Dans The Changeling, pièce de théâtre écrite conjointement par Middleton et Rowley au XVIIème siècle, les fous sont libres et les sains d’esprit sont enfermés. L’omniprésence de la folie dans la pièce souligne l’idéal de vertu du peu de personnages sensés. On décrit souvent cette opposition comme servant l’idéal d’une vertu saine d’esprit. Pour résumer, le contraste offert par la pièce nous enseignerait que tuer son fiancé pour retrouver son véritable grand amour n’est pas la meilleure solution. Dans la vraie vie, on ne fait pas ça, c’est anormal, c’est de la folie. Je pense plutôt que cette opposition est une manière de nous montrer qu’il n’y a pas de supériorité à avoir vis-à-vis des fous.
Folie : une supériorité subjective tyrannique
Si les fous peuvent être dehors, et les sains d’esprit peuvent être enfermés, les critères de folie ne seraient-ils pas faussés ? Qui sommes-nous pour décider qu’une autre personne est folle ?
La folie c’est quand quelqu’un décide que vous n’êtes pas aptes à vivre en société puisque vous n’en suivez pas les règles normales de pensée. Et pour preuve, les psychologues, psychiatres et autres individus destinées à « réparer » tous les petits et grands soucis de l’âme ont vocation à recadrer, restructurer leur pensée. Le fou est esclave d’un savoir basé sur des hypothèses subjectives. Non ce n’est pas normal d’être paranoïaque, retrouvez donc l’insouciance et la naïveté normative dont tout le monde est victime. Les fous sont enfermés parce qu’ils remettent en cause toute cette normalité dans laquelle on se love, ils arrivent avec leurs gros sabots et donnent un grand coup dans notre confort. Au XVIIème siècle, les fous étaient cloîtrés dans des hôpitaux généraux avec les pauvres et les criminels. On glissait sous le tapis tout ce qui abîmait le regard parce que ça nous dérangeait et encore aujourd’hui on instaure une distance entre les fous et nous que l’on retrouve avec les criminels en prison. Nous on a une morale, nous on est sains d’esprit, nous on a la notion du bien et du mal. Jamais nous ne tomberons de l’autre côté du miroir.

Tu n’es pas plus saint qu’un autre
Je n’y crois pas une seconde. Que l’on soit névrosé ou stable, chacun, selon les circonstances, peut basculer dans un instant d’anormalité, d’irrationalité aux yeux de la majorité. Je ne crois pas non plus qu’il y ait de degré dans la folie, tout comme il n’y en pas dans le malheur, choses qui sont étroitement liées. Alors oui, peut-être qu’un trouble multiple de la personnalité est plus impressionnant qu’une crise d’angoisse, mais dans les deux cas on a une araignée au plafond. Que cela soit une folie dite médicale ou une folie plus créative que l’on retrouve parmi les névrosés en plein egotrip, les deux restent des instants d’irrationalité plus ou moins intense.
Dans tous les cas, on a cette sensation d’oppression par une structure de pensée normative, et quand celle-ci a assez d’influence sur nous, on veut terriblement y retourner, dans notre cage de conformité. La folie, c’est cette dualité entre l’envie d’être normal et l’envie de suivre son propre schéma de pensée. Et n’importe qui peut en être. Quand on me dit folie, j’imagine au premier abord le noir, le gris, le flash, les couleurs éclatantes et le bruit, et ensuite je pense à moi. Je pense aux moments où je me dis que je n’ai plus aucun contact avec la réalité et la rationalité parce que ça arrive, et si ça ne vous est pas arrivé, ça vous arrivera, ne vous croyez pas au-dessus de tout, ne vous croyez pas indélogeable de votre sanité.

Déviance et clairvoyance
Et puis aussi, qui nous dit que ce sont eux les fous et non pas nous ? Qui nous dit que ce ne sont pas les fous qui sont lucides ? L’autre jour je lisais les petits commentaires mignons qu’on trouve sous les photos de « Humans of New York », et je suis tombée sur un commentaire un peu moins mignon que les autres. Une fille racontait que sa sœur avait des épisodes maniaques dont le contrôle leur échappait totalement (à elle et sa sœur). Ces épisodes finissaient généralement par des situations rocambolesques, comme par exemple sa sœur volant un vélo parce qu’elle avait l’impression d’être dans un film. Et cette fille disait que même dans ces moments de perte de contrôle total, elle ne pouvait s’empêcher de lui envier sa liberté, derrière sa propre carapace de sanité. Beaucoup d’éléments semblent corroborer cette idée selon laquelle les fous auraient une lucidité particulière sur le monde qui les conduirait ainsi à se comporter de manière non ordinaire. Si les fous refusent, consciemment ou non, de se conformer aux règles admises, n’est-ce pas une preuve de lucidité et de liberté vis-à-vis de celles-ci ? Les méthodes de traitement de la folie se résumaient d’ailleurs, à leurs débuts, à punir et brutaliser l’esprit ou le corps du « malade » pour qu’il finisse par intégrer de force des schémas normatifs que lui-même rejetait. Pour en rajouter une couche, la plupart de ceux que l’on considère comme génies aujourd’hui sont des gens qui se sont souvent détachés des schémas de pensée normaux, quitte à être exclus du monde des sains d’esprit, comme ce fut souvent le cas. On ne réalise le génie de ces gens qu’après leur mort parce que quand ils sont près de nous, leur comportement déviant nous aveugle et nous gêne, on le glisse sous le tapis, hors de notre champs de vision, et leur génie avec. Quand la folie n’est plus visible qu’à travers l’oeuvre et plus le comportement quotidien, alors apparaît le génie et son acceptation comme normal.

« En voulant domestiquer la folie, la raison s’interdit de la comprendre » disait ce cher Michel Foucault. La véritable lucidité serait alors de reconnaître que la folie est une liberté extrême que nous refusons de prendre mais dans laquelle chacun d’entre nous peut tomber. Arrêtons d’avoir peur de la déviance et embrassons-la parce qu’elle voit ce que nous ne voyons pas.