Le festival Jerk Off débute demain à Paris, avec une soirée au Micadanses, premier jour de deux semaines de festivités queers et artistiques. L’événement fête au passage ses 15 ans, un bel âge qui méritait bien une discussion rétrospective !
Depuis 2008, Bruno Péguy et son équipe – qu’il préfère qualifier de « meute » – travaillent à visibiliser l’émergence artistique queer, en construisant des programmations autour d’artistes dont « l’imaginaire [est] en marge des normes dominantes ». À l’occasion de cette nouvelle édition à la programmation prometteuse, nous l’avons rencontré pour faire le bilan.
Manifesto XXI – Est-ce que tu pourrais me raconter la naissance de Jerk Off ? Quelle était l’idée première du festival ?
Bruno Péguy : Jerk Off est né d’un constat partagé avec Patrick Thevenin et Stéphane Viard, et ensuite David Dibilio, sur l’absence d’un espace où les communautés artistiques des scènes LGBTQIA++ à Paris. C’était il y a 15 ans…* À mon niveau, j’ai commencé ma carrière dans l’évènementiel, et j’organisais notamment des soirées ouvertes aux lesbiennes et aux gays, à l’époque on ne disait pas queer. C’était en 1999, on passait de la bonne électro minimale, un son un peu berlinois, le label B-pitch Control, des choses comme ça. On était assez proche de ce qu’il se faisait au Pulp le jeudi. À l’époque, j’avais deux choix. Soit j’allais au Rex pour écouter du bon son, mais chaque fois que deux garçons s’embrassaient sur la piste, on entendait « oh, c’est trop mignon ». Ce n’est pas méchant, mais c’est très vite fatiguant. Sinon, j’allais dans des soirées gays mais musicalement je ne m’y retrouvais pas du tout. Alors j’ai eu envie de créer des soirées qui me ressemblaient.
Puis avec Patrick, Stéphane et quelques autres*, on s’est rendu compte à ce moment-là que chaque capitale avait sa Gay Pride, mais qu’à Paris, il n’y avait pas de festival artistique qui parlait de la différence, de nos communautés et notre fragilité. La Pride c’est important, parce que ça défend nos intérêts d’un point de vue politique et que c’est à l’origine de beaucoup d’avancées. Mais avec mes ami·es, on voulait montrer qu’il n’y avait pas que ça. On voyait des drag queens qui passaient au journal de 20 heures, ce sont des grandes dames qui ont beaucoup fait avancer la cause, mais il nous semblait important de montrer aussi toutes les autres choses qui existaient. Alors au départ, on voulait s’appeler Pride Off. Mais en France c’est une marque déposée, alors on nous est tombé dessus à bras raccourcis et l’avocate du festival nous a dit de trouver un autre nom.
Pour moi il faut vraiment qu’on s’unisse, dans nos communautés, pour avoir plus de force.
Bruno Péguy, directeur du festival Jerk Off
C’est comme ça que Jerk Off est né. C’est un mot qui veut dire la même chose dans toutes nos communautés. À l’époque, comme tout le monde ne parlait pas aussi bien anglais, les gens ne comprenaient pas forcément ce que cela voulait dire, et on aimait le doute qui planait autour. On a commencé par organiser le festival en même temps que la Gay Pride, fin juin. On essayait de faire jouer des artistes dont l’imaginaire n’était pas celui de la norme dominante. On ne s’intéressait pas à la sexualité des gens qui jouaient au festival, on aimait plutôt parler de fragilité. Parce que finalement, la façon de les défendre au mieux et de mettre en valeur leur travail, c’est d’aller vers une forme de fragilité, de sensibilité, plutôt qu’une sexualité. Le festival a été décalé en octobre, au moment de la FIAC, et maintenant en septembre. Parce qu’on a pensé qu’il était important d’offrir des visibilités à d’autres moments de l’année. On voulait aller chercher de la visibilité partout où on n’en avait pas, et là où on en voulait plus.
Depuis trois ans et le départ de David Dibilio*, l’équipe fonctionne sur un modèle de décision collégial. J’aime bien parler d’une meute, plutôt. Je trouve que la richesse de nos communautés se joue aussi là : chacun·e propose des choses, avec sa sensibilité, son histoire et sa fragilité. Tout vient du groupe, il n’y a plus qu’une direction artistique avec deux personnes qui prennent des décisions. Tout est ouvert à toustes. C’est vraiment ce qui fait la force du festival. Pour moi il faut vraiment qu’on s’unisse, dans nos communautés, pour avoir plus de force.
Dans les discours, les disciplines et les lieux, Jerk Off est un festival complètement multiple. Comment se forme cette programmation ? Au fil des rencontres ou suivant des envies particulières à l’époque ou à vos préférences ?
