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La jeunesse italienne face au Covid-19. « Nous pouvons bâtir un nouvel humanisme »

La jeunesse italienne face au Covid-19. « Nous pouvons bâtir un nouvel humanisme »

Iels sont les plus pessimistes d’Europe quant à leur avenir et doivent composer avec un pays aux fantasmes nationalistes, de plus en plus anti-européiste : les jeunes italien·nes sortent d’une parenthèse dramatique de leur histoire. Nous avons discuté, pendant le confinement, avec des Italien·nes de moins de 30 ans pour comprendre de quoi la crise du coronavirus a été le nom. En dépit du désespoir, du machisme qui gagne en puissance, de la Ligue du Nord et de la haine anti-méridionaux·ales, de cette Europe qui paraît l’avoir oubliée, la jeunesse italienne semble avoir renoué avec un amour sincère de son pays et pense avoir un rôle à jouer dans un monde en quête d’humanisme. À condition que les voisins européens la prennent au sérieux.

« Nous nous sommes désespérément agrippé·es à notre humanitas » résume Olga, 26 ans, expat à Londres, quand on lui demande comment les Italien·nes sont parvenu·es collectivement à endiguer l’épidémie de Covid-19 qui s’est abattue sur leur pays dès janvier 2020. Abasourdi·es, découragé·es, énervé·es contre ce pays « de vieux » qui ne les écoute pas, les jeunes italien·nes s’apprêtent à endosser le difficile héritage d’une nation en proie à ses démons passéistes. 

Selon une enquête d’Ipsos publiée dans Open, le journal online créé par le journaliste Enrico Mentana afin de promouvoir des jeunes plumes, les Italien·nes de moins de 35 ans sont parmi les plus pessimistes en Europe quant à l’avenir après le Covid-19. Alors qu’en Allemagne et en France les jeunes estiment que leur condition ne va pas énormément changer par rapport à avant la crise, en Italie, 60% des sondé·es estiment que leurs plans pour l’avenir sont désormais fortement compromis et qu’il faudra revoir leurs rêves à la baisse. Dans le top des projets de vie que les jeunes italien·nes sont prêt·es à abandonner, nous trouvons pour 40% le mariage et, à quelques points d’écart, le fait d’avoir un enfant. Les femmes sont bien sûr plus inquiètes : 68% d’entre elles (pour 56% des hommes) pensent que l’épidémie aura des conséquences très négatives sur leur avenir.

« Les choses vont changer un peu une fois la quarantaine finie. Ensuite, retour à la normale, aux vieilles habitudes… À moins que l’on change de mentalité » témoigne Sara, qui a quitté sa Sicile natale pour aller étudier à Milan, comme bon nombre de ses compatriotes contraint·es de quitter le Sud vu comme une terre sans grandes chances d’avenir. Selon elle, la situation internationale ne s’améliorera pas spécialement non plus après la crise : en somme, la jeunesse italienne et européenne sera probablement une génération de reconstruction, de résistance.

Phénomène exceptionnel dans un pays considéré comme « développé », l’Italie a vu plus de 250 000 jeunes s’expatrier ces dix dernières années : une donnée essentielle pour comprendre les préoccupations de cette jeunesse qui oscille entre pessimisme noir et vagues d’espoir. Le chômage des 15-34 ans s’y élève à 17,5% (chez les 15-24 ans il est de 28%) et frappe en premier les femmes et les habitant·es du Sud. Les nouvelles générations peinent à imaginer un gouvernement qui les représente vraiment et préfèrent souvent partir à l’étranger en quête d’un avenir plus prometteur.

Car c’est aussi dans un contexte politique inquiétant que cette épidémie a frappé l’Italie : depuis 2018 la Ligue du Nord est le parti le plus voté et son leader Matteo Salvini a été ministre de l’Intérieur jusqu’en septembre 2019. La crise sanitaire de ce début 2020 a alors conséquemment accentué certaines peurs, notamment celle pour la jeunesse italienne de devoir grandir dans un pays qui incarne toutes les névroses de l’Occident capitaliste et décadent. Rachele, napolitaine de 24 ans également installée dans le nord du pays pour ses études, confirme cette crainte d’une manipulation populiste à venir : « La vague du mécontentement et du désespoir continue d’être la meilleure arme de certains personnages qui, même dans un moment comme celui-ci, n’ont pas changé leurs habitudes. » 

Pourtant, au-dessus de ce marasme dantesque, brille l’étoile de l’humanisme, cette valeur pilier qui revient dans toutes les bouches interrogées. L’idée tenace et acharnée que les nouvelles générations issues des États « mauvais élèves » de l’Europe mercantiliste, peuvent faire la différence dans un monde ultra-libéral qui s’appuie sur une lente désagrégation sociale et culturelle. 

