Exposée à la galerie La Ralentie, la série de peintures « Le grand sommeil » de Jo Vargas sublime la petite rue de la Fontaine-au-Roi d’une lumière blanche, à la fois chaleureuse et mystique.
Tels une variation sur un thème, les tableaux illustrent tous un même sujet : un homme endormi dans un espace indéfini, dont on ne devine qu’une vague herbe dispersée. Sur une toile presque brute, deux couleurs simples s’affrontent, le blanc et le noir. Les traits sont fins, simples, nets, comme si ce thème obsessionnel avait été abordé dans un but précis. Qui est ce jeune homme ? À quoi rêve-t-il, s’il n’est pas mort ? Nos questionnements pourraient se diriger dans cette direction, mais c’est justement l’absence de contexte autour du dormeur qui nous intrigue véritablement.
Ce jeune homme endormi n’endosse pas le rôle de protagoniste absolu du tableau. Autour de lui, une toile sobre, laissant la place aux blancs, aux vides, aux silences, s’étale sous nos yeux. Ce sont précisément ces espaces qu’on ne saurait combler qui viennent donner un sens à son sommeil.
Comme suspendu, le personnage semble porté par une force légère et aérienne. Cette force est le point de départ de notre dialogue avec Jo Vargas. Cette force, nous l’appellerons tout simplement « la légèreté ».
Fred Vargas, sœur jumelle de l’artiste et écrivaine, et Isabelle Floc’h, directrice de la galerie, ont toutes deux déployé le lexique du « léger » pour décrypter le subtil « je ne sais pas » de l’œuvre de Jo Vargas. Elle est agréablement surprise par ces mots, comme si le regard de l’autre venait enrichir son propre travail.
« Le regard de l’autre te rend intelligent à toi-même », dit-elle, en ajoutant qu’une œuvre ne se compose pas avec un objectif en tête mais qu’elle s’impose à l’artiste telle une nécessité intérieure. Amoureuse du flottement, Jo Vargas approuve la quête d’apesanteur comme clé de lecture possible.
La légèreté est pour elle une sorte de règle implicite. « En peinture, tu ne peux pas être lourd, parce que la lourdeur est imbuvable, mais tu ne dois pas non plus alléger au point où il n’y a plus rien. » D’où une passionnante réflexion sur la difficulté du minimalisme. « Peindre est un risque de lourdeur, tu en crèves de honte, tu essaies d’alléger, que ce soit comme un funambule qui tient sur son fil, équilibré. »
Vit-on dans un monde qui a besoin de légèreté ? Vit-on dans un monde de « trop-plein » ?
Une question très vaste à laquelle il n’est pas évident de répondre. Mais un constat s’impose pour Jo Vargas : « Le grand sommeil » est une composition simple. Plus simple que ses précédentes œuvres, qu’elle juge trop encombrées par moments.
« C’est juste une répétition, comme une variation musicale sur un thème. On ne voit qu’un personnage, d’ailleurs en entier, chose assez inhabituelle chez moi, qui se couche et qui rêve. Point. »
Nous ne lui demanderons même pas à quoi il rêve. Le manque de réponses explicites fait peut-être partie de l’esthétique du léger. En revanche, la question du rapport entre la légèreté et la situation chaotique dans laquelle le monde contemporain est plongé surgit spontanément.
Jo Vargas est imprégnée de conscience politique. Un engagement naturel chez elle, qui a peu à voir avec la politique au sens propre, et qui est plus lié à la politique des choses dans sa globalité.
« Tout est politique, la peinture l’est toujours », dit-elle. « Le thème [de la série] m’est venu comme ça, c’est assez engagé. C’est l’inverse de ce qu’il se passe en ce moment, stop les “en marche”, les “on y va”, les “il faut créer son entreprise”… Simplement, on se couche et on rêve, on contemple, on se repose. »
Le dormeur de Jo Vargas serait-il un manifeste contre le système établi ? Serait-il un nouveau punk, d’un genre insolite, prônant légèreté, calme et rêverie ?
« J’imaginais presque le gars marchant dans Paris et se couchant sur le trottoir. “Moi je ne suis pas d’accord, je vais m’allonger”, il aurait dit. “Je refuse de rester debout dans ce monde.” Il se couche donc, comme on se coucherait devant un tank. »
Des images nous viennent, des photographies : celle, célébrissime, de l’homme de la Place Tiananmen prise par Jeff Widener d’abord, puis celles de ces femmes offrant des fleurs aux soldats pendant les manifestations contre la guerre du Vietnam en 1967, prises par Bernie Boston et Marc Riboud.
