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La sentimenthèque brodée d’Angie Huang

La sentimenthèque brodée d’Angie Huang

Sombre, organique, émotionnelle, la créativité d’Angie aka @dumplingbaby090 brise les barrières de l’expression, animant des œuvres d’art à porter, à contempler, à ressentir.

Créatrice pluridisciplinaire basée à Marseille, la pratique d’Angie Huang (@dumplingbaby090 sur Instagram) s’étend du vêtement à l’installation, jusqu’à la poésie, le tatouage et la musique. Angie est à l’origine de la marque émergente causeyoudontfeellikeme, du collectif de performance BL0_0D, du duo musical TXC Velvet ou encore d’événements artistiques hybrides. Son univers se compose de sensations, d’émotions et de curiosité, dans une approche qui privilégie le contact humain et la synergie. À l’heure où elle dévoile progressivement sa dernière collection, Angie prend le temps de mettre en mots tout ce que ses œuvres incarnent. Nous la retrouvons dans sa chambre lumineuse autour d’une infusion. Elle porte ses propres créations et, dans une discussion sautant du textile à la sculpture, de la technique à l’inspiration, tout s’entrelace, des liens émotionnels et intimes.

Depuis qu’elle a quitté Taïwan pour venir en Europe en 2012 suivre des études d’art à ESA le 75 à Bruxelles, Angie travaille surtout sur la sculpture et les installations. Sa venue à Marseille en 2018 signale l’aube d’un nouveau chapitre non seulement pour sa pratique artistique mais aussi pour elle-même. À peine installée dans son appartement marseillais, elle commence à confectionner des vêtements, un souhait de longue date. Autodidacte, s’aidant de Youtube et de ses ami·e·s de Taiwan qu’elle appelle quand elle n’arrive pas à se débrouiller toute seule, Angie commence à créer ses propres fringues – d’abord pour elle, pour ne pas dépenser.

« J’allais dans les magasins de seconde-main, ou je récupérais les vêtements des ami·e·s dont iels ne voulaient plus, puis j’assemblais tout littéralement pièce par pièce. Au début c’était uniquement du patchwork et j’avoue que c’était un peu mal fait, ça ne tenait même pas, parce qu’à l’époque je ne connaissais pas encore la différence entre les tissus par exemple. Mais très vite, j’ai découvert que je pouvais le faire, et j’ai donc commencé à imaginer des vêtements et, avec l’image en tête, je me mettais à les fabriquer. »

Texturer la narration

À l’image des souvenirs, dont la plasticité dépend de l’hétérogénéité, le travail d’Angie Huang réunit divers éléments :

Composer de la musique, fabriquer des vêtements ou construire des installations, ce sont juste différentes façons de s’exprimer, d’illustrer ses pensées ainsi que d’observer le monde.

Angie

La création chez elle devient communication au sens double : percevoir et transmettre. Il y a un lien cohérent entre toutes ses pratiques : assembler des parties déjà existantes pour les décontextualiser et puis les recontextualiser en engendrant une nouvelle entité. Comme notre propre expérience au monde. Que ce soit en termes de sculpture, de collage ou de patchwork de tissus, l’idée reste inaltérée : créer pour donner une autre forme de vie, une autre fonction.

« Prendre quelque chose pour lui donner un sens, un feeling, est pour moi l’important dans la vie. J’essaie progressivement de trouver mon identité, ma façon propre de présenter une émotion et une narration à travers les vêtements et les différents matériaux, mais ceci dit, j’y travaille toujours ; je n’y suis pas encore. »

La multiplicité des techniques qu’Angie déploie n’est pas contradictoire avec l’élaboration d’une identité facilement reconnaissable car tout appartient au même univers : si on jette un œil sur ses dessins à tatouer (flash tattoos), on repère ses influences de manga, de culture emo, de féerie, comme c’est également le cas pour sa musique et ses conceptions plastiques. 

Ses créations suscitent des souvenirs pas forcément vécus qu’on ressasse avec mélancolie.

Construire un vêtement, c’est comme écrire un poème : je prends des morceaux de tissus, souvent illustrés avec des images ou du texte, qui m’ont fait penser à une sensation de nostalgie d’un passé où ce visuel représentait quelque chose.

