Kid Francescoli, c’est le projet initié en solo par le Marseillais Mathieu Hocine en 2002, mué en duo à la faveur d’une rencontre : celle d’un amour, d’une rupture, et du fantasme de l’histoire qui aurait pu exister, avec sa parolière et mélodiste, la New-Yorkaise Julia Minkin. De leur séparation sont nés deux albums qui ont fait cogiter la critique, à court de synonymes pour encenser les compositions maîtrisées du « prodige de l’électro » marseillais.
Play Me Again (Yotanka), sorti le 3 mars 2017, répond avec une même pudeur à l’album précédent (With Julia, Yotanka, 2013). L’ancien couple continue d’y explorer la subtile union musicale qu’il est devenu au fil des années. Une évolution qui s’entend aux plus french pop des beats hip hop qui rythment les nappes veloutées de ces 11 morceaux d’orfèvrerie, ciselés en anglais dans le texte – à une exception près. Après avoir rempli le Trianon (Paris) de la puissance ouatée de sa ligne de basses, accordé ses synthés en mineur lors de concerts sold-out de Londres à Düsseldorf, décontenancé les fantasmes du public en jouant à cache-cache avec ses pistes, le séduisant duo franco-américain continue sur la lancée de sa tournée internationale. Ils seront en concert à Marseille, sur leur terrain de jeu, le 24 juillet. Nous avons rencontré Julia et Mathieu lors d’une escale à Paris, à l’occasion d’un concert privé. Âmes insensibles s’abstenir.
Manifesto XXI – Play Me Again parle de la transformation de votre liaison amoureuse en « liaison musicale ». Jacques Duvall (parolier de Daho, Chamfort, Lio, entre autres) a récemment déclaré qu’il y avait comme « un choix à faire entre écrire et vivre » : est-ce que ça vous parle ?
Julia (phrasé new-yorkais) : Je pense qu’il est difficile d’écrire sans avoir vécu quelque chose. Mais on vit aussi en écrivant. On peut grandir en écrivant, je pense.
Mathieu (phrasé marseillais) : Je peux comprendre ce qu’il dit, parce que c’est peut-être plus inspirant d’écrire en fonction de quelque chose que tu fantasmes : tu peux l’embellir et ça devient plus romantique que si tu mets juste en musique ce que tu vis, en fait. On a plus écrit ce qui ne s’était pas passé dans notre relation. Sur With Julia, il y a encore des bribes de ce qu’on avait écrit quand on était encore ensemble ; mais la moitié ou les trois quarts de With Julia, et l’ensemble de Play Me Again, c’est plus un jeu avec l’écriture et la composition.
À ce propos, j’ai cru repérer un jeu de miroirs entre « Disco Queen » (sur With Julia) et « The Insatiable Love », (l’épilogue de Play Me Again), entre les paroles « I’m a ghost hunting you » (« Disco Queen », dans la bouche de Julia) et « Your ghost doesn’t seem to hold a gruge » (« The Insatiable Love », adressé là encore par Julia)…
Mathieu : Ce ne sont pas les mêmes ghosts.
Julia : Quand on écrit, on explore un thème pendant des années. Je ne sais pas si c’est le même fantôme. « Disco Queen », je l’ai écrit sur un ton très léger, c’était une blague. Les fantômes ne représentent pas une vraie chose dans ma vie. C’est juste un thème que je continue à explorer en tant qu’auteure, parce que je recherche quelque chose à travers ça.
Mathieu : « Disco Queen », c’était une blague. Alors que la sonorité de « The Insatiable Love » fait que ce n’est pas une blague. C’est quand même un peu grave. Sur « Disco Queen », on a fait le cliché du morceau disco, on y est allé à fond dans les paroles : « I’m hunting you », c’est pas « facile », mais c’est un peu cliché. Tandis que dans « The Insatiable Love » ce n’est pas cliché, il y a un truc vrai derrière : sur Marseille. Et sur notre relation, à ce moment-là.
Comment fait-on pour faire son deuil d’une relation tout en continuant à travailler à proximité ? Voire de plus en plus près, puisque Julia s’est installée à Marseille ?
Mathieu : Le deuil a été fait il y a quand même longtemps. Au moment où With Julia est sorti, c’était déjà fini. C’est quand même une relation qui date de neuf ans en arrière. Tu penses qu’on vit plus proches parce que tu ne nous vois qu’à travers la musique.
Dans le clip des « Vitrines », le prologue de l’album, on voit cette toile qui fait penser au cinéma, il y a comme un syncrétisme de tous vos thèmes… Mais pourquoi cette glace entre vous ?
