Il est 9h du matin lorsque j’arrive à mon bureau pour rejoindre mes collègues. Les rues de Belgrade sont vides en cette belle matinée. Aucun civil ne foule les trottoirs de la capitale serbe. Les seuls individus qui se tiennent là sont des policiers et des CRS. Nous sommes le dimanche 20 septembre, et aujourd’hui se tient la Gay Pride de Belgrade.
Autour de moi, nul klaxon ou brouhaha qui caractérisent les grandes villes. Le souffle de la ville s’est perdu pour une matinée dans le silence digne des militaires. Ils ont la charge d’assurer la sécurité des manifestants ; ordre de Vucic, le Premier Ministre serbe, « car chacun des citoyens a le droit a la sécurité », a-t-il déclaré.
Ce déploiement de forces fait écho aux évènements survenus il y a trois ans, lors des premières manifestations militant pour les droits des homosexuels. Lorsque la première Gay Pride a été organisée, des groupes nationalistes d’extrême-droite (pour l’essentiel des supporters des Red Stars et des Partisans, équipes de football de Belgrade) se sont réunis pour aller « casser du pédé ». Des manifestants se sont fait insulter, tabasser, et ont reçu des pierres jetées depuis les balcons.
Alors cette année, fallait faire les choses proprement. Après tout, c’est l’entrée dans l’Union Européenne qui est en jeu. Les gars, cette année on ne déconne pas, on sécurise la ville. C’est peu ou prou cette motivation qui guide Vucic à défendre si démocratiquement les membres de la Gay Pride. Résultat, toute la ville est bloquée. Des rangées de CRS à chaque bout de rue, des barrières, des tanks garés en créneau, des fourgons blindés, des hélicoptères dans le ciel, des chiens plus ou moins muselés…
La manifestation, de réputation si festive, se tiendra dans une ambiance de guerre civile.
Nous arrivons avec mon collègue au lieu de rendez-vous de la Gay Pride. En plein cœur de Belgrade, environ 200 personnes se tiennent là, dansant au rythme des basses envoyées par le char qui guidera le cortège. C’est un curieux tableau qui se dessine ici. Dans cette rue où se dressent les vestiges des bâtiments bombardés par l’ONU en 1999, des personnes font la fête ensemble, et répondent à l’austérité des CRS par des éclats de rire et une joie inébranlable.
Au final, la manifestation s’est déroulée sans incidents. Les gens défilaient en souriant, en rigolant, en dansant. Faut-il y voir la victoire de la résistance LGBT dans une ville où l’homophobie est assez largement répandue ?
Lorsqu’une amie serbe me dit que la Gay Pride « emmerde tout le monde parce qu’elle bloque la ville alors qu’elle ne changera rien du tout à la condition des homosexuels », mon éducation à la française en prend un coup. Je voulais m’énerver, et crier, et puis m’indigner, et lui dire que manifester et résister c’est ce qui permet le progrès.
Et bim. Qu’est-ce qu’elle aurait pu dire ? Et puis je me suis rendu compte que ces belles convictions de jeune homme qui n’a pas vu grand chose dans sa vie sinon des bouquins et des photos n’étaient pas forcément très pertinentes dans un pays qui sort tout juste de la guerre et d’un régime dictatorial.
Il n’y a rien de naturel dans le fait de résister. Les valeurs démocratiques que notre éducation française nous fait adopter n’ont rien d’acquis, ni d’inné. Cette Gay Pride à Belgrade est la preuve que résister demande bien plus des valeurs démocratiques. Résister, c’est réussir à aller plus loin que le sursaut de la conscience morale. C’est défendre concrètement cet éveil. C’est affronter physiquement ceux qui aliènent ou tentent de nuire aux principes moraux qui nous animent.
Grégoire Huet