Artisan sonore à la composition chirurgicale, Jeune Faune perçoit la voix comme un instrument qu’il travaille au scalpel. Il alterne dans sa musique, phases d’explosion auditive et d’accalmie pour questionner le processus de création traditionnel. Des ballades (hyper-)pop, aux univers emocore ou midwest folk, son travail est riche de toutes ses inspirations.
À l’adolescence, le personnage mythique du faune résonne particulièrement pour lui. Mi-homme mi-bête, il y retrouve un côté sauvage, mêlé à la poésie dont sa musique est imprégnée. La francisation du préfixe Young – que l’on retrouve en premier lieu dans le rap américain – l’inspire également, ce qui donnera naissance au nom de Jeune Faune. Par un après-midi ensoleillé, peu de temps avant la sortie (le 9 avril dernier) de son dernier EP Indalo, nous avons pu retrouver l’artiste pour revenir sur son parcours, ses réalisations et ses aspirations.
ManifestoXXI – Comment est-ce que tu te présenterais pour commencer ?
Jeune Faune : Je suis compositeur, chanteur et producteur de musique. Je fais de la musique sous le nom de Jeune Faune depuis 2015, mais ça ne fait que quelques années que je porte vraiment ce projet de manière plus impliquée et incarnée. J’ai commencé la musique quand j’étais petit au conservatoire, j’ai fait du violon et de la batterie. Puis j’ai appris tout seul le piano, la guitare, et j’ai aussi chanté dans des chorales. J’ai commencé à écrire des chansons et à produire de la musique électronique vers mes 15-16 ans. Ça fait finalement un peu plus de dix ans maintenant que je suis là-dedans.
Est-ce que tu as une formation spécifique dans la musique ? Qu’est-ce qui te marque et que tu exploites le plus dans ce que tu fais ?
Aujourd’hui, je suis en doctorat de musicologie et à côté je donne des cours. J’ai fait l’EHESS en musique, il y a un master spécialisé (EHESS / ENS / Conservatoire de Paris). Ça m’a pas mal marqué niveau ouverture sur d’autres musiques que je ne connaissais pas ou ne maîtrisais pas. D’abord en musique classique, il y avait beaucoup de choses auxquelles je n’étais pas initié et malheureusement aujourd’hui, il faut quand même l’être un peu pour pouvoir s’y retrouver. La manière de rendre expressive sa musique, presque comme si quelqu’un te parlait : c’est une qualité que j’apprécie beaucoup chez un compositeur. La musique romantique ou la musique contemporaine, avec notamment le minimalisme, m’intéressaient beaucoup. Dans mes études, je baigne beaucoup dans le spectre des musiques électroniques, ce qui me nourrit aussi.
La musique, c’est à la fois récréatif et à visée professionnelle. Le processus créatif est intégralement lié à moi, à mon intimité et à mon rapport à mes états intérieurs.
Jeune Faune
Ça évolue en fonction de ce qu’il se passe dans ma vie et même si j’essaie d’avoir une discipline, souvent elle se construit au fur et à mesure de mes états.
Tu chantes en français, en anglais, parfois les deux dans un même son. Ça traduit quoi ?
Quand j’ai commencé à écrire des chansons à l’adolescence, je les écrivais en anglais. C’était plus simple et, je m’en rends compte aussi avec du recul, c’était un peu par pudeur. C’était aussi une manière de me rattacher à ces choses que je connaissais, parce que j’ai écouté plein de sons en anglais. Aujourd’hui, je n’ai presque plus envie d’écrire en anglais. Je le fais quand même parfois, parce que c’est une langue que je maîtrise, que j’aime bien et que ça ne sonne pas pour autant faux. Mais c’est important pour moi d’utiliser ma langue natale et de toucher un public français. C’est important pour moi de travailler et d’explorer la langue française à travers mes chansons.
Ça n’est pas vraiment le même exercice.
Non, c’est tellement différent. Le fait aussi d’avoir plus d’expérience dans la composition, dans l’écriture, et de m’assumer en tant qu’artiste, d’être prêt à porter mon histoire, mon intimité, et d’en faire quelque chose. Je suis prêt aujourd’hui à assumer ces trucs-là. À le faire avec moins de filtres, comme celui que peut être l’anglais.
On voit dans tout ce que tu as déjà pu sortir que c’est hyper varié en termes d’influences. Ça rejoint peut-être aussi tout le travail de se chercher ?
C’est de se chercher et puis simplement de chercher. De creuser des trucs, d’explorer des univers qu’on ne connaît pas, de se passionner pour des choses personnelles, ou pas, d’ailleurs. Dans ma musique, j’essaie souvent d’aller chercher des choses ailleurs et de me chercher moi-même. C’est très évolutif.