Au fil des rencontres, vraiment. Les premières années, forcément il y avait plus de musique, c’était mon métier et mes contacts. Puis on s’en est un peu détaché pour s’orienter plutôt vers du spectacle vivant ou de l’art contemporain. Et on va y revenir. Mais la programmation vient vraiment de coups de cœur de l’équipe. On voit des spectacles et on se dit qu’il faut faire quelque chose ensemble. Dans mon Dessin, par exemple, je l’ai découvert au festival FACT (Festival Arts et Création Trans) à la Flèche d’Or. J’ai été frappé par l’énergie et la force qui se dégageaient sur scène. C’est un peu un OVNI, par rapport à d’autres choses qu’on programme, qui sont des projets suivis par le Centre Culturel Suisse, ou programmé sur des scènes nationales… Il est important pour nous de faire ce grand écart.
Et puis ça fait un moment qu’on se préoccupe des questions trans, il y a beaucoup de choses à dire aujourd’hui. On a d’ailleurs organisé un événement au Centre Wallonie Bruxelles le 17 mai, pour la journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie. C’est parfois une rencontre, parfois l’envie de traiter un sujet en particulier, quand on constate un problème dans le monde. Je prends l’exemple d’une exposition qu’on a organisé quand Poutine à déclaré qu’il n’y avait pas de gays en Russie… J’ai donné une carte blanche à Sasha Pevak, un commissaire d’exposition russe, qui vit aujourd’hui à Paris parce qu’il est gay. Il a fait toute une exposition sur son ex-petit copain qui, lui, était resté en Russie.
Votre ligne éditoriale lie donc absolument le politique et l’artistique. Penses-tu que dans l’absolu, les deux puissent réellement être distingués ?
Je crois que nous sommes toujours politiques. En tout cas dans les pièces qu’on présente. Peut-être que certaines œuvres artistiques pour le grand public ne sont pas politiques, même si je pense qu’elles le sont toujours un peu. Nadia Larina, de la compagnie FluO, s’inspire énormément du travail de Virginie Despentes. Sur la question de la déconstruction des corps, sur tous ces acquis que l’on a, et pourquoi on les a, comment on pourrait les déconstruire pour trouver autre chose. Sa pièce est extrêmement esthétique, il y a une très belle installation plastique sur scène. Mais le sujet duquel elle s’inspire est profondément politique et l’œuvre, de fait, l’est aussi.
Il y aura toujours des connards, il faudra toujours leur cracher à la gueule et ne jamais se laisser faire.
Bruno Péguy, directeur du festival Jerk Off
Cela fait maintenant 15 ans que tu agis à faire entendre ces discours via des créations. Depuis la naissance de Jerk Off, quelles évolutions ou régressions as-tu pu observer sur la scène artistique française ?
Je suis toujours tenté d’être positif et de dire qu’il y a eu beaucoup d’évolutions dans le bon sens, parce qu’il y en a eu. Malheureusement, ce n’est pas tout. On essaye d’être présent·es dans les collèges et les lycées, on développe toute une partie éducation avec le festival, avec laquelle on fait intervenir les artistes, on essaye d’avoir des discussions avec les professeur·es et les élèves… Et parallèlement, on a vu ces dernières années un ancien ministre de l’Éducation Nationale mettre en place des think tank contre le « wokisme », dire des choses monstrueuses sur le genre, sur la façon dont on en parle à l’école, ou même sur l’écriture inclusive. En fait, sur toutes ces choses qu’on pensait avoir gagnées et sur lesquelles il y a finalement eu un retour en arrière. Encore une fois, je vais être positif et dire que j’espère que ça va changer, dans les années qui viennent et avec le nouveau ministre en place.
D’un point de vue sociétal, il y a eu de nombreuses avancées importantes. On peut se marier, adopter, avoir accès à la PMA, même si ça a mis beaucoup trop de temps, ce n’est pas normal qu’il y ait eu autant d’attente. Mais finalement il y a eu beaucoup de régressions aussi. Ce qu’on gagne, on le reperd ailleurs. Ce qu’il se passe aux États-Unis est juste monstrueux, je n’ai pas de mots pour décrire une horreur pareille, et on voit aujourd’hui des abrutis qui réclament un droit à discriminer ! Comment peut-on vouloir un droit à discriminer ? On cherche à mener des actions, à aller vers l’éducation, ça fait aussi trois ans qu’on dépose des dossiers auprès du Ministère de la Culture pour expliquer la richesse de la différence et à chaque fois on a des refus. Il faut aller vers l’éducation, c’est là que ça débute, c’est là qu’on pourra faire changer les lignes.
Il ne faut pas se voiler la face, quand on est de l’underground et qu’on cherche à percer, on se prend un mur qui est difficilement pénétrable, c’est très dur. Mais même si on tombe, encore et encore, il faut toujours se relever.
Bruno Péguy, directeur du Jerk Off festival
Selon ton expérience auprès de différentes disciplines, est-ce que tu penses que le spectacle vivant est, sur les questions sociétales, en retard ? Je pense notamment au MeToo Théâtre qui est apparu bien après les autres.