« L’Europe a délibérément abandonné l’Italie à son destin »

Illustration murale apparue sur le mur d’un hôpital de Bergame pendant la pandémie et devenue virale en Italie © LAPRESSE

L’épidémie de Covid-19 sonne comme l’énième signal d’un malaise fort au sein de l’Europe. Elle se solde ainsi par un échec dans la gestion d’une crise que l’Union aurait pu mieux orchestrer si les gouvernements n’avaient pas cédé (comme d’habitude) aux tentations souverainistes.

Ranieri Guerra, délégué italien de l’Organisation mondiale de la santé, n’hésite pas, dès le 25 mars, à s’exprimer en ces termes sur Radio Capital : « L’Italie a été laissée complètement seule. » Alors que l’OMS déclare une situation de pandémie, M. Guerra pointe du doigt les dangers de l’inaction de l’UE : « Nous courons le risque d’une désintégration de l’Europe. »

Une inaction qui coûtera cher, comme nos interviewé·es le soulignent : cette fois, le peuple italien, déjà en majorité séduit par les idées populistes de la Ligue du Nord (qui récolte 26,9% des intentions de vote en mai 2020, confirmant sa place de parti favori dans la péninsule), ne trouvera pas de contre-arguments pour redorer le blason de l’UE. Au début de l’épidémie, alors que l’Italie agonisait presque toute seule, l’anti-européisme faisait son chemin.

Margherita, étudiante en biologie de 22 ans, confinée avec ses parents à Turin, estime que « les pays européens auraient dû montrer un soutien majeur à l’égard de l’Italie. Au début, nous avons été moqués par la presse étrangère car nous étions les premiers à avoir des cas [de malades du Covid-19], comme si c’était le résultat d’une négligence “à l’italienne”. Encore une forme de racisme nord-européen. Ensuite, quand nous avons pris des mesures sérieuses, on s’est encore moqué de nous parce que nous étions “hypocondriaques” et “exagéré·es”. Et quand on a enfin compris la portée de la crise, aucune aide n’est arrivée de nos alliés européens, qui à ce moment-là ont décidé de la jouer solo. L’Europe a délibérément abandonné l’Italie à son destin. Tout cela finira par avoir des rudes conséquences sur les rapports entre peuples européens ».

L’Italie a été laissée complètement seule. Nous courons le risque d’une désintégration de l’Europe.

Ranieri Guerra, représentant italien de l’OMS

Olga, qui s’apprête à entamer les longues procédures pour rentrer en Italie, effrayée par la situation en Angleterre qui continue de s’aggraver, nous raconte avec émotion comment elle a vécu le début de l’épidémie : « Je vis à Londres depuis un an. J’ai commencé à entendre parler du Covid en février avec le cas Unilever [un homme de 38 ans qui y est cadre a été identifié comme étant le patient 1 en Italie, le patient 0 n’ayant pas été trouvé, ndlr]. Puis il y a eu la mise en quarantaine de Codogno [ville qui a été le premier foyer de l’épidémie en Italie, ndlr]. La panique a été saisissante pour nous, les expats italien·nes, lorsqu’on a eu les premières nouvelles de Milan. » Elle insiste sur ces interminables moments d’angoisse alors que la situation dégénérait.

« On a compris qu’à la maison tout était en train de se précipiter sans que personne en Europe ne semble percuter. Les supermarchés vides, les premiers morts, et puis le #MilanoNonSiFerma (#MilanNeSarretePas). Mais Milan s’est arrêtée. La Lombardie s’est arrêtée. Puis tout le Nord. L’Italie entière s’est arrêtée et l’Europe a fait un très très gros déni. » La jeune femme regrette la lenteur, l’inefficacité et l’égoïsme des pays de l’Union, incapables de se mobiliser pour adopter une politique commune. Ce sentiment d’abandon institutionnel, mais aussi humain, de la part des autres Européen·nes se retrouve dans presque tous nos témoignages.

