Créatrice bicéphale formée à Madrid aux Beaux-Arts et à l’École supérieure de design en mode, l’illustratrice Lucía Lomas compose un univers où règne l’esthétique du contraste : onirique, burlesque et coloré, mais également sombre voire inquiétant.
C’est sous le pseudonyme à la fois rieur et ambivalent de « jajajajjjjja » que Lucía Lomas invente des personnages attachants et troublants. En utilisant de larges palettes chromatiques, elle crée des scènes bucoliques décontextualisées, entre les champs de pâquerettes, les salons aux murs rose bonbon et les fonds noirs. Plutôt que de s’adresser à l’imaginaire primaire de son public, Lucía exprime par le dessin des angoisses personnelles et des émotions polarisées, où prévalent l’ambiguïté, l’ironie et une certaine mélancolie façon Edward aux mains d’argent, ainsi qu’une réflexion exigeante sur ses procédés de création, à peine cachée par une légère autodérision.
C’est au tout début d’un été madrilène chaud et éprouvant que nous avons discuté avec elle de l’illustration comme pratique cathartique, de son rapport aux monstres et au milieu queer, de ses cauchemars d’enfance et des liens entre ses deux pratiques artistiques, le stylisme et l’illustration.
Il était une fois deux chats à deux têtes
Pour comprendre la genèse du projet jajajajjjjja, il faut mentionner une anecdote datant d’il y a quelques années, lors d’un cours aux Beaux-Arts. Lucía, qui affectionnait particulièrement représenter des meubles, esquissa sans le vouloir deux chats à deux têtes. Rompant soudain avec le mécanisme qui caractérisait son rapport au dessin jusqu’alors, cette situation suscita chez elle le rire et la stupeur. Déviation créatrice instinctive face à un certain pragmatisme ? « D’une certaine façon, je m’étais lassée de la zone de confort à laquelle je me limitais dans mes projets à l’époque », affirme-t-elle. Pourtant, les créatures colorées de Lucía sont restées au départ une source d’amusement plutôt intime, jusqu’à ce que jajajajjjjja voie le jour pendant le confinement, alors qu’elle commençait une formation à l’École supérieure de design et suite aux encouragements de ses ami·es à partager ses dessins.
Depuis sa naissance officielle il y a deux ans, jajajajjjjja s’est fait progressivement connaître dans un milieu artistique underground à Madrid, par les créations personnelles de Lucía, les commandes régulières de portraits, et le cercle de l’illustratrice proche du monde de la mode. Quelques mois plus tard, grâce aux compétences acquises au cours de sa formation en stylisme, ses personnages ont pris la forme de sympathiques peluches velues, et sont aujourd’hui sollicitées pour la réalisation de vidéo-clips (« Nezuko », de l’artiste pop Rojuu) ou de nombreux shootings de mode (le dernier en date avec Samantha Hudson dans SICKY Magazine), et intégrant les nouvelles collections de certains studios (comme celle de Reparto, présentée du 14 au 18 septembre à Madrid à l’occasion de la Mercedes-Benz Fashion Week). Lucía raconte que les peluches « sont nées des affects », c’est-à-dire dans le but de créer des objets qui accompagneraient ses proches. Lorsqu’elle commence à réceptionner des commandes, elle se met à les concevoir comme « des lettres d’amour » du fait de leur caractère très personnalisé : « Je passais deux ou trois jours à penser constamment à ces personnes que je ne connaissais pas », nous confie-t-elle.
J’apprends beaucoup de mes personnages, je sens qu’ils me donnent une autre perspective.
jajajajjjjja
Terrain de jeu : désacraliser l’artiste
Lucía conçoit chaque illustration avec exigence. Au-delà d’un remarquable travail sur la couleur, pop et psyché, l’accentuation caricaturale des traits de la plupart des personnages confère une apparence naïve à ses dessins. Elle explique l’utilisation de ce langage ingénu : « Peut-être parce que je me sens encore enfant et que je n’ai pas de responsabilité en tant qu’adulte, j’ai l’impression d’être prise au piège dans des sortes de limbes mêlant l’enfance et l’âge adulte. » Cette dimension infantile reflète également la tendresse de l’artiste envers ses créatures, basée sur une relation horizontale dans laquelle Lucía adopte la position de voyeuse : « J’apprends beaucoup de mes personnages, je sens qu’ils me donnent une autre perspective. » Le plaisir est donc au cœur de sa relation au dessin : l’artiste explique que représenter « une drôle de bestiole » incarne toujours « un super moment », ce que démontre aussi l’appellation « terrain de jeu » donnée au profil Instagram de jajajajjjjja.