Angie

Avant la composition, vient un travail d’émotion : une superposition des motifs qu’elle trouve et de son imaginaire. « C’est pareil dans le vêtement et dans l’installation. Je ne sais pas si c’est une bonne pratique parce que je me perds facilement dans quelque chose qui est très nostalgique, mais c’est ça qui m’a poussée à faire des choses et à avancer, ce qui est assez beau. » 

Souvent, la base de ses pièces est composée de tissus élastiques, adaptables aux différents corps, libérant ainsi sa démarche créative de toutes contraintes de taille. Commençant d’abord par chiner des pièces brutes, comme des jeans ou des vestes, elle amène tout dans des magasins de tissus pour choisir un à un avec quels tissus ils vont s’accorder. C’est seulement à ce moment-là qu’elle se met à penser aux couleurs. On se confronte à une systématique superposition de matières, des finitions brutes, des nœuds ou des tissus qui s’attachent avec différents fils visibles – une « image très intense ». C’est une mosaïque de textures où la diversité s’exhale au lieu de céder à un conformisme facile. 

Réalisations et transformations 

2020 est pour Angie l’année de concrétisation de son rêve : d’abord le lancement de sa première collection, très vite suivie d’une deuxième. Achevée cet été, cette première collection fait écho à la série des quatre installations qu’elle a exposées à Voiture 14 en janvier dernier. L’une d’elles incarne parfaitement cette série inaugurale : un château Polly Pocket peint en blanc (image plus haut, ndlr), entouré de formes organiques, de plâtre et de fils de fer, qui contient une touffe de ses cheveux. Un surgissement d’intimité qui fait de l’installation une véritable partie d’elle, en tant qu’artiste et en tant que personne : « C’était comme si j’étais une petite fille qui construisait ce château afin de grandir. C’était cela mon émotion pendant que je réalisais cette installation. »

La première collection d’Angie Huang retranscrit une ambiance similaire : à l’instar des petites filles qui s’habillent en princesses, elle se met à mélanger les roses et combiner les différentes élasticités, d’une façon intuitive à la fois girly et enfantine. C’est l’élaboration minutieuse d’un univers au travers duquel elle cherche à se comprendre. Aujourd’hui, elle regarde cette première collection comme celle d’« une petite fille qui n’arrive pas à accepter la société, qui n’a pas envie de la confronter. C’est pour moi un beau souvenir, mais actuellement j’ai envie de changer, pas complètement, mais d’utiliser cette réminiscence pour me pousser vers plus de solidité, plus de stabilité, qui puissent peut-être m’aider à surpasser mon quotidien et ma dépression, dont parfois j’ai du mal à sortir ».

causeyoudontfeellikeme, première collection, 15 août 2020. Make up : Ttristana / Nails : Chloe Momi / Photo : Arno Machado

Dans une démarche d’autocritique introspective, elle remet sans cesse en question ses choix techniques et stylistiques, en analysant les réflexions et l’état d’esprit qui les avaient motivés. Sa deuxième collection en témoigne : volumes, manches exagérées, coutures visibles, qui font que le vêtement apparaît comme un exosquelette tout en restant l’extension du corps. Il s’agit d’une collection bien plus pop, où elle essaie d’alléger son message, d’adoucir ses techniques, de créer des pièces plus accessibles, plus léchées. Même si sa signature reste reconnaissable, elle se dirige vers moins de tissus récupérés, moins de patchwork, plus de textiles neufs et beaucoup plus d’attention portée aux détails, aux finitions. Les couleurs deviennent organiques.

Du visuel au performatif 

Sur Instagram, la présentation de la dernière collection d’Angie s’accompagne de courts portraits de ses mannequins, sur le mode d’un journal intime : « Comment tu te sens quand tu fais de la musique ? » ; « C’est quoi l’art pour toi ? ». Cela permet de donner vie à ses pièces de manière intime, d’autant plus qu’elle trouve ses modèles dans son entourage. « C’est tellement important pour moi que les mannequins aient leur propre identité, c’est pour ça que je leur pose des questions sur leur vie et leurs pratiques. » Ainsi le vêtement n’est plus juste une facette, une image superficielle ; c’est un moyen de se sentir à l’aise avec soi-même, une façon de s’exprimer. « Je veux vraiment qu’on passe un moment ensemble, avant que je leur pose des questions auxquelles iels répondent sans filtre. Ce qui fait que quand on regarde ces images, ce n’est plus un mannequin mais une personne dévoilant une de ses facettes. »

L’idée de partage occupe une place prépondérante aussi bien dans l’univers de sa marque causeyoudontfeellikeme que dans la vision plus large qu’elle porte sur l’art. Avant même de se lancer dans la couture, Angie a toujours été mue par une volonté de collaborer avec d’autres artistes de différents domaines, et de les inviter à montrer leurs travaux lors d’événements. En 2019, elle bosse d’abord, avec Pierrick Vanraet, à l’organisation d’une exposition appelée 6MERE à l’atelier Panthera, autour de fanzines, installations et performances. Début 2020, elle crée BL0_0D, un collectif multidisciplinaire qui rassemble ses ami·e·s : TTristana, « une des musiciennes les plus fortes de Marseille » qui est aussi l’autre moitié de son duo de musique expérimentale emocore TXC Velvet ; Alex aka Softboi, « un cœur amoureux » qui a une aptitude remarquable à l’organisation d’évènements ; et Pierre [Koch] qui, avec sa formation de soudeur, prend soin de la scénographie. 