Mathieu : On est ensemble et on est séparés. On se tourne le dos mais on se regarde quand même. Il y a l’écran au milieu : mais il y a aussi des plans où on est face à face. Donc il y a les deux. Entre l’écriture de la chanson, ce que ça peut apporter aux gens, la pochette de l’album, le visuel du clip qui vient un peu tout mêler… tu peux avoir une interprétation, mais c’est ton interprétation personnelle. Ça dépend de chacun. Parfois, il y a des chansons que j’aime beaucoup, je me fais des images, je me fais des films en écoutant les paroles… et quand le clip sort, je suis un peu déçu. Je me dis que c’était pas du tout ça que j’imaginais, tu vois ?
Justement, pour le clip de « Moon », un travelling figurant 24 heures où se succèdent paysages et gratte-ciel made in US découpés dans du carton, en suivant le travelling sonore du morceau : vous vous êtes concertés avec Cauboyz, les réalisateurs ?
Mathieu : Non. On laisse carte blanche aux réalisateurs. À chaque fois. Ils nous proposent une idée, on est plutôt enthousiastes ; ou pas. Mais on ne dit jamais « non ». Parfois, on dit : « On ne veut pas ça ou ça. » Là, c’est un travelling fait avec des cartons découpés. Moi, la seule chose que j’avais demandée, c’était que ça ne fasse pas carton-pâte. L’installation était hallucinante : une table ronde qui tournait, avec la caméra posée sur un axe central, et les décors posés dessus ; les décors changeaient au fur et à mesure que la table tournait. C’est vraiment fait à la main, tu vois : c’est fou, hein ? Pour ce qui est de la compo, que tu interprètes comme un travelling sonore, moi quand je pense à « Moon », je pense plutôt aux nombreuses sessions studio qu’on a fait avec Julia et avec Simon (Henner, le producteur de l’album, par ailleurs membre de Nasser, membre du trio Husbands formé avec Mathieu Hocine et Mathieu Poulain – alias Oh ! Tiger Mountain ; et le visage qui se cache derrière le projet solo French 79, ndlr).
Quand je le réécoute, ça me rappelle tel ou tel moment en studio. C’est du travail pour nous : des heures en studio. Pour moi, « Moon », c’est surtout le making-of de l’album. Au départ, c’est parti d’un morceau à la guitare acoustique, avec Julia qui faisait « mmm, mmm » (il chante la mélodie de Julia) ; après, on a changé les accords avec Simon ; puis je me suis dit que ce serait bien qu’il y ait un truc qui fasse « na na naaa na » (il marque le rythme des instrus) ; après, avec Simon, on a re-bossé les accords, il y a une dizaine de versions différentes : c’est à tout ça que je repense quand je pense à « Moon ». Je ne pense pas forcément à un travelling sonore…
Avec Simon (Henner, toujours), vous travaillez différemment sur Husbands et quand il produit ton album ? Ou vous retrouvez des habitudes ?
Mathieu : Non, c’est un peu pareil. C’est juste une question de dernier mot. Si c’est pour mon album, je lui dis : « sur ce morceau j’aimerais bien qu’on fasse ci, sur celui-là j’aimerais bien qu’on fasse ça » ; mais si, au final, il y a un truc qui me plaît et un truc qui lui plaît, c’est moi qui tranche. Par exemple, pour « Moon », on a fait ensemble les suites d’accords ; et, après, j’ai réécouté tout seul et je lui ai dit qu’il fallait garder celle qui se trouve sur le disque, en faisant un morceau long. Si ça avait été sur Husbands, ça aurait été différent. Sur Husbands, il m’aurait dit : « Mais celle-ci, elle est bien aussi : il faut demander à Mat (Poulain). » Mais la façon d’être ensemble en studio reste à peu près la même.
Et avec Julia, vous avez changé votre façon de travailler depuis qu’elle s’est installée à Marseille ?
Julia : Un peu. Mais on a quand même gardé des choses d’avant, du temps où je vivais à New York. Parce qu’on aime bien tous les deux travailler chacun de notre côté, à la maison, tout seul. Et puis s’envoyer des choses par Internet. Sur cet album, on a fait comme on est habitués : j’ai enregistré des choses, je lui ai envoyées, il a choisi ce qu’il a aimé…
Mathieu : Parce qu’en fait c’est très dur – même si on se connaît quand même très bien, même musicalement -, ça reste très dur de travailler avec quelqu’un dans la pièce. Moi, par exemple, si je cherche une suite d’accords, même si c’est Julia avec qui j’entretiens une relation intime par rapport au travail, je ne veux pas qu’elle regarde derrière. Mais c’est pareil pour elle quand elle écrit. Ce serait comme si je regardais par-dessus son épaule et que je lui disais : « tssssss… ce mot ? je ne suis pas sûr », tu vois ? Ce serait quand même terrible ! Donc, même si elle est installée à Marseille, on continue à s’envoyer des fichiers par Internet, comme si on était dans une relation longue distance. Mais la différence c’est qu’après, quand on enregistre, on a plus de temps en studio. Sur le deuxième album, on a pu passer des heures en studio, alors qu’avant on avait fait ça très rapidement.
