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Entre conte et poésie, la révolution des Pédales et leurs ami·es

Entre conte et poésie, la révolution des Pédales et leurs ami·es

Avec Les Pédales et leurs ami·es entre les révolutions, les éditions Les Grillages et celles du commun s’allient pour livrer la traduction en français d’un texte iconique passé de mains en mains depuis sa parution initiale en 1977. 46 ans après, plongée dans ce récit hybride entre conte et poésie, enfin accessible au public francophone.

À la fin des années 1970, la communauté gay et lesbienne de Lavender Hill, en Californie, inspire à Larry Mitchell et Ned Asta, deux de ses résident·es, la composition d’une fable utopiste. Rédigée par le premier et illustrée par la deuxième, elle déploie ses descriptions de personnages queers, de rituels collectifs et de stratégies de lutte et de joie partagée parmi des volutes d’encre noire identifiables au premier regard.

Opprimées par le régime dictatorial des hommes, baptisé Férule, les pédales, personnages principaux du récit, développent des amitiés et des amours chaleureuses qui tantôt rassérènent, tantôt portent le fer. Pour ce faire, elles s’allient aux femmes (celles qui « aiment les femmes » et les autres), aux queens (ou « reines »), aux « fées » et à une myriade de groupes plus ou moins soudés dans ce qui s’apparente à un idéal relationnel et révolutionnaire queer. La forme de ce voyage poétique tissé de rage et d’humour, publié sous le titre original The Faggots and their Friends Between the Revolutions s’oppose manifestement à une parfaite linéarité narrative. À mi-chemin entre le conte et le manifeste et ponctuée d’aphorismes, elle est peut-être trop queer pour le monde littéraire états-unien d’alors. Faute d’éditeurices qui acceptent cette originalité littéraire, Larry Mitchell créera sa propre maison d’édition. Et l’œuvre deviendra, au fil des années, une référence de l’imaginaire collectiviste pédé, transmise par le bouche-à-oreille en dépit même d’une longue période d’indisponibilité du récit au format papier.

Renaissance des Pédales et leurs ami·es

La reprise de la publication en 2019 par Nightboat Books semble avoir redonné un souffle aux projets d’adaptation des Faggots. Après une traduction espagnole en 2021, c’est au tour du public francophone de découvrir le livre, sous l’impulsion des éditions Les Grillages et de celles du commun. Une ambition de transmission d’un pan méconnu de la mémoire pédée que Juliette Rousseau, cofondatrice des éditions du commun, souligne ainsi : « Lorsque nous nous sommes mis·es d’accord sur une coédition avec Les Grillages, encore fallait-il imaginer une manière de traduire à même de respecter les partis pris de cet ovni littéraire, tant sur la forme que sur le fond. » Si certaines décisions ont été arrêtées de manière consensuelle, comme celle de conserver les illustrations langoureuses de Ned Asta et de préserver leurs fertiles interactions avec les mots de l’auteur, d’autres n’ont pas connu un dénouement aussi immédiat. Le résultat ? Un livre aussi savoureux en français qu’en anglais au fil de ses deux grandes parties, l’une en forme d’almanach au poignet cassé, l’autre plus narrative, peuplée de personnages aussi tendres que folles. Après avoir retracé la genèse de cette traduction menée de mains orfèvres, on a demandé à des pédales d’aujourd’hui de réagir et de commenter le texte à leur manière. Elles nous racontent leur rapport à cet univers fantasfagorique.

Photo tiré du documentaire Lavender Hill: A Love Story de Austin Bunn (2013)
Traduire en pédale

Traduire, ce n’est pas toujours trahir, n’en déplaise à un adage (trop) répandu. Pour s’en assurer, les deux collectifs d’édition ont eu la finesse de s’appuyer sur des regards concernés de près par la pédalitude. Paul Chenuet et Adel Tincelin, appuyé·es d’un collectif de relecture composé notamment de Cy Lecerf Maulpoix, Brian Campbell et Foxie 2000, ont mené un travail complexe de traduction et d’adaptation. La traduction du texte, précise Paul Chenuet, est « le fruit d’un véritable travail collectif où les singularités, les subjectivités, les positionnements politiques qui se sont rencontrés autour de ce texte » ont fait l’objet de discussions et de compromis pour aboutir à une traduction finale. Aussi, les traducteurices ont eu à cœur de conserver au maximum l’esprit du texte ; un « univers étrangement familier et absolument fabuleux qu’est le royaume de Férule. L’esprit du texte, c’était pour certain·es son sens, pour d’autres, la musicalité des mots qui le font vivre, et pour d’autres encore, son insolence et sa portée politique », ajoute Chenuet.