« Dans les jours qui ont suivi la mise en quarantaine de Milan, mes collègues italien·nes et moi avons essayé d’alerter nos managers et d’insister sur l’importance de se mettre en télétravail » continue Olga, qui travaille dans une entreprise de consulting dans la City. « La réaction ? Des blagues sur la contagiosité des Italien·nes, la soi-disant supériorité du système de santé anglais, et les collègues français·es qui planifient en toute tranquillité de rentrer à Paris pour le week-end. L’Italie est, à ce stade de la pandémie, vue un peu comme la Chine : un pays très lointain et sous-développé. D’un côté des Alpes on crève, de l’autre on skie. Voici la perception que l’on a pu avoir de la solidarité européenne. »

L’Europe a délibérément abandonné l’Italie à son destin. Tout cela finira par avoir des rudes conséquences sur les rapports entre peuples européens.

Margherita, étudiante en biologie 

Le président de la République Sergio Mattarella, européiste convaincu, s’était lui-même indigné de la politique cynique et inutilement austère de la BCE et avait dénoncé avec ferveur le comportement des autres membres de l’Union : « L’Italie est en train de traverser une crise sans précédent et son expérience pourrait aider tous les autres pays à combattre le virus. Nous attendons, urgemment et dans l’intérêt de tout le monde, des initiatives de solidarité et non pas des stratégies qui nous mettent encore plus en difficulté. »

La jeunesse italienne craint désormais de se retrouver dans un pays largement anti-européiste, traversé par des idées extrémistes et séparatistes, bouleversé par la peur et la pauvreté. Un pays qui semble inéluctablement glisser dans un gouffre dans lequel ses voisins pourraient bien le rejoindre, l’Italie étant à l’avant-garde des mauvaises nouvelles pour nos démocraties ces dernières décennies, si on pense à l’instauration de la médiacratie berlusconienne de laquelle même Donald Trump s’est inspiré ou à la montée inexorable de l’extrême droite au pouvoir.

L’anti-européisme : le vrai virus à venir ? 

L’Europe a de quoi redouter un « Italexit ». Le pays, ravagé par l’idiotie salvinienne depuis au moins 2018, doit désormais composer avec un parlement constitué à 70% d’élu·es appartenant à des partis eurosceptiques. Selon un article paru dans Il Sole 24 Ore le 17 avril, 42% des Italien·nes ne croient plus en l’UE suite à l’épidémie.

« L’Italie devra faire très attention à la dangereuse rhétorique de la contre-attaque de la part des partis populistes : l’ennemi n’est plus l’immigré et ce ne sera pas le virus non plus. L’ennemi sera l’Europe. Cette Europe qui n’a pas fait front commun, qui n’a pas pris au sérieux la situation italienne, ces cousins qui se sont moqués sur les réseaux, ça a alimenté la haine. Au contraire, Cuba, la Chine, l’Albanie, la Russie ont immédiatement réagi pour aider notre pays. L’Europe devra faire avec un peuple italien de plus en plus anti-européen » explique Olga, inquiète.

Et elle met en garde : « L’Europe a rarement été aussi fragile. Après le Brexit et la montée de l’extrême droite un peu partout, une dictature vient de s’installer en Hongrie. Il ne faut pas l’oublier. Il faut réparer l’Europe, vite, maintenant ! »

L’Europe pourtant a mis en place d’importantes mesures qui ont représenté la majorité des aides internationales reçues, comme le budget de 750 milliards mis à disposition pour pallier la crise économique et la mise en pause du pacte de stabilité. L’Union a protégé ses membres, mais cette version de l’histoire paraît occultée par le discours populiste et par les failles d’un système médiatique lacunaire, parfois sensationnaliste, comme le soulevait le Huffington Post le 31 mars en titrant « Pourquoi l’anti-européisme est presque plus dangereux que le virus ».

L’Italie devra faire très attention à la dangereuse rhétorique de la contre-attaque de la part des partis populistes : l’ennemi n’est plus l’immigré et ce ne sera pas le virus non plus. L’ennemi sera l’Europe.

Olga, expat à Londres

Selon Gloria, originaire de Catane, qui a passé le confinement coincée en Espagne où elle s’était rendue le week-end précédant l’annonce du lockdown, rien ne sert de blâmer celles et ceux qui s’en prennent à l’Europe. L’idée serait plutôt de les écouter car, objectivement, l’Union a de quoi se remettre en question. « Évidemment je suis pro-Europe, mes études de droit n’ont fait que fortifier cette conviction profonde. Mais si l’Italie devait désormais décider de sortir de l’UE, je le comprendrais, bien malgré moi » avoue-t-elle, mélancolique.