Donc « Come Online », ça peut se passer aussi bien en France qu’à longue distance ?
Mathieu : Oui, « online » parle du décalage horaire ou du décalage géographique.
Julia, si mon interprétation est bonne : le texte de « Bad Girls » parle d’une fille qui se rebelle contre les hommes qui prétendraient incarner une figure paternelle ? Avais-tu envie d’écrire un texte émancipateur à l’attention des femmes ?
Julia : Bien sûr ! Au départ, j’avais écrit deux morceaux : un morceau qui parlait de se libérer d’un amour douloureux ; et, aussi, un morceau qui parlait des Good Girls / Bad Girls : parce qu’on voulait parler du cliché derrière les expressions « good girls / bad girls » dans les morceaux de rap. C’était pour dire « ça suffit » (« that’s enough about good girls and bad girls », dans le texte), aux filles qui prétendent à être des« bad girls » et aux garçons qui leurs disent qu’elles doivent être des « gentilles filles ». C’est très direct. C’est pour dire : « Arrête de répéter ces stéréotypes en permanence. » Parce que ça ne donne pas le choix d’être autre chose aux filles qui écoutent du hip hop – et ça ne concerne pas que le hip hop, en fait : on voit aussi ces stéréotypes partout dans les médias. On a l’impression qu’on ne peut être que l’un ou l’autre, qu’on n’a pas le choix.
C’est une chanson féministe ?
Mathieu : Complètement. Ce qui est con, c’est que ça finit parfois avec des gens qui n’écoutent pas le « that’s enough », et qui répètent le « bad girls, bad girls » : écoutez quand même les paroles…
Mathieu, tu as déclaré que « It’s Only Music Baby » était ton titre préféré, le morceau ultime, celui qui ressemblait le plus à ce que tu en avais imaginé. Comment passes-tu de l’imaginaire à la création ?
Mathieu : Bah oui mais ça, c’est le principe de la composition et de l’enregistrement. C’est juste que je fais une musique très influencée. Pour chaque album, j’étudie une liste de morceaux que j’aime bien. (Pour Play Me Again, la « to do list secrète » de Mathieu va de Drake, ASAP Rocky à Kendrick Lamar, ndlr). Sur tel morceau, j’aime telle suite d’accords ; sur l’autre, j’aime bien la mélodie du chant ; sur un troisième, j’aime bien l’ambiance, et tout… et ça n’arrive pas tout le temps de réussir à les réunir tous en une piste : c’est pour ça que je dis que c’est le morceau ultime pour moi. Parce que je m’étais dit que ce serait bien de faire un morceau qui sonne comme une B.O. de film des années 1980, à Los Angeles, au bord de la mer ; avec le solo de saxophone, avec le son des vagues au début… et j’y suis arrivé. C’est un miracle ! Mais qui a nécessité beaucoup de travail. Ça n’arrive pas tout le temps. Mais, par exemple, pour « Come Online » – ça s’entend pas forcément -, mais on s’était dit que ce serait bien de faire un truc R’n’B / pop, à la Franck Ocean, mais pas vraiment hip hop…
Justement, à ce propos tu dis avoir découvert de nombreux artistes – notamment hip hop -, grâce aux plateformes : tu veux dire qu’avant 2007, il n’y aurait pas eu Play Me Again ?
Mathieu : Ah non ! Bien sûr que non ! Avant, quand on devait acheter des CD, j’écoutais Oasis, Nirvana, les Beach Boys, les Beatles, les Velvet Underground, Baxter Dury, DJ Shadow et Air… tu vois ?
Julia : Moi, si : parce que je suis Américaine et que je suis née dans les années 1990. Je suis plus R’n’B des années 1990. On n’a pas les mêmes influences…
Mathieu (à Julia) : Toi, tu es née avec Internet. Pour moi, il y a eu beaucoup d’années avec les CD, avant Internet. Oui, je suis allé voir dans le bac d’à-côté. Mais c’est pas pareil de te dire : « L’album de DJ Shadow sort la semaine prochaine, je vais aller l’acheter à la Fnac pour 10 euros ou 15 euros, ou même 100 francs… (sourire) Et j’achète celui-ci plutôt que celui-là, même si j’ai envie d’avoir les deux… » Là, je peux rester chez moi, je l’écoute. C’est quand même un investissement différent : je vais sur Spotify, et je peux écouter tout ce que je veux toute la journée. Ça ouvre, mais en même temps ça change la façon d’écouter un album. Parce que maintenant, au bout de 20 secondes, si un morceau ne te plaît pas : tu le zappes. Mais il y a des albums que je n’ai pas aimé le premier jour, ni la première semaine, mais que j’ai aimés après des mois d’écoute…
Aujourd’hui, plus personne n’écoute un album en entier…
Mathieu : Oui. Mais moi je reste quand même très attaché à ce format-là : où il y a une intro, un milieu, une fin. J’aime que ça raconte une petite histoire.
