde en toute naïveté, en toute simplicité, sans barrières, ce qui leur permet de voir ce qu’il y a de merveilleux autour d’eux, sinon de l’imaginer à partir de ce qui les entoure. Est-ce que ce n’est pas là l’essence de la création ? Les artistes, de quelque discipline que ce soit, ainsi que les écrivains, tirent parti de l’existant pour créer, ils s’inspirent du réel mais le dépassent afin de proposer quelque chose d’autre, une vision subjective du monde. Leur pensée et leur imagination ne connaissent pas de limites, ils créent en outrepassant les normes du monde dans lequel ils vivent. Il est impossible d’avoir des pouvoirs magiques ? La magie n’existe pas ? Et pourquoi pas ? S’il suffisait, comme Harry Potter, de traverser un mur de gare afin de se rendre compte qu’il existe un monde magique à côté du nôtre ?
C’est cela la quintessence de l’artiste, être un électron libre, un personnage atypique, hors-normes, dont la vision subjective du monde ne correspond pas à l’idée que l’on s’en fait mais vient l’enrichir et nous apporter de nouvelles manières d’appréhender ce qui nous entoure. L’artiste, c’est un Paul Cézanne qui décide de traiter la nature « par le cylindre, la sphère, le cône » (Lettre à Émile Bernard, 15 avril 1904), c’est un Pablo Picasso qui fait exploser la perspective et représente un objet sous toutes ses facettes, c’est un Piet Mondrian qui considère que « lorsqu’on ne représente pas les choses, il reste de la place pour le divin », c’est un André Breton qui définit le surréalisme comme un « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (Manifeste du surréalisme, 1924). Ce sont des individus qui refusent de se conformer, parce que leur vision du monde est trop belle et trop singulière pour la laisser compromettre, pour la lisser avec des normes. Et ce faisant, ils nous montrent ainsi que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », pour reprendre les mots de Robert Filliou.
Suzy PIAT