Jehnny Beth, chanteuse du groupe rock Savages, s’affirme dans son premier album « personnel », TO LOVE IS TO LIVE, et nous rappelle à quel point il est urgent de vivre.
« I will die maybe tomorrow so I need to say I adore life. » [Je mourrai peut-être demain donc j’ai besoin de dire que j’adore la vie] C’était en janvier 2016 que Jehnny Beth scandait ces mots dans le titre phare « Adore » du nouvel album Adore Life de Savages. Le même mois, on apprenait le décès de David Bowie, laissant derrière lui Blackstar, son album « testament ». Un évènement qui a poussé la chanteuse à s’émanciper de son groupe, pour donner naissance 4 ans plus tard à TO LOVE IS TO LIVE.
Un titre peut-être simple, voire même innocent, mais brutal de vérité. La vie doit être vécue, mais ni seulement ni simplement. Non, elle doit être vécue avec ferveur. Jehnny Beth nous bouscule et nous rappelle sa fragilité car peut-être que demain nous mourrons. Puisant dans ses multiples influences rock, électroniques mais aussi jazz, l’artiste française livre un album sur toute la complexité humaine, sans jugements. Un disque « personnel » selon ses propres mots, car elle s’est entourée de plusieurs personnes pour le produire. Elle a notamment collaboré avec son partenaire de longue date Johnny Hostile, mais aussi Atticus Ross, le producteur Flood, Romy Madley Croft (The xx) pour l’écriture, et également Cillian Murphy et Joe Talbot (IDLES) pour les voix.
Manifesto XXI – Tu as décidé d’enregistrer ton album après la mort de David Bowie. Qu’est-ce qu’il représentait pour toi en tant que personne ?
Jehnny Beth : La mort de Bowie a été un moment un peu intime sans que ce soit totalement conscient non plus. C’est quelque chose dont je me suis souvenu plus tard. Ça m’a fait réfléchir à ma propre mortalité et puis à la mortalité des artistes en général. Avec la mort de Philippe Zdar, et de pas mal d’artistes… Je suis toujours extrêmement touchée par ça, parce qu’ils font partie de ma communauté, ma famille, et quand il y en a un qui part c’est un point de l’histoire qui s’en va et ça me rend triste. Mais ce qui est beau dans tout ça c’est que l’art survit à l’artiste. J’ai toujours été extrêmement consciente du message lié à ma musique, mais ça m’a rappelé le fait que l’art puisse survivre et que c’est ça le plus important, pas la personne. Même là j’ai beau faire toutes les interviews du monde, c’est la musique qui va parler d’elle-même et c’est elle qui va rester… Ça m’a recentrée par rapport à ça.
Bowie en lui-même c’est une découverte que j’ai faite très jeune, je devais avoir 10-13 ans, avec Hunky Dory, premier album que j’ai écouté ; avant, j’avais une compilation avec « Rebel Rebel ». Mais Bowie, c’est un peu le « Papa ». (rires) Jusqu’au bout il a été un précurseur de tellement de choses musicalement avec Blackstar qui était génial ! Il avait été influencé par ce qu’avait fait Kendrick Lamar avec son album To Pimp a Butterfly. Il a toujours été, à mon sens, en avance sur son temps et en même temps complètement décalé par rapport aux modes. Je trouve ça inspirant.
On dit que Blackstar est son album « testament ». Ton disque TO LOVE IS TO LIVE, il représente quoi pour toi ?
Il représentait ça quand je l’ai écrit. Il représentait mon album « testament »… Je ne pensais qu’à la mort. C’était une obsession, mais pas morbide ni même triste. J’étais obsédée par l’idée de mourir, ou que des gens autour de moi meurent… Et ça me donnait une énergie. Ce que j’aimais, c’était la densité de vie que l’on ressent dans ces moments-là, dans cette conscience-là, de sa propre mortalité ou de la mortalité des gens chers. Je trouve que ça nous permet d’être meilleurs, d’aimer mieux, de vivre mieux et d’être plus généreux avec soi-même et les autres.
Cette intensité-là, cette urgence de vie, c’est ce que j’ai voulu mettre dans l’album, je voulais que ça se ressente.