Depuis quelques années elle est jeune manager dans une entreprise de recrutement à Milan où elle craint de retourner à cause des chamboulements provoqués par cette crise. « C’est difficile d’expliquer aux gens pourquoi l’Union n’a pas tout de suite fait front commun, pourquoi les Italien·nes ont dû supplier pour obtenir de l’aide alors que les gens mouraient par milliers… L’Europe n’a pas protégé notre économie, ni nos citoyen·nes. Comment freiner cette rage ? Je ne sais pas, franchement. »

Alors que Matteo Salvini s’adonne à ses fantaisies nationalistes les plus folles, répandant par exemple l’idée que l’Italie devrait désormais imprimer sa propre monnaie, le malaise et l’incompréhension atteignent un sommet quand l’émission satirique Groland publie sa vidéo « Pizza Corona » début mars, tandis que le reste de l’Europe est encore dans le déni, se moquant de la situation due au coronavirus en Italie. Bien que Yann Barthès et son équipe de bobos folichons n’y voient rien d’autre qu’un accident diplomatique drôle et s’amusent de ces gentils ritals qui font la gueule quand on touche à leur symbole national, la vérité est bien sûr tout autre. 

Il faut rappeler que les relations diplomatiques entre la France et l’Italie se sont détériorées depuis l’élection de Matteo Salvini et Luigi Di Maio [actuel ministre des Affaires étrangères, appartenant au Mouvement 5 Étoiles, ndlr] au point que l’année dernière Emmanuel Macron avait rappelé à Paris l’ambassadeur français en Italie.

À cela s’ajoute le fait que la vidéo de Groland se diffuse dans une Italie qui regarde pantoise au JT presque tous le soirs des images terrifiantes de chars militaires transportant des cadavres, où des villages entiers ont été ravagés par la maladie, où les aides tardent à arriver. La satire gaucho-raciste à la française n’est pas passée, et a plutôt contribué à nourrir un sentiment anti-français et anti-européen. 

Alessandra, 24 ans, étudiante à Bologne, dont le père a été hospitalisé à cause du coronavirus, s’exprime avec clarté : « J’aime l’humour français, cynique et poignant. Mais il faudrait changer de disque sur les thématiques : le racisme franchouillard envers les Italiens (ou à peu près tous les autres peuples voisins), on en a eu notre dose. » 

Olga commente elle aussi sans détours : « C’était abominable. Voilà tout. Pétri de racisme et de suffisance, de chauvinisme et de mépris culturel. Dangereux pour la stabilité diplomatique dans un moment clé. Mais il ne faut pas faire d’amalgames : les Français·es ne pensent pas tous·tes comme ça, j’en suis sûre. »

« J’ai vu la vidéo, j’ai juste pensé : quelle faute de goût, des poivrons jaunes sur une pizza ! » blague Margherita, avant d’en conclure : « Plus sérieusement, ils ont eu de la chance, les Français·es, de pouvoir organiser des festivals de Schtroumpfs, pendant qu’à Bergame on ne savait plus où mettre nos morts. J’espère qu’à l’avenir ils se serviront du web pour faire rire, mais aussi pour aider, pour faire circuler des infos utiles, pour apprendre parfois des autres et pas tout le temps à leurs dépens. »

Le défilé de chars continue le 21 mars à Bergame. Les corps, trop nombreux, sont désormais déplacés vers d’autres provinces dans l’attente qu’ils soient incinérés et rapatriés dans le cimetière communal.

Jeune designer industriel basé à Turin, Andrea croit en une Europe capable de saisir la chance d’un grand changement politique. « L’histoire de notre continent est millénaire et nous devrions l’utiliser pour resserrer les liens qui nous unissent. Notre génération le comprend mieux que celle de nos parents, qui ont eu le luxe de pouvoir détourner le regard d’un système destructeur. Nous, les jeunes européen·nes, devons affronter les conséquences de ce qui s’est passé avant nous avec courage : l’écologie, l’instruction, l’immigration, l’économie sont autant de sujets que nous devons impérativement aborder à un niveau mondial. »

Selon lui, au lieu de se soucier de ce qu’on pense d’elleux outre-Alpes, les Italien·nes devraient d’abord résoudre des problématiques domestiques importantes. Il fait le triste constat d’une Italie qui retrouve son unité nationale uniquement dans des moments de crise ou de joie ou encore à l’occasion de compétitions sportives. Il aspire à une nation qui serait enfin capable de dépasser les guerres de clocher, son « féodalisme » millénaire et, encore et toujours, la fâcheuse tension entre Nord et Sud, alimentée pendant le confinement par le retour en bloc de la haine anti-méridionale. À ce propos, on rappellera la gravissime dérive de Vittorio Feltri, rédacteur en chef du journal de droite Libero, qui, le 22 avril, affirmait haut et fort dans une interview que les méridionaux « sont inférieurs »