« Le grand sommeil » nous parle donc d’un refus, d’une révolte pacifique, d’un homme nouveau décidé à remettre en question les règles du jeu.
C’est peut-être cette forte prise de conscience qui mène Isabelle Floc’h à parler de « légèreté soutenable » face au travail de l’artiste. En jouant avec les mots de Milan Kundera, elle donne à la légèreté une nouvelle signification, faite de pugnacité et de contestation.
Jo Vargas serait-elle une icône du rock’n’roll en peinture ?
« Le fait de se coucher et de rêver est probablement le vrai rock’n’roll aujourd’hui. » Jo Vargas sourit. Son idée du rock’n’roll s’éloigne agréablement des clichés. Alors que la notion d’« antisystème » a de beaux jours devant elle, la peintre l’interprète à sa manière.
« C’est très bien d’aller contre le système, il ne faut pas se moquer de cela. Il ne faut pas ironiser sur ce sujet. Ce n’est pas une banalité, nous devons être contre le système car les systèmes se referment très vite, ce ne sont jamais des schémas ouverts. »
Bien qu’elle soit soulagée de vivre dans un système moins solennel qu’avant, au temps du gaullisme et de la société d’avant 1968, elle nous met en garde quant à la notion de liberté : « Les gens dans le système ont récupéré l’idée de liberté, en voulant se sentir ouverts d’esprit. »
Une file d’attente de cinq heures pour voir une exposition de Jean-Michel Basquiat lui semble un drôle de contre-sens. Cette cohorte de bourgeois attendant patiemment d’accéder au musée ignore alors qu’elle est le symbole même de tout ce contre quoi Basquiat se levait.
Dépourvu de tout snobisme, cet exemple prouve bien à quel point le système est efficace dans sa capacité à offrir aux classes illuminées l’impression d’être libres et d’avoir un esprit critique, alors que le subversif s’en retrouve aussi maîtrisé que les jeux amusants d’un parc d’attractions.
« Ainsi, on ne sait plus où se trouve la liberté authentique. Comment fait-on si on nous pique la notion de liberté ? Si on lui fait changer de sens ? »
La bataille du dormeur est alors celle du rêve contre la réalité. Celle du droit d’espérer contre le pragmatisme résigné. Une bataille pour se réapproprier la liberté d’être poétique, pour restituer au mot « création » sa signification romantique, au détriment de la représentation entrepreneuriale imposée par l’économie de marché.
Plus que le rock’n’roll, Jo Vargas aime l’opéra. Un art dont « on ne comprend pas ce qu’il fout là, dans ce monde de brutes ». L’opéra résiste, malgré le fait qu’il défie largement les lois de la rentabilité. Encore une fois, cette idée de révolution sereine, « comme un adolescent qui ne fume pas de shit ».
« Être antisystème demande une grande rigueur. Une force incroyable. Ça demande de réfléchir aux désirs, d’y renoncer, de n’en avoir plus rien à faire, de choisir d’être contre au lieu d’être d’accord avec tout. »
Le rêveur allongé sur un trottoir de Paris est au fond un antisystème aguerri, un héros de la décroissance.
Dans une communauté où les connaissances se transmettent de manière rhizomique, l’individu est seul dans une bulle qui ne se rattache pas à un centre, tout en étant un centre potentiel. La vision de Gilles Deleuze, proposant un champ cognitif atomisé, dénué de toute cohérence verticale, fait de chaque individu un antisystème en puissance.
Le romantisme, âprement taxé de naïf par « le système », est de lors un dangereux moteur d’utopies collectives.
Au cœur de l’œuvre de Jo Vargas, il y aurait peut-être un désir de remettre l’imagination au centre, en tant que vecteur de changement possible. Le romantisme de l’artiste est, une fois de plus, éminemment politique.
Jo Vargas laisse au regardeur la possibilité de s’approprier les rêves de ce jeune homme, allongé dans une pose presque héroïque.
« Je n’ai pas percé son rêve, l’œuvre ne se décide pas, elle s’impose. Ce n’est pas nous qui sommes intelligents mais le rêve. »
L’œuvre prend alors tout son sens lorsqu’elle rencontre l’autre : l’artiste doit se faire petit et faire preuve de générosité. Elle cite Marcel Duchamp, qui disait très justement que « c’est le regardeur qui fait le tableau ».
À la question « à quoi rêve le dormeur ? », nous n’aurons pas de réponses. Car quand on achète un tableau, un livre, un CD, la seule chose que nous nous plaisons à imaginer est que l’œuvre a été faite pour nous. La beauté réside alors dans le fait que malgré les différentes interprétations, la forme assume un caractère universel, laissant une chance au rêve collectif.