L’humour et le plaisir peuvent dériver vers le grotesque, jusqu’à parfois subvertir avec beaucoup d’amusement un vocabulaire enfantin scatologique : « Où que tu ailles, prends ton infusion de caca avec toi » est inscrit en légende d’un personnage violet à couettes et claquettes compensées, des marguerites dans une main et son matelas dans l’autre, les petits nuages de gaz derrière elle étant particulièrement évocateurs… Ce côté niña mala (mauvaise fille) que l’illustratrice affectionne tant se transforme cependant en trompe-l’œil lorsqu’il laisse place à l’humour noir et aux scènes cauchemardesques, dont « le contenu est super trash », selon ses propres termes. En ce sens, le contraste entre l’utilisation de couleurs vives et les fonds noirs, ainsi que la représentation de monstres en pleine page, le choix de la disproportion (de leurs jambes et de leurs talons hauts, de leurs ongles ou de leurs sourires parfois machiavéliques) offrent à l’univers de jajajajjjjja un caractère déconcertant, presque effrayant. « C’est plus naturel pour moi d’exprimer des choses négatives que positives », insiste-t-elle en rappelant en riant son côté « hyper emo ».
Sans aucun doute, ce processus de création partant des angoisses et des peurs de Lucía Lomas, qui dit elle-même « beaucoup polariser sur le plan émotionnel », octroie à ses dessins quelque chose de profondément punk ou grunge. Elle ne nie pas que ses personnages puissent représenter les états d’anxiété contemporains de sa génération (entre la Y et la Z), tout en admettant la valeur cathartique de l’expression de son propre mal-être par le dessin, ce qu’elle juge « égoïste ». « Mais finalement, ça fait du bien d’exprimer ce qui t’inquiète, l’extérioriser te permet de valider ce que tu ressens et que ce soit moins pesant », poursuit-elle.
Le symbolisme et la métaphore partent donc d’un « travail introspectif et en quelque sorte d’exploration ». Elle nous confie : « Quand je dessine un crocodile avec des bas résille, l’image me fait rire mais ensuite je me rends compte qu’il y a énormément de choses là-dedans et que ça produit un “effet passoire”. » Cette dimension d’exutoire trouve un écho particulier chez un public avide d’esthétiques expérimentales et d’œuvres allégoriques, habitué aux projets riches et complexes à déchiffrer. « Même si j’étais sceptique à l’idée de m’exposer, finalement beaucoup de gens peuvent s’identifier ou parfois interpréter les scènes de façon totalement différente », affirme-t-elle. Prendre conscience que ses propres angoisses communiquent avec celles du public lui a donc permis de s’opposer à la figure de « l’artiste » telle que prônée dans le cadre de sa formation aux Beaux-Arts. La vocation ne lui semblait pas aussi naturelle qu’à certaines personnes l’entourant pendant ses études, car elle avait compris que « c’était une façon de performer un rôle et que ça n’avait pas de sens ». À travers l’ironie qu’elle déploie dans ses illustrations, s’exprime la volonté de « ne pas se prendre au sérieux ». D’abord un moyen pour elle de « ne pas affronter les problèmes » ou de « penser que ce [qu’elle ressent] n’a pas de valeur », l’humour, un « outil » qu’elle adore, devient donc déterminant au moment d’exprimer ses émotions par le dessin.