Le récit nous disait que les faggots n’étaient pas des hommes, donc que les genrer au masculin n’avait pas de sens.

Paul Chenuet

Quant aux termes utilisés dans le texte original qui n’ont plus tout à fait le même sens aujourd’hui (queen, queer, faggot), les traducteurices ont choisi d’assumer « l’intemporalité du conte et de traduire ces mots de manière à conserver la féerie de l’univers ». Les « faggots », ce surnom réapproprié par les homosexuel·les iels-mêmes, issu de l’insulte homophobe si spécifique à l’anglais, a été traduit par « pédale » et non « pédé ». Paul Chanuel explique que, bien que « pédé » ait été préféré dans les premières traductions, « pédales » a ensuite été choisi car « le récit nous disait que les faggots n’étaient pas des hommes, donc que les genrer au masculin n’avait pas de sens ».

Et alors, pourquoi retraduire ce texte en 2023 ? La traduction joue-t-elle aussi le rôle d’une actualisation ? Pour Adel Tincelin, ce n’est pas le cas : « Nous n’avons pas cherché à rendre le texte actuel : il est actuel. Le système dans lequel il s’est écrit est le même qui nous traque et nous police aujourd’hui. Férule est la cité policière capitaliste qui perdure dans ses hauts et ses bas. On a vu cet État à l’œuvre les semaines passées : tuer un de ses enfants racialisés et défendre sa police. » Quoiqu’il soit intemporel, le texte reste tout de même à l’image des années 70 avec ses utopies et ses angles morts. Tincelin le reconnaît : « Une des limites de cette fable selon moi (il y en a sans doute d’autres), c’est son angle mort en terme de racisme, puisque l’essentiel des références et des personnages sont a priori considéré·es comme blanc·hes. C’est plus généralement sa vision systémique globale du capitalisme patriarcal, qui s’énonce essentiellement en termes de classe et de genre – les autres oppressions sont passées à la trappe, hormis peut-être ici et là la question de la santé mentale. C’est aussi son attachement très binaire à des représentations homme/femme. » C’est d’ailleurs l’un des points où les traducteurices ont pris le plus de liberté afin de l’ancrer dans le présent : « Là où nous avons choisi de tordre le texte pour en rendre la lecture actuelle, c’est dans le choix de l’écriture inclusive – qui s’est glissée jusque dans le titre ! Il était évident que dans le contexte actuel et au vu de la charge révolutionnaire de cette fable, nous ne pouvions pas ne pas la dégenrer et la féminiser au maximum. » 

Ces partis pris linguistiques parviennent à tisser des liens entre les décennies et rendent justice à un texte relevant de l’archive vivante, irriguant les luttes queers contemporaines. Un pari réussi, en somme, qui prolonge la dissidence pédale vécue et rêvée par Larry Mitchell et Ned Asta et en organise la passation aux générations suivantes.

Voix de pédales

Cy Lecerf Maulpoix, sur l’aspect révolutionnaire du texte

Cy Lecerf Maulpoix est auteur et journaliste. Ses travaux, nourris par son parcours militant au sein de collectifs écologistes et transpédégouines, comportent notamment des essais comme Écologies déviantes : voyage en terres queer (éd. Cambourakis, 2021) et Edward Carpenter et l’autre nature (éd. du Passager clandestin, 2022). Il a apporté son regard sur la co-traduction des Pédales, dont il a également rédigé la préface.

« Les Pédales, c’est avant tout un texte que je trouve très stimulant pour nous rappeler collectivement aux multiples manières dont on peut tisser nos amitiés et nos amours. La camaraderie qu’elles incarnent n’est pas un acquis, c’est un horizon social et politique évidemment en décalage avec les normes sexuelles, familiales et straight des années 1970 avec lesquelles les pédales et leurs ami·es dans le récit se débattent. Les formes de solidarité que cette camaraderie encourage racontent une ambition de résistance dans le temps. Et les pédales, les fées, les queens et les femmes qui la pratiquent composent plus facilement avec les dissensions internes à leurs différentes communautés du récit. Elles peuvent alors réagir et s’organiser ensemble face à la montée en puissance des violences mortifères de la dictature des hommes en attendant la prochaine révolution à venir.