J’ai cru entendre une parenté entre le thème musical qui court d’ « Intermezzo » à « Emma », et ton ancien titre, « Villa Borghèse » (Les Chroniques sonores, 2006) : y a-t-il un pont entre eux ?
Mathieu : Peut-être. Mais ça, c’est la musique de film d’Ennio Morricone, qui est une source d’inspiration inépuisable pour moi. D’ailleurs il y en aura sur tous les albums, je pense. Ces morceaux en mineur, avec ce genre de suites d’accords, avec ce genre de thème un peu cinématographique, méditerranéen, italien. Mais il ne faut pas que je me dise que ça ressemble à un truc que j’aurais déjà fait au moment où je le fais. Si je le fais en me disant que je vais faire un truc comme dans « Blow Up », je ne vais pas le sentir. Mais, si je le fais et qu’après un pote me dit que ça ressemble à tel ou tel morceau, je vais me dire : « ah, c’est vrai. » C’est juste que ces morceaux font partie de mon univers : il y a souvent des artistes qui font le même genre de suites d’accords.
Quelle sont les morceaux que vous préférez, chacun, dans votre répertoire ?
Mathieu : Moi c’est « It’s Only Music Baby ». Mais on ne le joue pas sur scène. Parce qu’il y a des sons que je peux imiter, mais pas le saxophone. Et à jouer, ça dépend. Par exemple, au Trianon, « Moon » c’était la folie. Et à Marseille, c’était « Disco Queen ». Et après, il y a des concerts en Allemagne où « The Player » c’était la folie. Donc je ne peux pas te dire.
Julia : Moi, à composer, c’est « Bad Girls » parce que c’est un morceau qui me correspond dans le style et aussi parce que j’adore quand ça vient tellement fluidement. Et, en concert, « Disco Queen » n’est pas mon préféré. Mon préféré, c’est « My Baby »…
Je voulais te parler d’un morceau précédent que j’adore, Mathieu. Alex Rossi, le plus Italien de nos chanteurs parisiens, est lui aussi bluffé par le minimalisme d’ « Italia 90 » (With Julia). Il paraît que c’est hyper compliqué de composer un truc pareil….
Mathieu : Je suis ravi de savoir qu’il pense ça de cette chanson. Mais « Italia 90 », c’est comme pour « Bad Girls » : j’ai trouvé la suite d’accords et j’ai tout fait en une après-midi, tu vois ? Et après il y a des moments où tu te mets à composer des morceaux où te demandes pourquoi tu es dessus depuis six mois ! Pourquoi tout ne peut pas se passer comme « Italia 90 » ou comme « Bad Girls » ? Mais si on n’avait pas galéré, on n’aurait jamais fait « Moon ».
Vous n’avez jamais pensé à faire des BO de films ?
Mathieu : J’ai pensé à ça au moment où je l’ai fait. Mais j’ai déjà essayé une fois, et ce n’est pas pareil quand ça vient de la demande d’un réalisateur ; et c’était pas terrible. Je préfère que les gens, quand ils écoutent notre musique, se fassent leurs images…
Pour finir sur une note « Francescoli » (ndlr : un joueur du foot uruguayen qui a joué pour l’OM, resté mythique pour l’élégance de son jeu, et qui a inspiré à Mathieu le nom de son projet) : quel est ton pronostic pour la coupe du monde qui bat son plein, Mathieu ? (L’interview date du 27 juin)
Mathieu : Je n’aime pas les pronostics. Le foot, si ça me plaît, c’est justement parce qu’il y a des surprises. Je pensais que le Brésil, l’Argentine, l’Allemagne allaient être les favoris. Mais aujourd’hui, l’Allemagne a perdu contre la Corée du Sud. Alors que c’est le tenant du titre, tu vois ? Putaing on a raté ça de deux jours : ça doit être fête nationale là-bas ! (Ils reviennent tout juste d’une date en Corée du Sud, ndlr) C’est pas pour ça que la Corée du Sud est qualifiée, mais ils ont gagné.
Et tu soutiens qui ?
Mathieu : La France en Coupe du monde et l’OM en championnat de France. Sans aucun doute.