Tu décris ta musique comme « onirique, érotique, étrange et cruelle ». Pourquoi « cruelle » ?
Parce que l’Homme avec un grand « H » est cruel. Je dis « cruauté », mais j’aurais pu aussi dire le « mal ». C’est l’erreur humaine qui m’intéresse. Là où ça foire et où ça déconne. Je trouve que l’art a un rôle de révélateur par rapport à ça. Moi j’aime bien montrer les monstres, j’aime bien porter le masque du mal. En tant qu’artiste je n’aime pas penser que je suis du côté des bons et des gentils.
C’est pour ça que j’ai un peu de mal avec l’art militant.
Il y a cette espèce de présomption d’avoir raison et de pointer du doigt le mal en étant convaincu que il ou elle, c’est ça le mal. Au contraire, je préfère essayer de trouver l’humain dans l’horreur. Ça me paraît plus juste et plus réaliste. Je trouve qu’il y a un vrai rôle de l’art là-dedans.
C’est clairement ce que tu as fait pour ton titre « I’m The Man » où tu te mets dans la peau d’un homme. Est-ce que tu as hésité à le faire ?
Je l’ai d’abord fait toute seule, puis il y a eu des « pour » et « contre », ce qui était intéressant. Ça m’a encore plus donné envie de le mettre dans l’album ! Il y avait une lecture un peu genrée, alors que quand je l’ai écrit c’était plus une vision par rapport à ce que je disais. L’homme fait le mal et en 2020 on ne devrait plus s’étonner que le mal existe. On ne peut plus dénier qu’on partage la même humanité avec des gens qui commettent des actes horribles. L’amour parfois transcende ces choses-là ; on aime parfois des gens qui ne sont pas dans la morale ni même très justes.
C’est marrant, j’ai vu un film qui parlait de ça et ça m’a beaucoup étonnée. C’était un film sur Netflix – car on regarde tous beaucoup Netflix n’est-ce pas – qui s’appelle Les Deux Papes. Je suis assez fascinée par l’idée de croyance, surtout en ce moment. Les deux papes qui discutent se considèrent complètement inaptes à devenir papes, parce qu’ils ne se considèrent pas comme des saints, car tous les deux ont fait des choses horribles dans leur vie. À un moment il y a cette phrase très juste : « Les saints sont aussi des pécheurs. » Un saint n’est pas quelqu’un qui n’a pas péché ou qui ne péchera jamais. Cela m’a fait penser à certains thèmes de l’album.
Je suis fascinée par le thème du « péché » parce que je considère que si l’on veut participer à la vie, on est obligé de se tromper, sinon on ne participe pas.
Tu n’as plus d’espoir en l’humanité ?
Non au contraire, j’ai beaucoup d’espoir en l’humanité. Il faut apprendre de ses erreurs, le changement il est là. Les personnes qui me fascinent, mes amis ou les personnes proches de moi, sont justement des gens qui ont été de sacrés cons avant, qui l’ont compris et qui ont dépassé ces choses-là. Mais ils ne sont pas en train de se dire que ce sont des bonnes personnes. Ce sont plutôt des gens qui reconnaissent leurs erreurs. Je trouve au contraire qu’il y a une sacrée force là-dedans, plutôt que de dire « I’m a good person !!!! ». On n’est pas intrinsèquement bon ou mauvais, on est un mélange, et souvent les discours un peu édulcorés « Moi je ne pense que le bien, je ne fais que le bien, je ne me trompe jamais » m’énervent un peu.
D’ailleurs dans « A Place Above » qui introduit le titre « I’m The Man », le texte récité par Cillian Murphy est très fort. Quel message as-tu voulu transmettre ?
Je voulais que dans l’album il y ait des changements de perspectives. Ici, c’est une perspective de l’humain vu de l’espace, de plus loin… Ce que dit le personnage (« I’m just like you, I’m just like you now »), c’est qu’il est devenu cette personne violente.
C’est la violence humaine qui est très contagieuse.