Après le dérapage de Vittorio Feltri, les marchands de journaux italiens du Sud ont cessé collectivement de vendre Libero : « À partir d’aujourd’hui 23 avril 2020, ce kiosque ne vend plus le quotidien Libero. Puisque nous sommes des méridionaux inférieurs, nous ne sommes pas en mesure de comprendre les idées raffinées et supérieures de cette revue indépendante ! Toutes nos excuses Monsieur le Directeur Feltri. »

Nous, les jeunes européen·nes, devons affronter les conséquences de ce qui s’est passé avant nous avec courage : l’écologie, l’instruction, l’immigration, l’économie sont autant de sujets que nous devons impérativement aborder à un niveau mondial.

Andrea, designer industriel à Turin

Certes, le confinement a touché à sa fin, le pays semble lentement se remettre debout et en juin les frontières italiennes rouvriront. Pourtant, le pessimisme reste dominant. D’après les conversations eues lors de cette enquête, la capacité de changement de la classe politique nationale semble bien pauvre.

« Le brigandage politique ne s’arrêtera pas »

Matteo Salvini © L’Espresso – La Repubblica

Une situation paradoxale semble néanmoins se dégager des derniers sondages, publiés par Il Messaggero le 27 avril, quant au succès des partis souverainistes en Europe. Pendant la crise, la Ligue a perdu ainsi 4 points d’adhésion, l’AfD allemand 4,1 et le Rassemblement national 3 points. Comment interpréter ces chiffres qui pousseraient, dans un premier temps, à croire que le virus aurait affaibli les extrémismes ? Comment conjuguer la poussée anti-européiste et la chute de ces forces politiques, qui promeuvent pourtant justement ces idées au cœur de leur discours ? 

Selon le site d’actualité italien EuropaToday, la crise du coronavirus aurait eu pour effet de nous rassembler sous le drapeau national ; dans un premier temps, les partis au gouvernement ont, un peu partout, vu leur consensus s’accroître. Tous les partis d’opposition ont connu une légère baisse pendant le confinement, droite et gauche confondues : il ne faudrait donc pas tirer des conclusions trop optimistes de l’apparente chute de l’extrême droite dans les sondages. Ces données risquent bien d’être illusoires. La gauche de Matteo Renzi sort tout aussi affaiblie de cette crise sanitaire, tandis que la droite de Silvio Berlusconi et de Giorgia Meloni enregistre une bonne croissance, d’après l’Agence nationale de la presse italienne. Parallèlement, l’engouement pour Luca Zaia, président Ligue du Nord de la région de la Vénétie, incarnant une extrême droite « modérée », a fortement augmenté.  

Alors quelle sera la réelle conséquence de la crise du coronavirus sur la politique italienne ? Qu’est-ce que ce chamboule-tout chaotique évoque pour la jeunesse italienne ? 

« Le brigandage politique ne s’arrêtera pas. La stratégie populiste de la discorde ne fait que commencer. Pendant le confinement, les extrémistes ont diffusé des fake news et des informations imprécises, des idées random juste pour créer la zizanie », rétorque Benedetta, 24 ans. L’étudiante en management à Milan ne voit pas l’avenir en rose et nous avoue éprouver beaucoup de rage et de lassitude. « J’ai la sensation qu’une partie de Risk se prépare, où chacun·e va utiliser cette crise comme un outil pour servir sa stratégie et à nouveau séparer les Italien·nes, du Nord au Sud, d’une ville à l’autre, du reste de l’Europe. »

J’espère que nous, les plus jeunes, serons plus fort·es que ça, que nous ne tomberons pas dans le panneau, que nous arriverons à susciter une Renaissance et à bâtir un pays qui nous représente vraiment. Que nous parviendrons à nous faire entendre.

