Le futur, on a tendance à l’imaginer comme un univers fictif dans lequel on peut projeter notre imagination, nos utopies, nos rêves, mais aussi nos angoisses les plus folles. Il existe aussi une forme du futur moins éloignée de nous : l’avenir. L’avenir, c’est ce futur proche vers lequel on oriente notre vie et qui motive la plupart de nos actions afin de nous assurer un à-venir convenable. Chacun d’entre nous invente sa propre façon de construire sa vie et de préparer cette période qui se présente comme un horizon mais qui sera aussi un jour notre présent. Pour certains, cette perspective est une source de motivation pour bien agir, pour faire des études, surveiller sa santé et travailler à devenir la personne que l’on souhaite être. D’autres au contraire sont emplis d’une peur incontrôlable de ne pas parvenir ou de vieillir, et sont incapables de s’imaginer autrement que dans l’immédiat. Car l’avenir, c’est aussi ce qui nous pousse toujours un peu plus vers l’âge adulte, puis la vieillesse, et la fin de vie.
Cette angoisse métaphysique est le fil conducteur du roman La nuit des trente d’Eric Metzger. Félix est un jeune homme qui paraît mener une vie tout-à-fait convenable. Il travaille dans la publicité, a l’air plutôt aisé et est entouré de collègues et d’amis sympas, toujours partants pour boire un verre après le travail. Il mène en quelque sorte la belle vie. Pourtant, l’histoire (si on peut appeler ça ainsi) est celle d’une crise existentielle qui envahit le personnage le jour de ses trente ans.
Les années ont défilé. Alors, trente ans ? Trente ans déjà ? Que s’est-il passé durant tout ce temps ? Il se souvient de l’enfance, de l’école, du collège, puis du lycée. Ensuite, tout est allé trop vite. Il s’agit non pas d’une succession d’images, mais plutôt d’une superposition, mécanique, du quotidien. Le fameux métro, boulot, dodo prend tout son sens. Quelle différence entre la semaine dernière et celle-ci ? Entre cette année et la précédente ? La table qu’il occupe dans l’open-space. C’est tout. (…) A trente ans, Balzac publiait La physiologie du mariage et Les Chouans. Le début du succès. (…) Et toi, à trente ans, qu’as-tu fait petit crétin ?
Trente ans, à première vue, c’est un bel âge, surtout quand on peut se targuer d’être bien parti dans la vie ! Bien qu’on ignore presque tout de son passé, de ses rêves d’enfant et de sa personnalité, on se dit que Félix est un chanceux. Encore, on pourrait comprendre la crise de la cinquantaine, car c’est l’âge où, comme on dit, on décline, on entame la deuxième partie de sa vie. Le protagoniste pourrait de ce fait sembler prétentieux, un éternel insatisfait, un râleur invétéré. Mais c’est aussi là tout l’intérêt de cette crise. Elle est révélatrice de notre génération où le sentiment de vieillir nous atteint de plus en plus jeune, où l’âge adulte est perçu comme la fin de quelque chose et le début des obligations. Félix décide d’ailleurs de garder son anniversaire secret car « inutile qu’on (le) félicite de vieillir ! ».
A trente ans, on peut avoir une idée de ce que le reste de notre vie sera. On commence à avoir une situation, à fonder une famille, à se poser dans un lieu. Ce n’est plus l’âge des possibles mais celui de l’établissement, de l’installation. C’est une période propice aux bilans. Il y a un aspect rassurant à atteindre l’âge adulte; on est moins confronté à l’incertitude et aux mises à l’épreuve. Pour autant, il est aussi difficile d’accepter la voie que l’on a prise alors qu’il y a un temps où de nombreuses voies nous étaient ouvertes.
Le roman commence par une fuite. La volonté d’ « oublier » est omniprésente pour le narrateur. Il y a d’ailleurs un fort contraste entre le flot de ses pensées marquées par le doute et son environnement extérieur qui est celui d’une soirée parisienne empreinte de légèreté. Son intention est claire : « Boire un peu pour oublier, rire avec les autres, discuter, papoter, se noyer ». Qui n’a jamais eu cette réaction assez stupide de vouloir échapper à ses responsabilités en se comportant comme un adolescent… Dans ces moments, l’alcool est ce petit miracle à portée de main, ce petit élixir d’insouciance. Il nous aide sur le coup mais n’arrange rien.
D’ailleurs, malgré la crise perceptible de Félix, le roman ne tombe jamais dans le pathos. Le narrateur balaie ses pensées sombres par des piques d’ironie. C’est sûrement la force de cette histoire de nous plonger dans une atmosphère mélancolique tout en gardant une légèreté de ton. Nous faire part d’une angoisse que l’on peut tous expérimenter et dont on connaît l’importance tout en refusant de lui accorder trop d’attention. Et l’inverse aurait été mal venu. La société ne tolère pas que les individus s’apitoient sur leur sort, surtout quand il s’agit de bobo parvenus; elle veut de l’action et de l’efficacité.
L’image de l’angoisse se concentre alors dans le souvenir récurrent du « fantôme », souvenir d’une histoire d’amour de jeunesse dans lequel Félix rassemble tous ses regrets et ses rêves abandonnés. Parce que l’amour est cette force qui, seule, peut s’opposer au parcours rationnel d’une vie construite autour d’une carrière et d’une famille. Le « fantôme » est la forme qu’il donne à tout les « si j’avais … ». S’il avait choisi l’amour, peut être aurait-il été plus heureux. L’amour aurait été un moyen de rester enfant, car c’est une vie orientée vers la passion plus que la raison. Mais malgré sa peur à l’idée de vieillir, il semblerait que Félix ait choisi d’être adulte. Toute remise en question n’implique pas un changement de vie. C’est ce que nous rappelle ce roman. Roman générationnel, La Nuit des trente nous parle d’une angoisse quotidienne à laquelle il est difficile d’échapper. Cependant, inutile d’y chercher des solutions ou même un réconfort. L’avenir est abordé de manière désabusée, résignée. C’est l’histoire d’un homme qui a choisi de s’engager dans l’âge adulte sans pour autant s’y sentir engagé dans sa tête. A tous ceux qui ont choisi de continuer à fuir, à rester des enfants, il ne dit pas que vous avez tort (ni raison).