On est violent et cette violence est en nous, qui que l’on soit. J’ai été inspirée par un texte, Pale Blue Dot, écrit par un physicien, Carl Sagan. Il a écrit ce texte magnifique sur la Terre à partir d’une photo prise du fin fond de notre système solaire et la Terre apparaît simplement comme un « pale blue dot » [point bleu pâle]. Je ne peux pas la voir sans avoir les larmes aux yeux. Ce n’est pas vraiment d’un point de vue écologique, mais plutôt d’un point de vue de l’émotion que cela crée de prendre conscience de la rareté et la fragilité de l’endroit où l’on vit et donc de mettre en perspective nos violences quotidiennes. L’infiniment petit rencontre l’infiniment grand, c’était ça l’idée au départ.
Quand Cillian l’a interprété, lui a tout de suite dit : « C’est un grand sentiment, du coup je vais le faire tout petit. » Donc il l’a fait de manière extrêmement intime, il l’a personnifié. J’ai trouvé ça encore plus intéressant, car j’avais l’impression d’entendre les pensées de quelqu’un que je croisais dans le métro.
C’est un texte que toi-même tu n’aurais pas pu interpréter ?
Non je ne voulais pas que ce soit moi. Je me suis demandé si ça allait être la voix pitchée et puis je trouvais ça plus intéressant d’avoir une multiplicité de voix. De la même façon que « The Rooms », qui suit « I’m The Man », débute avec une cacophonie de voix d’hommes qui lisent le texte de cette chanson. Si moi je parlais de ça, il fallait aussi entendre la voix des hommes, je ne trouvais pas ça juste sinon. C’est Flood qui a eu cette idée et il a envoyé son assistant une nuit enregistrer des voix de gens qu’il croisait dans la rue.
L’album débute sur des tic-tacs d’horloge et se termine également sur ça, et les deux morceaux finalement sont liés. Pourquoi avoir intégré une notion du temps ?
J’aimais bien l’idée d’un « album à spirale » c’est-à-dire qu’on a envie de reprendre au début quand ça termine. La spirale c’est le symbole de la vie. Je ne sais pas si tu le sais, mais notre galaxie est en spirale. Après je ne crois pas du tout à l’astrologie, je suis plus intéressée par l’astronomie, mais il y a une vérité là-dedans. Notre galaxie n’est pas du tout représentée avec le soleil au milieu et les planètes qui tournent. Non, en fait elle est en train de tourner elle-même et elle avance comme ça et finalement on est tout le temps en train de tourner. L’idée d’une spirale je trouvais ça très symbolique et très fort, quelque chose qui se mord la queue.
La notion du temps j’avoue que je n’y ai pas trop réfléchi. J’aimais bien l’idée de donner une sensation de suspense dès le début, avec cette voix pitchée en bas. C’était une notion de mystère, une espèce d’entité un peu surhumaine ou extrahumaine, qui te parle et qui fait peur aussi. Cette idée du drame et du suspense a été amplifiée par la production d’Atticus, qui fait des soundtracks de films incroyables. J’avais justement envie qu’il le travaille et qu’il l’embellisse. C’est plutôt ça l’idée de la clock : « Que va-t-il se passer…? »
L’album est très surprenant, quand on connaît ta musique avec Savages. Il y a des choses très violentes, mais aussi des choses plus douces et calmes.
Oui, c’était cette urgence de vie. Moi je ne considère pas que la vie ce soit un encéphalogramme plat, à moins que je sois trop sensible.
