Comment réagir face aux horreurs présentes et au désastre de la guerre ? Quelles représentations apporter et comment parler de l’histoire aujourd’hui ? Comment s’articulent les liens entre histoire, fiction et réalité ?
Ces questions sont celles que pose l’œuvre de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Naviguant entre plusieurs médias (cinéma, installation avec divers éléments, photographies, textes et performances), internationalement reconnu et exposé en ce moment au Centre Georges Pompidou dans le cadre du prix Marcel Duchamp, le couple d’artistes avait accepté de nous rencontrer au cours de l’été dernier.
« On travaille toujours à partir d’un thème, une idée, qu’on allonge et qu’on étire. […] De manière générale, notre travail se fait par corpus d’œuvres sur un thème. On s’était par exemple intéressé aux arnaques sur Internet [les SCAM], en se demandant pourquoi les personnes se font avoir, tout en sachant que ce sont des histoires, pourquoi y croire ? »
Dans l’œuvre des deux artistes, plus qu’un lien, il existe une imbrication, une interdépendance entre construction historique et construction fictionnelle. Une réflexion liée à leur pays, le Liban, dont il interroge l’histoire et les imaginaires depuis une quinzaine d’année. « En 2006, après la guerre au Liban, on ne savait pas quelles images il fallait montrer ». Ils font donc un film, Je veux voir (2008), dans lequel Catherine Deneuve, apparition symbolique dans un paysage dévasté, rencontre et voyage avec l’acteur libanais Rabih Mroue, à la recherche d’autre chose, d’une nouvelle beauté. Une envie de créer « un déplacement des regards et des images ».
Pourquoi réaliser ce lien entre réalité et fiction ? Une manière d’échapper à l’histoire ? Ou à l’inverse, mieux interroger ce qui fait l’histoire elle-même : « Ce qui nous attire, ce sont les constructions des imaginaires, la construction de l’histoire et qui l’écrit. C’est souvent beaucoup lié à la fiction. »
Cependant, rien n’est programmé en avance, « c’est le projet qui appelle un média ou un autre, et les rencontres que l’on fait. […] À un moment, il y a des rencontres, et nous les suivons », alors la forme de l’œuvre peut évoluer selon la progression du projet. Si les artistes donnent toujours l’impulsion de l’œuvre, ils laissent les autres y entrer.
Pour le prix Marcel Duchamp, les artistes exposent une œuvre nouvelle approfondissant leur réflexion sur l’écriture de l’histoire en s’intéressant directement aux stratifications géologiques et aux techniques de carottage.
« Notre travail définit des territoires spécifiques où il s’inscrit, où il se construit. Un territoire ce n’est pas seulement un espace géographique, c’est aussi les personnes, les bâtiments, l’histoire de cet espace et les relations qui s’y créent. »
La carotte de terre livre les stratifications du temps sur un territoire donné, des stratifications que le temps lui-même a mélangé car les sols sont régulièrement retournés, et les matériaux ré-employés d’une période à l’autre… Les artistes ont donc collaboré avec différents spécialistes pour reconstruire les histoires qui y seraient liées. Représentation à la fois concrète et métaphorique de nos fondations sociales et des imaginaires, ce projet semble condenser et conceptualiser le rapport des artistes à l’écriture de l’histoire. Car, en déplaçant les regards et en assumant la part de création de l’histoire, l’œuvre des artistes met en perspective l’impossibilité d’écrire une histoire, mais la nécessité de l’interroger, en dialogue, et peut-être réussir à se la réapproprier.
Les artistes sont représentés à Paris par la galerie In situ Fabienne Leclerc.
Prix Marcel Duchamp 2017 au Centre Pompidou jusqu’au 8 janvier 2018