Le théâtre est un milieu très feutré. J’emploie le mot feutré à bon escient, parce qu’il est très compliqué d’y dire ce qu’on pense, d’aller à l’encontre de gens qui ont un pouvoir tellement énorme, qu’il en devient complètement écrasant. C’est un milieu extrêmement hiérarchisé. Mais j’ai quand même l’impression qu’il y a une grosse vague de changement. Je pense à Phia Ménard, une artiste dont je suis proche et dont j’adore le travail. Elle est associée au Théâtre de Bretagne, elle a joué à Avignon un spectacle magnifique dont toute la presse a parlé comme étant l’évènement du festival. Je pense aussi à Christophe et Jonathan de la compagnie Sine Qua Non Art dont la pièce sur le bondage, Nos désirs font désordre, est passée à Chaillot l’année dernière.
Ce sont quand même de nouveaux discours qui sont portés sur les scènes nationales. Je le vois aussi au niveau du festival, depuis 3 ans avec par exemple le Centre Culturel Suisse ou le Centre Wallonie Bruxelles qui nous suivent. L’année dernière, pour la première fois, nous étions soutenus par la DRAC, cette année par la DGCA (Direction Générale de la Création Artistique). Mais toujours pas d’aide de la part de l’Education Nationale. Et Metoo, en effet, arrive très tardivement.
Il ne faut pas se voiler la face, quand on est de l’underground et qu’on cherche à percer, on se prend un mur qui est difficilement pénétrable, c’est très dur. Mais même si on tombe, encore et encore, il faut toujours se relever. Des claques dans la gueule on en prend en permanence. Il y a deux ans, pour les César, on s’est pris un sacré seau d’eau en pleine face. Mais il faut aller de l’avant. Il y aura toujours des connards, il faudra toujours leur cracher à la gueule et ne jamais se laisser faire.
Est-ce que ces changements sur les scènes nationales ne viennent pas en partie d’un changement de comportement du public ? Par exemple des jeunes qui se détachent de ces programmations attendues, pour aller vers de l’underground, vers des discours plus modernes et inclusifs ?
Complètement. Les artistes dont je parlais plus tôt viennent de l’underground et c’est là qu’ils·elles ont puisé leur force et leur énergie. Et aussi, je suis absolument bluffé par la rigueur et la façon de travailler des plus jeunes générations. Quand je reçois des dossiers de jeunes compagnies qui sont en train de créer leur tout premier spectacle, je suis impressionné. Les dossiers sont tellement bien faits, tellement carrés, tout est explicite. Il y a une réelle professionnalisation de l’émergence que je trouve très intéressante. Ce sont des choses comme ça aussi qui me font croire en l’avenir.
Cette année, côté programmation, il y a un retour à la musique, avec pas mal de soirées.
Oui, c’était important. D’abord parce que c’est les quinze ans du festival, ensuite parce que je pense que tout le monde a envie de faire la fête, la vie est déjà suffisamment dure. Et puis je ressens une telle énergie dans les soirées parisiennes en ce moment, que j’avais envie de la montrer. Donc on a laissé des cartes blanches à des collectifs : La Branlée, parce que je trouve qu’il se passe des choses très intéressantes dans le milieu underground porno et inclusif. Frivole de Nuit, parce qu’on avait déjà travaillé avec elleux et que nous voulions les laisser parler, musicalement. Et puis il y a le lieu, le Klub, avec qui on a déjà beaucoup travaillé. Je voulais faire passer toute cette énergie dans le festival.
C’est nos corps, ils nous appartiennent. Vraiment, il faut qu’on nous laisse en faire ce qu’on a envie d’en faire.
Bruno Péguy, directeur du festival Jerk Off
Un ADN particulier pour cette édition anniversaire ?
Je pense qu’elle reste la même que les années précédentes, l’idée est toujours de défendre l’émergence et d’aller dans des directions où d’autres ne vont pas forcément. Ce qui change, c’est tout ce qu’on développe au-delà du festival de septembre. On a eu ce week-end du 17 mai, on va être présent·es mi-octobre au Carreau du Temple et à la Ménagerie de Verre, on va lancer un cycle de conférences. On travaille avec Noëlla Bugni-Dubois, qui crée du contenu augmenté autour de spectacles, elle accompagne les spectateur·rices qui veulent en discuter, de façon conviviale ou plus formelle. On organise une table ronde autour des masculinités queer le 28 septembre. On voudrait aller dans cette direction. Pour 2023, on va tenter de mettre en place une fois par mois, une séance de projection de courts-métrages suivie de débats. Je crois qu’on a toustes envie de parler, et il le faut. Il faut qu’on parle entre nous. Donc je dirais que l’ADN des quinze ans c’est : on garde ce qui est déjà là et on en fait encore plus.
Un mot de la fin ?
Peut-être simplement dire qu’on reste un festival militant et que ce qui nous anime toujours c’est de défendre nos libertés. C’est nos corps, ils nous appartiennent. Vraiment, il faut qu’on nous laisse en faire ce qu’on a envie d’en faire. Et puis aussi mettre en avant une certaine bienveillance. Je trouve que c’est tellement important dans nos milieux, de se soutenir, de s’écouter et de faire en sorte de toujours permettre aux artistes de se sentir bien. Pour tenter d’aller plus loin dans la création, dans l’écoute et le dialogue. C’est vraiment ce qu’on essaye de mettre en place.
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Image à la Une : Nirvana – Delgado Fuchs © Alex Yocu
* L’article a été modifié le 14 septembre 11h.