On ne pourrait pas vraiment trouver d’artistes avec un registre similaire au tien mais plutôt plein de références dans chacun de tes morceaux. Une sorte de pop-music disséquée pour en saisir uniquement l’essence…
Ah, pas mal ça. Ça pourrait être un peu de shoegaze aussi, de la dubstep même, de l’indie-rock ou du slowcore. Il y aussi tout ce registre midwest emo, entre la country et le punk hardcore, qui m’a beaucoup accompagné ces derniers temps et pendant le projet Indalo. Je pourrais citer aussi le post-punk, la synthwave, ou en musique électronique l’IDM voire même l’EDM, la musique de club, l’hyper-pop, etc. Et la musique folk aussi, avec les chansons de singer-songwriter folk qui racontent leur vie.
Qu’est-ce qui se trame derrière le travail effectué autour de ta voix dans tes morceaux ?
J’aime bien imaginer la voix comme un instrument, déjà. Même quand je chante sans aucun traitement, j’aime imaginer que c’est quelque chose que l’on doit s’approprier. Les outils informatiques me permettent de la transformer en post-prod, je n’irais pas jusqu’à dire de la rendre surhumaine mais un peu hybride, ou hyper-humaine.
Je traite ma voix comme je traiterais une nappe de synthé. C’est une piste, un matériau sonore que j’essaie de rendre le plus expressif possible.
Jeune Faune
Ensuite, ça dépend des chansons mais en règle générale, j’aime bien que la voix soit intégralement liée au son. Je n’hésiterais pas à la couper, à la replacer à d’autres endroits si j’estime que ça a plus de force ailleurs, quitte à couper une phrase en deux, à la répéter plusieurs fois ou à la déformer. J’aime la sensation que ça procure, comme si j’extrayais la voix du corps humain, que je la mettais dans un ordinateur pour la rendre plus expressive, la travailler comme un objet à part entière.
Il y a aussi tout ce que tu fais avec La Ligne Bleue, dans un registre un peu trap, voire même du bon RnB cheesy, à la Justin Bieber sur les voix. Comment ça s’est passé pour ce projet-là ?
Pour La Ligne Bleue, on est plusieurs d’Orléans et on s’est rencontrés à Paris en 2015. À la base, on a formé un collectif assez transdisciplinaire, il y avait de l’image, du son, de la mode, de la vidéo et de la musique. Avec Manast LL’, avec qui je fais de la musique depuis le lycée, on a voulu faire un label de musique : c’est devenu La Ligne Bleue Records, qui est une entité séparée du collectif de base mais qui y est liée implicitement. Pour nous, c’était complètement naturel de lancer ce label ensemble et de continuer à faire de la musique comme on pouvait le faire avant, mais de manière plus pro, et d’inviter des gens avec qui on travaille pour créer un truc ensemble.
Le fait qu’on ait tous des sensibilités différentes dans le label, ça crée justement une musique, qui est ancrée dans la culture hip-hop, RnB, mais avec toutes nos influences. Chacun essaie d’apporter sa pierre à l’édifice. Moi j’adore chanter du RnB cheesy !
Jeune Faune
Et ça fonctionne très bien ! Pour parler d’Indalo, ton dernier EP : il y a quatre chansons, il y en avait même cinq au début ?
Il y en avait même plus, ouais (rires) ! Mais c’est un projet qui est depuis assez longtemps dans ma tête. Indalo, ça vient d’une randonnée que j’ai faite avec des ami·es en 2018. On était dans les Pyrénées espagnoles, et j’ai vu à un moment un symbole sur une maison. Ça m’a grave parlé. C’était un bonhomme avec les mains tendues, perpendiculaires au corps et vers le ciel, avec un arc-en-ciel reliant les deux mains. Ça m’a marqué, je me suis presque identifié à ce symbole et je voulais lui rendre hommage avec un projet musical.
Est-ce qu’il y a un lien entre les différents tracks ?
Ça aurait été très stylé d’avoir un truc très écrit. Je connais des gens qui font des morceaux qui racontent une histoire, je respecte de ouf et j’ai parfois eu tendance à vouloir faire ça, mais en fait je n’y arrive pas. Ça s’est un peu construit comme les pièces d’un puzzle ou comme une énigme qui au fur et à mesure se résolvait. Par exemple, le premier track, je l’avais à la guitare et je savais que je voulais l’utiliser sans savoir comment j’allais le mettre en musique. Je me suis plongé dedans en résidence à l’Hotel Experimenta. C’est un collectif et une résidence dans l’ancien hôtel d’un village de Corrèze, j’y suis allé trois fois et c’était génial, gros bisous à eux. Le premier morceau, c’est celui que j’ai fait en dernier parce que je voulais rassembler tous les éléments que j’avais pu développer dans le projet : la guitare, le chant, et un truc que j’appelle la micro-composition, ces espèces de phases un peu plus énervées, avec beaucoup de détails mais très condensées, rapides et puissantes.
