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Martina Lussi, reflet sonore d’un monde fragmenté

Martina Lussi, reflet sonore d’un monde fragmenté

Martina Lussi est une artiste et productrice suisse, basée à Lucerne. Son travail, façonné par le son en tant que matériau artistique, se situe à mi-chemin entre les beaux arts, la musique et les performances. Elle dévoilait en septembre dernier Balance sur le label Präsens Editionen, un album qui interroge l’avant et l’après d’un monde proche de son point de rupture.

Depuis ses études à la Haute école des arts de Berne, Martina Lussi a placé le son et la recherche acoustique au cœur de son processus de création. Ses œuvres invitent l’auditeur à une immersion dans de vastes paysages sonores dans lesquels elle fait résonner textures synthétiques, instruments acoustiques et éléments naturels avec des fragments d’expressions humaines et des enregistrements de foules ou de sons industriels, se jouant des rythmes et des matériaux sonores pour refléter un monde en dispersion. 
Quelque temps avant son passage à Paris pour la PU$$Y NIGHTMARE, Manifesto XXI est allé à sa rencontre.

© Calypso Mahieu

Manifesto XXI – Comment décrirais-tu le paysage sonore de Lucerne ou plus largement celui de la Suisse ? 

Martina Lussi : Le paysage sonore de la Suisse est très calme, mais récemment, il y a eu le Carnaval. C’est la première fois que j’y suis confrontée de si près parce que j’ai déménagé dans un appartement dans la vieille ville au moment du Covid. C’est vraiment fou que les Suisses fêtent le Carnaval parce que c’est si fort, si bruyant et si chaotique, alors que d’habitude c’est complètement l’inverse : calme et tranquille. On peut entendre les cloches des vaches et des chèvres si on est à la campagne. Ce n’est pas seulement le paysage sonore, mais ce sont aussi les odeurs. Si on compare à Paris, c’est assez vert je dirais, et on est très proches de la forêt la plupart du temps, et des montagnes, du lac. Très près d’ici aussi, ils jouent du cor des Alpes. Mais c’est une façon très romantique de décrire la Suisse. Bien évidemment, il y a aussi des voitures et, surtout ici, des gens qui marchent, donc on peut trouver beaucoup de sons différents. 

Comment as-tu commencé à t’intéresser aux sons ? Et au field recording ? 

J’ai commencé à produire pendant mes études. J’ai appris à enregistrer des sons et à les sampler, les couper et les éditer dans un programme. Mon instrument était l’enregistreur audio et j’ai commencé à l’utiliser de toutes les manières possibles. D’abord, j’ai enregistré de la guitare, puis j’ai découvert que l’on pouvait enregistrer tout et n’importe quoi, donc je pense que ça a toujours fait partie de ma pratique. L’enregistreur audio ouvre tellement de possibilités : on est toujours en train de se promener et de chercher des sons. Donc, je pense que c’est comme ça que ça a commencé, mais ça a aussi évolué avec le temps. Je dirais qu’au début, j’enregistrais beaucoup de sons à l’intérieur d’espaces et puis j’ai découvert que c’était aussi intéressant de se promener et d’aller dans des endroits où il faudrait peut-être d’abord marcher pour ensuite obtenir les sons.

Donc, au début, c’était plus une pratique d’écoute…

Oui, parce que si on n’a pas de compétences techniques, la seule manière de débuter, c’est d’écouter. Au début, je me disais que je devais en savoir plus et être meilleure techniquement dans ce que je faisais. À un moment donné, j’ai compris que l’écoute était une sorte de technique que je pouvais utiliser ou dans laquelle je pouvais être bonne. Finalement, la technique évolue en écoutant toujours plus. 

Peux-tu m’en dire plus sur le lien que tu as avec le son aujourd’hui ?