Et puis il me semble qu’il se dégage du texte une joie impolie, une ironie très communicative, le besoin plutôt bienveillant de diagnostiquer les “erreurs” ou problématiques intracommunautaires, nos puissances chaotiques, sans pour autant cultiver l’aigreur ou la condamnation morale. En cela, ça me semble plutôt stratégique et utile politiquement. » 

Adel Tincelin, sur le lien entre le royaume de Férule et la lutte de Bure

Adel Tincelin inscrit son action militante dans le champ de l’écologie queer, notamment à l’encontre du projet Cigéo d’enfouissement de déchets nucléaires dans la Meuse. Le livre de Larry Mitchell bénéficie de sa contribution à la traduction du texte original en français.

« Ce qui me nourrit en général et qui a nourri mon travail de co-traduction, c’est la radicalité féerique au sein de la lutte burienne [contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo à Bure]. Je suis une fée radicale. Et je suis animé·e autant par la radicalité que par la féerie. La radicalité, j’essaie de l’incarner au quotidien sous forme d’un travail de déconditionnement, personnel comme collectif, de critique systémique et de visibilisation des enjeux systémiques. Visibiliser pour changer la danse. C’est ce que je me raconte que veut dire ce passage des Pédales :

“Iels prendront conscience, en leur for intérieur, qu’iels ne pourront être libres tant que cette danse ne s’arrêtera pas. Les hommes ne s’arrêteront pas, car ils n’ont rien d’autre à faire. Ils puisent leur richesse, leur pouvoir et leur gloire dans cette danse. Et ils la poursuivront aussi longtemps que possible. Les pédales, leurs ami·es et les femmes qui aiment les femmes comprendront qu’iels peuvent s’arrêter et ne plus rien faire. C’est là une chose qu’iels peuvent faire.”

“Ne rien faire”, je le comprends comme l’idée de ne plus jouer la danse capitaliste et patriarcale du monde. Arrêter d’abord, faire une pause pour pouvoir sentir en nous à quel endroit la danse peut se transformer et se réinventer, puis mettre nos corps en mouvement autrement. Mais ce travail radical ne peut se faire sans tendresse ni joie ni amour. Pour soi comme pour les autres. Je travaille sur le trauma et la (dé)régulation du système nerveux, sur ce que danser et se mettre en mouvement peut amener dans la clarification et la transformation de nos blessures individuelles, collectives et systémiques. Sans régulation du système nerveux – c’est-à-dire sans douceur, sans respiration, sans empathie, bref, sans féerie – tout ce travail est impossible. L’homme le plus gris du monde (je vous laisse proposer des noms) ne bougera pas d’un centimètre sans empathie. C’est dur à accepter car cela signifie qu’on ne s’en sortira pas juste avec notre colère. Ce sont les personnes minorisées qui portent les imaginaires nouveaux, qui détiennent les solutions, qui ont les savoirs. Car elles vivent déjà dans le monde qui vient. Et qu’elles sont portées par la force conjointe de leur colère et de leur joie. Il a fallu cinquante ans pour que Les Pédales nous parvienne en français. Je suis heureux·se de participer à la visibilisation de ce texte et, grâce à lui, à celle de représentations et d’imaginaires différents : la lutte actuelle est aussi (et avant tout ?) une bataille des imaginaires. »

Camille Desombre·Matthieu Foucher, sur la filiation entre pédales

Matthieu Foucher est journaliste multimédia, poète sous le nom de Camille Desombre et DJ sous celui de mary emö. Ses réflexions portent principalement sur les cultures et activismes pédés et queers et les imaginaires politiques fantastiques. Camille Desombre a notamment participé à l’ouvrage collectif Pédés (Points, 2023).

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« J’ai appris l’existence du texte il y a plusieurs années grâce au documentaire Lavender Hill: A Love Story qui y fait référence. Faute de temps, je ne m’y suis replongé que début 2022 : ça a été une révélation joyeuse tant ce texte apportait des réponses aux impasses dans lesquelles j’avais le sentiment de me/nous trouver comme à mes réflexions de ces dernières années sur le genre des pédés et leurs solidarités. Le conte de Larry Mitchell nourrit depuis fortement mes travaux, notamment le texte “Pédé·s dans la peau” paru au sein du recueil Pédés où je l’évoque, les camaraderies pédales résonnant fort avec cette idée de pédérité/pédalephité que je voulais y articuler à nouveau.