Benedetta, étudiante en management à Milan

Martina, 22 ans, étudiante en psychologie, estime elle aussi que beaucoup de politicien·nes sont en train de travailler en coulisses pour tirer avantage de cette panique généralisée. « La droite anti-européenne profite des relations un peu tendues entre l’Italie et l’UE pour affirmer ses idéologies. J’ai peur qu’une fois la crise terminée, beaucoup qui étaient pro-européen·nes à la base changent d’avis, qu’on assiste à une énième montée de la droite sous son visage le plus radical. »

À Bologne, Alessandra, qui a connu l’inquiétude d’avoir un parent hospitalisé à cause du virus, insiste malgré tout avec ténacité et détermination sur l’importance de croire en cette jeunesse italienne. « Il faut investir sur nous [la jeune génération], nous voulons changer tout ça, ils nous disent qu’on doit changer le monde, alors qu’ils nous laissent la place ! On ne doit pas fermer les yeux sur ce que l’on a appris pendant le confinement à cause de la peur du changement. » Et elle met le curseur sur l’éternelle question méridionale : « Nous devons travailler à l’assainissement des relations Nord-Sud et au respect des cultures de chacun·e. Nous sommes tous·tes italien·nes, nous devons rester uni·es, notre culture a son rôle à jouer dans un monde de moins en moins humaniste. »

Benedetta partage cette note d’espoir, tout en demeurant énervée par la situation italienne. « J’espère que nous, les plus jeunes, serons plus fort·es que ça, que nous ne tomberons pas dans le panneau, que nous arriverons à susciter une Renaissance et à bâtir un pays qui nous représente vraiment. Que nous parviendrons à nous faire entendre. » Jointe au téléphone en pleines révisions de ses partiels qui auront lieu sur Skype, elle s’excuse de la rage qu’elle peine à dissimuler, la voix remplie d’indignation. Elle avoue être au bout du rouleau par les jours et les nuits passés devant l’écran, subissant les injonctions de l’université qui en demande toujours plus, dans ce contexte qui donne le champ libre à toutes les dérives du télétravail.

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De Turin, Silvia estime que la créativité, la débrouillardise et le désir de solidarité des Italien·nes pourraient faire la différence dans le monde à venir. La jeune trentenaire aussi met l’accent sur l’élan humaniste retrouvé pendant la crise du Covid-19 : « L’Italie et l’Europe sont très similaires dans leur fonctionnement. Elles sont des ensembles de peuples réunis sous un même étendard tardivement, différents entre eux, avec un Nord et un Sud. En Europe les intérêts nationaux continuent de prévaloir sur l’ensemble, tout comme en Italie entre régions. La seule voie est celle de l’humanisme, de nous percevoir comme des humains, de réaliser que l’intérêt de l’individu est en réalité l’intérêt de tout le monde. »

Nous sommes tous·tes italien·nes, nous devons rester uni·es, notre culture a son rôle à jouer dans un monde de moins en moins humaniste.

Alessandra, 24 ans

Et si finalement pendant la pandémie les jeunes italien·nes avaient découvert une sortie de secours, une arme concrète contre le système capitaliste et populiste ? Et si l’humanisme et l’amour du beau n’étaient pas seulement des vagues chimères du passé tant glorifié de l’Italie ? Comment faire de  la valeur suprême de l’humanitas un concept moderne et disruptif ? 

« Le capitalisme s’est intéressé aux choses et non pas aux humains […]. Nous nous sommes retrouvé·es dans “une forêt obscure” et nous devons maintenant trouver la voie pour “retourner à contempler les étoiles » répond Silvia avec poésie, citant Dante, qui démarre La Divine Comédie par son égarement dans une forêt obscure, alors qu’il a perdu le droit chemin. De là commence son voyage en enfer accompagné par Virgile, métaphore de la Sagesse. Au bout de l’enfer, sorti du cercle de Lucifer, le poète aperçoit à nouveau les étoiles, un moment emblématique de la littérature italienne. Dante, dans son œuvre, dresse un portrait au vitriol de la politique des différents États italiens sans crainte de s’attaquer à l’Église et aux pouvoirs en place, ce qui provoque son exil de Florence. En ce sens, La Divine Comédie, parue entre 1307 et 1321, résonne encore aujourd’hui avec force.

L’espoir que le système politique italien change après ces événements n’est pourtant pas totalement mort. Selon Benedetta et une partie de ses concitoyennes, le mouvement #DateciVoce (#DonnezNousLaVoix) a donné le la du post-confinement. En réaction à la quasi absence de femmes dans les comités de reconstruction instaurés par le gouvernement après la crise sanitaire, les femmes italiennes ont réagi avec vigueur sur les réseaux en faisant circuler des photos avec le hashtag fièrement arboré sur leurs masques. « C’est usant de devoir encore se battre pour exister dans l’un des pays les plus puissants du monde qui se prétend avancé et moderne. Si on reconstruit le même merdier patriarcal qu’avant, je ne vois pas ce qu’on aura appris de la crise du Covid » s’exclame Benedetta, décidée à ne pas faire de compromis sur l’avenir des femmes dans son pays.