J’ai commencé à m’intéresser aux constructions sonores, par exemple la reconstruction de sons enregistrés, c’est-à-dire ne pas seulement utiliser les sons enregistrés, mais reconstruire un souvenir de ces sons en studio. Je trouvais de plus en plus intéressant le fait de jouer avec les sons réels enregistrés et les sons recréés, puis de les mélanger ensemble et de rendre les frontières floues, de sorte que l’on ne puisse pas déterminer la source de chacun. Dernièrement, c’était aussi d’aller en extérieur et d’écouter sans avoir l’enregistreur avec moi, comme une pratique uniquement pour moi-même. Après avoir joué des concerts, après avoir produit, après avoir fait beaucoup de choses où des outils techniques étaient impliqués, aller dehors et juste être là et vivre le moment présent, c’est quelque chose que j’ai beaucoup fait ces derniers temps. Je travaille sur un projet de promenades sonores avec trois autres personnes qui aboutira très bientôt, et auquel nous incorporerons les sons de l’environnement. Les gens auront des casques et nous utiliserons différents microphones, nous mélangerons des sons en direct à d’autres sons préenregistrés et ensemble, nous nous promènerons avec ce paysage sonore.

Après avoir joué des concerts, après avoir produit, après avoir fait beaucoup de choses où des outils techniques étaient impliqués, aller dehors et juste être là et vivre le moment présent, c’est quelque chose que j’ai beaucoup fait ces derniers temps.

Martina Lussi

C’est une sorte de reconnexion avec la nature, d’une certaine manière ? 

Oui, peut-être. Je travaille également sur un projet de field recording ornithologique, qui me rend peut-être plus consciente des « sons naturels ». Il est difficile de parler de « sons naturels », car je pars du principe qu’en tant qu’être humain, j’en fais partie et je ne peux pas distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. Mais ça me fait réfléchir à la relation entre les humains et toutes les autres espèces, car j’ai beaucoup été sur le terrain pour écouter et enregistrer les oiseaux, un peu plus qu’avant peut-être. On y entend aussi beaucoup de bruits de la rue, même dans les réserves naturelles. Ce qui est intéressant, c’est qu’en demandant à des photographes ornithologiques s’ils pourraient faire des photos d’un oiseau sur une voiture – parce qu’il y avait des voitures à cet endroit –, ils m’ont répondu que non, qu’ils ne prenaient des photos d’oiseaux qu’en pleine nature, car ils voulaient préserver cette nature. C’était drôle parce qu’avant de leur poser cette question, j’avais enregistré tellement d’autres sons que ceux des oiseaux. Avec le field recording, il est difficile d’isoler les autres sons pour se consacrer uniquement aux oiseaux, parce qu’ils sont là, on entend aussi les bruits de la rue, les trains, etc. Ça m’a fait ouvrir les yeux sur le fait que les sons sont toujours entrelacés. Et donc, c’est très difficile de trouver des endroits qui soient dans le sens de ce que l’on imagine être « naturels ».

Quel est ton processus de création sonore ? Quel est le point de départ ?

Mes compositions sont assez désordonnées, je saute d’une chose à l’autre, je les mélange et je vais ailleurs. C’est assez rapide, voire trop rapide pour certaines personnes. Je ne suis pas très patiente avec les sons peut-être, je ne sais pas. C’est une chose à laquelle je pense beaucoup en ce moment, de réduire et d’être plus patiente, de donner plus d’espace aux sons. Je commence souvent avec un tapis sonore, quelque chose que j’ai enregistré, que je peux avoir un peu travaillé. J’écoute, je réécoute et immédiatement, j’ai des mélodies ou des motifs, j’ai pas vraiment de plan avant le résultat final. C’est aussi dans le processus d’écoute de mes tracks ou de mes enregistrements que je trouve de nouvelles façons de faire. C’est une vraie volonté, de toujours trouver de nouvelles façons de faire les choses, juste pour moi, pour apprendre.

Tu mêles beaucoup de genres dans ton travail, qu’on met souvent dans la case « ambient ». J’avais pu lire que tu ne souhaitais pas forcément voir ton travail mis dans une case, mais plutôt que ce que tu produis soit associé à toi et à ton nom.