C’est ce que ça t’évoque ?
C’est ça, parce que je le fais vraiment, presque de façon chirurgicale : un découpage très précis dans les temps et dans les structures des rythmes pour que ça impacte le plus possible.
La micro-composition, c’est essayer de rendre compte d’un état de la manière la plus expressive possible. C’est aller au cœur du son et de la structure de la composition pour que chaque élément ait sa place sans qu’aucun ne prenne le dessus sur les autres.
Jeune Faune
Je pense que toute une chanson comme ça, ce serait infernal, voire très chiant. Mais quand ça arrive au bon moment, ça crée une espèce d’impulsion qui est hyper intéressante : c’est un peu chaotique mais à la fois très ordonné, et c’est ça que j’aime bien.
Pour « M’ouvrir le corps » comme tu disais, ça t’est tombé dessus.
C’était vraiment une transcription directe de ce qui allait m’arriver. J’étais entre deux opérations chirurgicales à l’hôpital et j’avais ce truc à la guitare que je tournais depuis un bon moment sur lequel je voulais chanter. C’est « Ils vont encore m’ouvrir le corps » qui est venu, après la suite s’est déroulée naturellement. À la base il y avait même un autre couplet, mais au final je n’en ai gardé qu’un. C’était le plus fort pour moi.
La thématique du corps, c’est un truc qui, en fait depuis assez longtemps, me suit. Ça revient souvent dans mes chansons et le fait de le dire en français, ça a une force beaucoup plus signifiante. Je ne sais pas si on a beaucoup l’occasion de parler de nos corps, de ce qui peut y rentrer d’étranger, le fait d’être abusé·e dans nos corps, le fait de ne pas en être tout à fait maître·sse et possesseur·se. C’est aussi une chanson qui parle de ça, par le biais de cette expérience d’hospitalisation.
Sur le track « 21 mars », on entend aussi un message vocal.
Ouais, d’un ami à moi qui vit en Grande-Bretagne. Son message m’avait beaucoup touché le jour de mon anniversaire. C’est une chanson qui parle d’amitié aussi, d’amour, et ça me tenait à cœur de la mettre dans le projet.
Tu as bossé seul sur Indalo ?
Oui, après j’ai beaucoup d’ami·es qui ont été là, qui m’ont écouté, qui m’ont fait des retours, et ça m’a beaucoup aidé. Sans ça, le projet n’aurait pas du tout la même gueule. En général, j’aime bien faire écouter à des gens en qui j’ai confiance, qu’iels soient musicien·nes ou pas d’ailleurs, c’est important d’avoir les deux types de retour à mon sens.
Sur les visuels aussi tu travailles en petite équipe ?
J’ai travaillé avec un ami qui s’appelle Brice Kaptur, qui fait aussi de la peinture et qui est graphiste. On a fait les visuels avec un scanner, je trouvais ça cool, je n’avais pas forcément envie de faire de la photo ou du graphic design classique. Je trouve qu’avec un scanner on peut faire énormément de choses, ça te met directement les éléments en pleine face et le grain du rendu est assez particulier.
Sur le clip de « M’ouvrir le corps » sorti le 24 février, même idée ?
Ça s’est fait avec un réalisateur qui s’appelle Clovis Porchet, qui vient également d’Orléans (comme Brice).
Ok, donc que des purs produits orléanais.
Ouais bien sûr, 45, région Centre (rires) ! Avec Clovis, on voulait faire un clip ensemble depuis longtemps. J’avais cette idée de la grande cicatrice béante, un peu dégueulasse. Je ne savais pas trop où l’amener, même si j’avais quelques idées. On en a discuté, ça lui a beaucoup parlé et on a écrit ensemble l’histoire de cette poursuite. Clovis a monté son équipe de son côté pour l’image, et j’ai monté la mienne pour la déco et les costumes. Malgré des conditions particulières pendant le tournage (des intempéries surtout), ça s’est super bien passé et on est très contents du résultat.
Est-ce que tu as d’autres projets en tête pour la suite ?
Ouais, j’espère que je vais pouvoir sortir quelque chose prochainement. J’ai un EP presque prêt pour plus tard, j’ai fait pas mal de sons avec Pablo Altar qui est un musicien que j’admire beaucoup. Je ne sais pas encore la direction que ça va prendre, j’attends d’avoir sorti le projet Indalo, ça va m’aiguiller dans la manière dont je vais faire la suite. J’aimerais bien qu’il y ait une ligne un peu cohérente aussi, donc c’est en cours de travail.