Je pensais que j’allais mourir après cet album…
J’avais envie de mettre un peu tout ce que je ressentais de la vie, humblement parce que je n’y suis pas forcément arrivée, mais en tout cas j’aime bien les choses qui sont un peu en rollercoaster, extrêmes. Puis j’ai été très influencée par des albums qui m’ont retourné la tête. To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar ou l’album éponyme BEYONCÉ en 2013, qui avait été fait par des producteurs indépendants hyper intéressants. Je n’avais jamais écouté Beyoncé de ma vie et je n’ai jamais réécouté Beyoncé après ça, mais cet album-là, je l’ai trouvé musicalement fou, notamment le titre « Haunted » produit par Boots. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de liberté dans la structure des morceaux. Les codes d’écriture ont été complètement cassés, il y avait un morceau dans un morceau. Il y avait un éclectisme musical également, comme chez Kendrick Lamar, avec une multiplicité des voix et une complexité. Ça m’a rappelé que c’est ce que j’aime dans les albums, quand il y a une narration dès le début et qu’on ne lâche pas jusqu’à la fin. Ça m’a donné envie de le faire à ma façon. Il y a eu aussi l’album de Low, Double Negative, que je trouve dingue, hyper radical. Il évoque beaucoup notre époque. C’est un filtre déformant qui cache la belle chanson. Il y a toujours cette espèce de voile distordu et je trouve ça très libre comme expression. J’avais envie de faire quelque chose de très narratif, qui recoupe plein de voix, qui est assez multiforme et contrasté.
En live j’ai vu que tu aimais bien marcher sur les gens… Quel sentiment ça te procure ? On dirait que ton titre « Heroine » parle un peu de ça.
Ça me procure beaucoup de bonheur et la raison pour laquelle ça fait ça, je pense, c’est parce que c’est un moment où il n’y a plus d’observateurs aussi bien pour moi que pour le public. On devient juste « énergie ». C’est une concentration totale qui pour moi est une forme supérieure d’intelligence. C’est une forme de connexion qui est rare à obtenir et pourtant quand elle arrive, c’est le symbole même du bonheur. On est dans un présent « T », il n’y a pas de passé ni de futur.
D’ailleurs que ce soit en live ou même dans l’album, tu sembles dégager une très forte énergie. Elle vient d’où ?
Ça, je ne sais pas… (rires) Il faut demander à ma mère peut-être ? Le mot « énergie », c’est le plus employé pour me décrire depuis que je suis petite. Après je ne suis pas là à sauter dans le salon… Mais c’est vrai que j’ai tendance à avoir une expression assez physique. J’essaye de me rappeler de ça en général, de cette lumière quand on est enfant, cette envie de toujours vouloir faire des choses, ce qui est souvent fascinant. Je le vois chez mes neveux et nièces, ce côté « lumière » quand on est plus jeune que tout le monde a et qui malheureusement parfois s’éteint. Finalement, il est entretenu par la créativité, par l’imaginaire, et je trouve important de ne pas lâcher ça.
« Heroine » pour moi c’est le morceau le plus lumineux de l’album dans son message et dans sa musicalité aussi. Quand je l’ai écrit, ça a été le moment où j’ai dû assumer le côté positif de ma personnalité. Pour moi c’est très facile de dire tous mes défauts, mais si on me demande une de mes qualités je ne sais plus quoi répondre. C’était un peu ça l’idée d’« Heroine », même si au début je voulais écrire un morceau sur l’héroïsme. Ça devait s’appeler « Heroism », puis Flood a dit « Non, c’est Heroine », puis à un moment Johnny Hostile a dit « Mais l’héroïne c’est toi. » Ça a été tout un chemin où en fait je ne voulais pas assumer cette place. Finalement aujourd’hui quand je le chante ça m’émeut jusqu’aux larmes. C’est hyper bizarre, mais c’est comme un souhait irréaliste de vouloir vivre sa puissance maximum et de porter cette lumière. Il a fallu que les gens autour de moi m’aident à l’assumer.
Encore une fois j’arrive à assumer mes mauvais côtés artistiquement, mais j’ai appris avec cet album à assumer mes bons côtés.
C’est vrai que l’album peut sembler très noir et « Heroine » est vraiment plus lumineux comparé au reste.
Il ne peut pas y avoir de lumière sans noirceur, ou plutôt le noir c’est l’absence de lumière. Je pense que les deux sont très complémentaires. Je trouve que quand « Heroine » arrive dans l’album, on a envie de se lever et de partir courir. C’est ce que ça me fait. On a juste envie de prendre sa vie en main. C’est aussi représentatif avec ce qui se passe dans la vie. Les moments comme ça sont assez rares et tant mieux. C’est pour ça qu’ils ressortent et qu’ils comptent tellement pour nous.
Photo à la une : © Johnny Hostile