Le monstre était une façon que tout le monde se sente identifié·e.
jajajajjjjja
Dents pointues et robes fleuries : le monstre comme figure queer
Si le panel d’expressions et d’émotions que Lucía transmet à travers l’illustration permet une certaine identification, la figure du monstre recèle en elle-même une puissance de représentation ou d’incarnation. Sur ce plan, les possibilités symboliques se voient démultipliées par un élément qui permet de dépasser le binarisme de genre, jouer avec le travestisme et construire des esthétiques queers. Lucía insiste sur le fait que cette réflexion a intégré son travail a posteriori, soulevant de nombreuses questions personnelles quant à la place de son esthétique dans un milieu artistique concret (madrilène underground et expérimental) ainsi que son identité de genre en tant que femme blanche cis. « J’incarne l’idée de meuf féminine même si je ne le suis pas tant que ça au sens canonique du terme, mais je m’y sens bien malgré tout. Le monstre était une façon que tout le monde se sente identifié·e. » La notion de queer a donc intégré ses illustrations de façon non réfléchie, instinctive, par le biais de son milieu et de ses proches, car les procédés de création personnels « se nourrissent ensuite des gens qui t’entourent et des références culturelles que tu accumules ». jajajajjjjja s’exprime donc comme un projet où l’illustration ne se résume pas à un seul passe-temps : Lucía la conçoit comme « un espace divertissant », même si elle reconnaît qu’« il y a aussi un engagement ».
Malgré tout, les meubles restent un élément clé de certaines scènes et peuvent parfois en être les protagonistes : des boules de noël aux langues fourchues, aux longues boots à bout pointu et yeux maquillés, une chaise à carreaux solitaire au milieu des pâquerettes sur un fond noir, ou encore un fauteuil à talons dévorant une créature en robe fleurie et bottines à rayures. Ils servent souvent à donner un cadre à des atmosphères indéterminées, l’important étant pour Lucía de ne pas « répéter le même schéma de construction ». Elle essaye aussi de lutter contre un « processus créatif mécanisé » en explorant différents formats, ce que lui permettent les collaborations avec des marques comme Vogue, Desigual, Bimba y Lola, The Beast Lover, ou des projets indépendants ou plus personnels comme la revue La Picotres ou l’illustration des contes de Carlos Acosta (« Criaturas de la noche » et le recueil Variaciones sobre la muerte). Le topique du monstre, malgré son importance, ne devrait selon elle en aucun cas devenir « un caractère générique » ni un « moyen de son langage graphique » : son emploi doit être justifié.
La styliste dans l’illustratrice : jajajajjjjja versus Luci
Dans les illustrations de Lucía, la variété des motifs accompagne un travail minutieux de la couleur. Un regard aiguisé prendra certainement beaucoup de plaisir à observer les extraordinaires détails des apparats des personnages de jajajajjjjja, de leurs pieds systématiquement chaussés aux corsets et pantalons fluides, leurs éventuels bijoux, sacs et gants. L’apparence de ces créatures dépourvues d’identification de genre fait l’objet d’une approche méticuleuse de la part de l’illustratrice et, bien qu’elle souhaite séparer ces deux facettes de sa créativité (avec comme seule exception DROP 3, une collection du studio Emeerree que Lucía intègre en tant que styliste), la mode constitue un trait constitutif de jajajajjjjja et Lucía conçoit les looks de ses créatures comme « un accessoire de plus pour l’illustration ». Elle nous confie : « J’adore m’habiller, même quand je sors pour acheter du pain j’adore en faire des tonnes, et j’ai l’impression que les personnages que je conçois aussi. » En d’autres termes, ce soin de l’apparence est un élément de l’identité de la créatrice qui se reflète dans ses illustrations. Pour autant, il est intéressant de retrouver l’importance du contraste dans les looks conçus par Lucía. La dimension inquiétante qui imprègne certaines des illustrations de jajajajjjjja se retrouve aussi dans ses outfits et son inclination particulière pour les esthétiques dark (héritages d’une « ex-emo choni » fan de Linkin Park), inspirées de certains films d’horreur (The Grudge, intégrant la série japonaise Ju-on, qu’elle a vu pour la première fois à sept ans), et où le concept de sorcière a une place essentielle, surtout dans le cadre de certains projets personnels (comme « Bruji… te quiero! »).
Bien qu’elle ne soit pas vraiment justifiée, une approche transversale entre jajajajjjjja et Luci Lomas montre bien le côté psychédélique du traitement de la couleur dans un projet au sein duquel reposent « sensibilité et contraste ». À une question sur ses perspectives d’avenir, Lucía répond avec beaucoup d’incertitudes : elle s’imagine « vivante, j’espère ! J’ai du mal à me penser au futur. Imagine, est-ce que je vais mourir tragiquement ? C’est une possibilité parmi tant d’autres ».
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