© Il Messaggero

Vers un patriotisme éclairé ? 

Les Italien·nes aiment leur pays et notre enquête, à sa petite échelle, le confirme. Difficile pourtant de revendiquer un tel attachement à l’heure où les fantasmes patriotiques les plus totalitaristes refont surface en Occident. Cet amour n’est pourtant pas une tendance nationaliste, une marque de supériorité ou d’arrogance, mais plutôt une filiation de la pensée de la philosophe Simone Weil quand elle écrit que la « patrie » est le sentiment qui a poussé les peuples européens à résister au nazisme.

Un raisonnement paradoxal au premier abord, puisque les nazis aussi défendent une certaine idée de la patrie. Oui, mais il s’agit là de deux « patries » différentes, comme le rappelle le journaliste du Huffington Post Italie, Nicola Mirenzi : « Aimer la patrie ne signifie pas exalter la grandeur nationale, les parades, les preuves de force, les poings tapés sur la table, la voix grosse et virile haussée contre les autres pays du monde. Aimer la patrie c’est un sentiment de tendresse envers une chose précieuse, belle, fragile et périssable » affirme-t-il dans Linkiesta.

Giulio Ferroni, critique littéraire et professeur à l’université La Sapienza de Rome, insiste également sur cette différence entre nationalisme et amour de son pays : « Les souverainistes n’aiment pas l’Italie mais les humeurs agressives de certains leaders italiens. »

C’est donc naturellement que la jeunesse italienne se pose la question de savoir comment sa culture, avec ce qu’elle véhicule d’humanisme, d’amour de l’art et du contact social, pourrait faire la différence dans un monde capitaliste qui prône tout le contraire. Comment soustraire aux extrémistes le discours d’amour pour son pays et le transformer en un échange fructueux avec les autres peuples.

« La pandémie touche à quelque chose d’universel, la peur de mourir, de mourir seul·e, d’être isolé·e… Cela nous a rappelé que nous sommes tous·tes égaux·les. Je pense qu’en Italie, elle a réveillé des aspects de notre culture que l’on avait oubliés. Elle a montré peut-être quel pourrait être le rôle de notre pays dans un monde globalisé où diplomatiquement parlant, il ne compte plus grand-chose » nous confie Margherita, qui a répondu à nos questions longuement, comme si ces réflexions couvaient depuis longtemps.

Olga, à Londres, n’hésite pas à se laisser aller à un peu de philosophie : « Qu’est-ce que nous, les jeunes italien·nes, pouvons disséminer dans le monde ? Nous nous sommes agrippé·es désespérément à notre humanitas et à son expression première : l’art. Le chant, la musique, la danse, Dante, Manzoni et Boccaccio [cités ici parce que les trois ont développé le thème de l’épidémie et du confinement dans leurs œuvres majeures, ndlr] qui déferlent sur les réseaux comme si ça avait été leur endroit naturel depuis toujours. La culture italienne est une culture populaire, c’est ce qui nous a uni·es. »

Pour Martina, notre étudiante en psychologie qui s’apprête à quitter la Sicile pour poursuivre sa scolarité dans le Nord, l’Italie incarne carrément un modèle de bonheur personnel et de vivre-ensemble unique au monde, pour lequel elle est aujourd’hui prête à se battre plus qu’avant : « Je suis l’une de celles qui n’a jamais eu confiance en son pays, qui, malgré un amour inconditionnel, a toujours répété que partir à l’étranger était la meilleure option de vie. Aujourd’hui je peux affirmer avoir changé d’avis. J’aime l’Italie, l’esprit unique de chaleur et d’humanité qui la caractérise. J’ai la preuve à présent que ces valeurs ne sont pas juste des clichés de carte postale : elles nous ont sauvé·es de la catastrophe. Elles nous ont permis de nous débrouiller vite et de trouver des solutions, de sourire ensemble, de s’accrocher à notre littérature, de redécouvrir la solidarité et l’amour de ses voisin·es. » 

Selon elle, en effet, le système de soin, la sollicitude collective, la capacité à faire groupe autour des plus faibles, mais aussi l’importance centrale de la famille, ont permis d’agir vite en évitant au maximum d’abandonner les plus fragiles. La population se serait en fait resserrée, comme une grande famille justement, en défiant par des concerts improvisés sur les balcons et une solidarité accrue entre voisins, les règles de distanciation sociale. Silvia nous raconte ainsi comment sa voisine lui concoctait des gâteaux délicieux pendant le confinement tout en les lui offrant avec masque et gants… Une contradiction aussi amusante que touchante.