Voir Aussi

causeyoudontfeellikeme, seconde collection, 24 novembre 2020

Leur premier évènement au SISSI club en février 2020, qui prend la forme d’une performance sonore immersive, avec plusieurs invité·e·s dont fetva du collectif expérimental parisien High Heal, est l’occasion de présenter sa première collection. Mais ce n’est pas le principal : « Oui, j’ai accroché quelques vêtements, mais l’important était la performance – je voulais me lancer dans une performance émotionnelle. Le vêtement, autant que la scénographie, contribue à entrer directement dans mon univers visuel, le cosmos d’un sad kid qui tourne autour du fil, du tissu et du liquide noir. »

L’été dernier, leur deuxième évènement, intitulé sadness wedding, s’organise au même endroit, cette fois en collaboration avec le collectif bruxellois Isengard. « C’était le mariage de deux collectifs doux ; c’est pour cela qu’il y avait un cœur au milieu de l’espace, avec des fils bizarres un peu partout, des tissus blancs mais brûlés. Tout était blanc mais détruit. Nous avons également invité d’autres gens, Loïc Le Hécho pour mixer et Shushu pour jouer en live, car sa musique me touche fort – la façon dont elle chante, il y a un côté emo qui est compatible avec mon propre univers – et aussi car je pense que cette scène manque à Marseille. »

Marseille : matrice de complicités 

Si elle est ouverte aux collaborations, son processus créatif est avant tout très personnel. Elle ne se dit pas encore prête à travailler à plusieurs sur la conception de ses vêtements. Ceci n’empêche qu’elle reste toujours réceptive aux conseils, à l’écoute de son entourage, n’hésitant pas à laisser la vision des autres pénétrer la sienne. « Arno [Machado] m’a beaucoup aidée non seulement pour les photos mais aussi pour les vêtements, on a beaucoup analysé la collection, par rapport aux détails et à l’image, le logo, tout le visuel. Je veux travailler en team, j’ai vraiment besoin de mélanger mon travail avec celui de gens qui maîtrisent d’autres aspects. » Aujourd’hui, Angie planche sur un projet avec le photographe Robin Plus, qui va s’emparer, avec son propre regard, des créations de sa dernière collection pour un shooting.

Terreau fertile aux projets pluriels et alternatifs, elle trouve en Marseille une énergie qui stimule continuellement sa curiosité. « C’est une ville tellement belle, surtout sa nature avoisinante… bon bref, je ne sais pas si je veux dire ça ! Mais ma vie a complètement changé ici. La façon dont je regarde les choses, comment je me sens, les gens autour de moi. Je ne peux pas dire que Marseille m’a inspirée ; ce sont les gens de Marseille. C’était pareil à Bruxelles : ce sont les personnes que je côtoie qui me nourrissent d’idées. On choisit nos ami·e·s, avec qui on veut être, avec qui on s’entend bien – ce n’est pas l’école qui m’a appris des choses, c’est la vie. À Marseille, il y a beaucoup de nouveaux ateliers et galeries, qui sont ouverts à différents types de projets et prêts à aider des artistes comme moi, qui viennent d’ailleurs. Si tu as une idée, une vision, une proposition de projet, il suffit de la communiquer clairement. »

D’ordinaire occupée 5 jours sur 7 par son job alimentaire, elle profite actuellement du reconfinement, comme elle nous le confie en riant, pour bosser pleinement sur ses collections. Plus récemment, elle élargit sa pratique vers l’écrit. « J’ai commencé à écrire sur des personnes avec qui j’ai pu passer des moments qui m’ont laissé une certaine sensation. Par la suite, j’aimerais en faire une installation, mêlant des textes, des sculptures ; quelque chose d’organique mais futuriste, avec des imprimés 3D, des robots, du cuir, du métal. Pour l’instant, c’est juste une idée dans ma tête, qu’il faut construire. Ça prendra peut-être des mois, je n’en sais rien. » Restons près de cet esprit créatif qui n’arrête pas de nous surprendre et de nous donner de la force à être créatif·ve·s : qui sait si nous la retrouverons dans une galerie ou dans une rave ?


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