Je pense que c’est quelque chose de presque psychologique parce que d’une certaine manière, j’ai le sentiment et j’aime le sentiment d’être arrivée quelque part à un moment donné. Et arriver quelque part signifie que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a un sens et que je suis dans un endroit où je m’intègre et où tout ce qui m’entoure a un sens. Donc, tout s’assemble dans un moment et un lieu très spécifiques et ça a aussi à voir avec l’endroit où je suis à ce moment-là, c’est un sentiment qui ne dure qu’un très court moment. Je pense que c’est quelque chose que je cherche en travaillant avec le son : essayer de trouver un endroit qui soit d’une certaine manière unique, ou nouveau, ou même surprenant pour moi-même. 

C’est dans le processus d’écoute de mes tracks ou de mes enregistrements que je trouve de nouvelles façons de faire.

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Martina Lussi

Tes projets ne sont pas que musicaux. Par exemple dans Balance, ils sont aussi multisensoriels via ton approche olfactive. Cette unicité des sens est-elle primordiale pour toi ?

J’ai trouvé intéressant de mélanger le son avec l’olfactif, car lorsque je vais dehors et que j’enregistre, je suis très consciente des odeurs également. Je ne sais pas si c’est juste moi mais c’est quelque chose avec lequel j’ai essayé de travailler davantage parce que ça crée aussi un lieu, ou un sentiment de lieu. Pour Balance, je voulais travailler avec un parfumeur. Je voulais déjà le faire pour le dernier album Diffusion is a force, parce que je pensais que ce serait bien d’avoir une odeur de rose. J’avais quelques idées spécifiques sur la façon dont il devrait sentir, mais d’une certaine façon, le moment n’était pas propice pour le faire. Pour Balance, je lui ai juste envoyé des ébauches de morceaux et quelques adjectifs ou quelques mots que j’avais en tête. Puis, il a créé une odeur qui correspondait assez bien aux morceaux, j’en étais très heureuse. L’album digital est sorti, mais pas le disque, car il y a eu beaucoup de retard dans le pressage du vinyle. J’ai prévu de pulvériser moi-même le parfum sur chaque pochette à la main.

Diffusion is a force est ton deuxième album, mais le premier produit avec l’intention initiale d’en créer un. Peux-tu m’en parler ? 

Je pense que j’étais un peu plus à la recherche de sons spécifiques avant de commencer à produire les différents morceaux. Je cherchais une sorte d’ambiance générale pour l’album. C’était aussi beaucoup de combinaisons de sons, mais je pense que ça tient un peu plus ensemble. J’ai surtout travaillé ma voix avec l’autotune. Avant ça, j’avais utilisé l’autotune lors d’une performance, je trouvais intéressant d’avoir cet endroit vulnérable sur la scène où l’on chante un peu faux, parce que je ne chante vraiment pas si bien que ça (rires) et ça rend les choses encore plus intéressantes si on chante un peu faux avec l’autotune. Donc je chantais essentiellement faux devant le public. Quand on n’est pas une personne qui aime être au centre de l’attention, qui est assez timide, ça suscite un sentiment assez étrange.

Prends-tu en compte les spectateur·ices pour faire évoluer tes compositions ?

Quand je joue l’album, c’est comme s’il était composé d’îles, je peux donc créer dans les interstices. J’aime aussi jouer avec le volume sonore, jouer très silencieusement si le public est bruyant par exemple. La dernière fois, j’ai commencé à jouer et les gens étaient bruyants donc j’ai commencé très doucement, car je voulais trouver à quel moment ils découvriraient que le concert avait commencé.

PU$$Y NIGHTMARE / Martina Lussi, Countess Malaise, Jan Loup, ohjeeLo, fetva, OKO DJ : 29 avril, Station Nord

Image à la une : Martina Lussi par Calypso Mahieu

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