Défendre l’humanité et la joie de vivre ensemble est une forme de progressisme, on n’est pas des arriéré·es.

Margherita, étudiante en biologie

Charlatans, mauvais élèves de l’Europe, corrompus voire mafieux et voyous : les jeunes italien·nes balaient d’un revers de manche les mauvais souvenirs et les étiquettes, et convergent dans l’idée que leur pays pourrait aussi être un exemple à suivre. Un rôle qu’il ne joue plus depuis bien longtemps et qu’il peut aujourd’hui partager avec les si souvent sifflé·es cousin·es grec·ques qui ont « étonnamment » bien résisté au Covid-19.

Filippos Filippidis, chercheur à l’Imperial College, soulignait dans le Corriere della Sera le 8 avril la proximité culturelle et la bienveillance naturelle qui relient l’Italie et la Grèce, et qui ont permis à cette dernière de prendre l’épidémie tout de suite très au sérieux : « La Grèce a pu assister au drame d’un pays dont elle se sent proche, comme l’Italie. Pour les Grec·ques, le cas italien était impossible à négliger ; ainsi, le gouvernement a réagi rapidement et plus efficacement que d’autres pays européens. » Pour une fois, la Grèce aurait donné une grande leçon à l’arrogante Europe, suggère ainsi le Corriere avec une note de sarcasme.

Selon Margherita, « la valeur latine de l’humanitas est liée à l’idée du soin. De faire attention à soi et aux autres. Il est alors logique que les pays qui ne l’ont pas perdue, qui en ont fait une forme de résistance face aux impératifs économiques des grandes puissances, se soient bien débrouillés pendant la pandémie. Le modèle méditerranéen a des choses à dire à l’Europe. J’espère que nos amis européens cesseront avec le “pizza, mamma, mafia, Berlusconi”. Défendre l’humanité et la joie de vivre ensemble est une forme de progressisme, on n’est pas des arriéré·es. »

Le care mériterait ainsi toute sa place dans les relations géopolitiques si l’on aspire à un monde meilleur. Une idée partagée par Olga : « L’Italie sera plus pauvre, hypocondriaque, fatiguée, influençable [après la crise]. Mais la solidarité, l’attention, le sens de la famille, du contact social, autant de notions remises à jour, ont peut-être planté les graines d’un nouvel humanisme. Les plus belles valeurs de notre culture font que nous pouvons peut-être bâtir un nouvel humanisme international. »

La valeur latine de l’humanitas est liée à l’idée du soin. De faire attention à soi et aux autres. Le modèle méditerranéen a des choses à dire à l’Europe. 

Margherita, 22 ans 

Étudiant en gastronomie auprès de l’école Slow Food de Pollenzo, bien que prudent quant au fait de définir l’Italie comme un véritable « modèle » compte tenu des progrès sociaux et politiques qui restent à accomplir, Tommaso se définit comme un « optimiste impénitent ». Du haut de ses 22 ans, il invite ses confrères et consœurs à épouser le changement de valeurs à laquelle cette expérience collective oblige, sûr que la jeunesse italienne saura relever ce défi.

« Dans l’essai d’Alessandro Baricco Les Barbares, il est question de comment une société fait face au changement. L’auteur explique que si une société ne change pas, si elle ne se transforme pas, si elle n’évolue jamais, elle est contrainte à disparaître. Il qualifie alors de “barbares” tous·tes celles et ceux qui sont porteur·ses de changement dans le style de vie, des rapports humains, des lois et surtout des valeurs clés de notre société. La mutation n’est autre qu’un changement de valeurs. Nous sommes tous·tes des barbares en ce moment, à notre façon, et nous apporterons à notre échelle un petit changement quand tout ceci sera fini. La renaissance, parce qu’il y aura une renaissance, nous mènera vers des choix plus responsables et un futur meilleur que celui qu’on imagine. »

Mais avant la renaissance, il sera nécessaire de mettre en place une résistance : un combat pour le changement d’un système qui coupe les ailes des nouvelles générations. Entre rage, détermination, espoir, et parfois aussi un sentiment de peur bien réel, la jeunesse italienne se prépare à une longue lutte, celle de la construction d’un pays tourné vraiment vers l’avenir.

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