Les Pédales et leurs ami·es m’a fait beaucoup de bien, à plusieurs niveaux : dans le conte, les faggots sont un groupe bien distinct de celui des hommes qui eux, détruisent la planète et oppriment les femmes, les queens et les fairies (« fées ») ainsi que les faggots elleux-mêmes – cela faisait écho à mon intuition que pédé est un genre à part, un genre en soi. Ainsi, faggots, femmes et autres ami·es luttent en complicité contre leur ennemi commun et contre l’exploitation du vivant, sans que ces alliances instinctives n’aient besoin d’être longuement débattues : elles sont retracées de façon poétiques mais aussi posées comme relevant du sens commun. Les faggots ont une place légitime et entière dans cette lutte. Le conte donne à voir des formes de liens entre pédales qui incluent l’amour et la sexualité mais y ajoutent aussi la camaraderie de lutte, l’amitié, le rire, le soin, la tendresse et l’habitat partagé. Alors que je réfléchissais à des façons de faire solidarités entre pédés dans un temps où cette idée n’est/n’était pas particulièrement en vogue, voir des récits de pédales qui s’aiment, se soutiennent, affrontent ensemble les difficultés du monde est précieux et porteur d’espoir, c’est bien plus rare qu’on ne le pense. Dans un monde qui apprend consciencieusement aux pédés à se haïr et se mépriser individuellement comme collectivement, la tendresse entre pédales, ou la pédalephité – mot que m’a d’ailleurs soufflé pour mon texte Foxie – ne va pas de soi : elle s’apprend et se cultive aussi. Et si les complicités de lutte entre faggots, queens et femmes sont au cœur du livre de Mitchell, la vie en communauté des faggots y est également centrale : c’est cette articulation entre autonomie pédale d’une part et complicités politiques de l’autre qui me semble inspirante.

Enfin, les faggots de Mitchell sont camp, flamboyant·es, drôles, irrévérencieux·ses, frivoles et parfois même désordonné·es, rappelant combien l’autodérision et l’humour face à l’adversité sont sans doute l’une des spécificités et la grande force des pédales. Cette invitation à se méfier de l’excès de sérieux, à cultiver la joie et l’imperfection me semble salutaire. »

Foxie 2000, sur son travail de relectrice

Foxie 2000, drag queen et militante, a contribué à la relecture de la traduction des Pédales en apportant son regard nourri d’expériences collectives transpédégouines.

« Ce fut une grande joie pour moi et un grand plaisir de redécouvrir ce texte dans sa version francophone, parce que la voix change quand on change de langue. On réinscrit le texte dans une autre dimension temporelle, chronologique, historique, qui est celle d’aujourd’hui alors que le texte date de 1977. Je suis intervenue forte de la connaissance de plusieurs mouvements qui existent comme les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence (SPI), le Queer Nation qui vient du Queer Nation Manifesto, les Universités d’été euro-méditerranéennes des homosexualités (UEEH)… Ma perspective de pédale et mon apport au travail collectif de cette traduction vient d’un vécu des espaces de non-mixité pédée, transpédégouine, LGBT ou queer. Ces espaces ont été des espaces de ré-exploration de ce que peut vouloir signifier notre présence sur la Terre et dans nos sociétés, à partir d’une perspective de minorité sexuelle.

Parce que j’ai pu connaître ces espaces (les WEP – week-ends pédés –, les UEEH, les Couvents des SPI, ou autres rassemblements non-mixtes), j’ai pu avoir une clé de lecture située. Ça m’a permis de me connecter au texte avec un regard riche de mon expérience physique et sociale de ces espaces, pour me projeter dans un texte qui parle beaucoup de communauté de pédales qui s’organisent pour résister à l’hégémonie du monde hétérosexuel et de la puissance des hommes, dans un monde où l’énergie des hommes est consacrée à affaiblir et opprimer les femmes, les pédales et le reste du vivant. »


Les Pédales et leurs ami·es entre les révolutions de Larry Mitchell et Ned Asta. Traduction Adel Tancelin et Paul Chenuet, éditions du commun, 160 p, 18€

Relecture et édition : Benjamin Delaveau & Apolline Bazin

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