Au commencement il y avait Judy Garland, cette héroïne tragique mais incontournable de la culture queer, célébrée par la communauté LGBTQ+ en raison des amitiés qu’elle entretenait avec des personnes ouvertement homosexuelles, et de ses luttes personnelles contre l’addiction et la dépression qui faisaient écho à celles de beaucoup de jeunes hommes encore dans le placard. Son interprétation inoubliable de la chanson “Over the rainbow” dans le Magicien d’Oz, un conte pour enfants dont l’adaptation cinématographique peut se lire, en filigrane, comme le voyage initiatique d’une jeune femme qui apprend progressivement à s’ouvrir au monde qui l’entoure en faisant l’expérience de la différence, aurait d’ailleurs en partie inspiré le choix des couleurs du drapeau arc-en-ciel.
Par la suite, d’autres chanteuses sont à leur tour devenues les idoles d’un public queer, essentiellement masculin. Tantôt célébrées pour leur liberté de ton, la façon dont elles transgressaient la binarité des genres en revendiquant, non sans humour, les signes distinctifs de la masculinité à l’aide de moustaches esquissées au khôl noir et de costumes trois pièces empruntés aux performances des drag-kings. Tantôt portées aux nues, à l’inverse, pour leur hyperféminité calquée sur les codes esthétiques glamours des spectacles de drag-queens (talons hauts à plateformes, bouches outrageusement maquillées, attitude désinvolte assortie d’une sensualité exacerbée).
Leur extravagance, leurs prises de position féministes, leurs convictions en faveur des droits pour la communauté LGBTQ+ ou encore leur volonté d’incarner une certaine forme de puissance dissociée de l’idée même de virilité ont contribué, au fil des ans, à hisser ces femmes hétérosexuelles au rang d’icônes gays. Une sorte d’Appellation d’Origine Contrôlée dont seules quelques divas peuvent aujourd’hui se prévaloir. Parmi elles, citons dans le désordre et sans prétention d’exhaustivité : Cher, Cindy Lauper, Mylène Farmer, Kylie Minogue, Dalida, Liza Minnelli, Madonna ou, plus récemment encore, Lady Gaga.
Et les chanteurs dans tout ça ?
Les équivalents masculins de ces divas sont nombreux mais constituent une famille musicale un peu moins homogène. Ce sont d’abord des musiciens qui appartiennent aujourd’hui au panthéon des artistes de légende, à l’instar de Prince, Freddie Mercury ou David Bowie. Des chanteurs dont l’androgynie et l’aura de mystère entretenue autour de leurs orientations sexuelles respectives ont offert à une génération entière des nouveaux modèles de sex-symbols qui ne faisaient pas l’apologie d’une virilité hypertrophiée. Ainsi, Bowie a revendiqué sa bisexualité à plusieurs reprises avant de se rétracter quelques années plus tard. Prince, quant à lui, a fondé une partie de sa carrière sur une certaine forme d’ambiguïté sexuelle tout en collectionnant les conquêtes féminines. Le leader de Queen, finalement, n’a jamais fait de coming-out officiel mais son intérêt pour les hommes n’était pas un secret pour grand monde.
En dépit de leur frilosité à parler publiquement de leurs préférences et à se faire ainsi les portes-drapeaux de millions de fans, ils ont joué un rôle essentiel dans l’affirmation de soi de beaucoup d’adolescents qui ne se reconnaissaient pas dans les schémas classiques et hétéronormatifs véhiculés par la culture occidentale.
Moins populaires en dehors des limites de l’Hexagone mais pas dénués de talent pour autant, les meneurs de la New-Wave française grand public comme Etienne Daho et Nicolas Sirkis ont eux aussi redessiné les contours de la virilité à partir des années 80, en France. Là encore, leur attitude et leurs looks inspirés à la fois par des groupes anglophones et par certains des codes associés aux stéréotypes de la féminité et de l’homosexualité masculine (coiffures extravagantes, piercings à l’oreille, moues boudeuses, sensibilité à fleur de peau, fragilité apparente traduite à travers une gestuelle délicate), sont devenus des atouts de séduction majeurs et ont grandement participé à leur succès. Par ailleurs, le contenu même de leurs chansons dans lesquelles ils évoquent, de manière plus ou moins cryptique, l’ambivalence des genres ou des amours homosexuelles, leur ont permis de se faire une place de choix dans le cœur de la communauté LGBTQ+.
Enfin, Elton John et George Michael ont inscrit pour toujours la musique pop au Patrimoine Mondial de l’Humanité Queer. Leurs marques de fabrique ? Des tenues excentriques et colorées, un style flamboyant et souvent kitsch, des paroles de chansons parfois explicites (comme avec le clip “Outside”, dans lequel George Michael appelait ses fans à vivre pleinement leur sexualité, sous couvert de vanter les mérites de l’amour en plein air) ou de véritables hymnes à la persévérance (ex : “I’m still standing” qui marque le grand retour d’Elton John sur la scène musicale après un passage à vide consécutif à la révélation de sa bisexualité dans le magazine Rolling Stones, en 1976). Le tout accompagné d’engagements concrets au profit de la lutte contre le SIDA. Ainsi, Elton John lance en 1992 une fondation pour soutenir la recherche tandis que George Michael participera tout au long de sa carrière à de nombreux projets caritatifs dont les bénéfices seront reversés aux victimes de la maladie. De quoi leur assurer la loyauté éternelle du public gay.
Il faudrait peut-être aussi mentionner d’autres exemples difficilement classables comme les Village People ou bien des chanteurs au brushing impeccable, tels que Dave, pour leur contribution non négligeable à l’enrichissement de la culture queer. Toutefois, l’imagerie machiste controversée des premiers les a cantonnés à une sorte de farce disco, davantage destinée à caricaturer l’homosexualité masculine qu’à porter durablement les espoirs ou revendications de la communauté LGBTQ+. Quant au second, ses bluettes inoffensives qui semblaient toujours adressées à des femmes ne lui ont pas vraiment permis d’accéder au statut d’icône gay.
Néanmoins, exception faite, peut-être, de David Bowie, tous les artistes évoqués précédemment, s’ils sont généralement appréciés par l’ensemble de la communauté LGBTQ+, sont davantage rattachés à un public d’hommes (cisgenres). Alors quid des icônes lesbiennes et bisexuelles ? Existe-t-il une liste d’artistes dont les noms seraient exclusivement associés aux femmes qui aiment les femmes, au sein même de la culture queer ?
Où sont les femmes ?
Là encore, il convient de distinguer plusieurs catégories d’artistes. D’un côté, des chanteuses comme Pink, Sharleen Spiteri (du groupe Texas) ou encore Joan Jett. Leurs points communs ? D’abord des looks de “garçons manqués” : cheveux courts, blousons en cuir, corps tatoués et physiques athlétiques mis en valeur par un recours excessif au port du débardeur moulant qui relève presque de l’appropriation culturelle. Puis des discours progressistes, des convictions féministes, une attitude “rentre-dedans” et quelques rumeurs sur leur possible bisexualité qui leur assurent un certain succès, à la fois auprès du très grand public mais aussi des jeunes femmes en quête de modèles anticonformistes.
De l’autre, des artistes ouvertement bisexuelles ou lesbiennes, issues pour certaines de milieux alternatifs et se réclamant du mouvement féministe militant Riot Grrrl comme Peaches, JD SAMSON et Beth Ditto (aux débuts de Gossip). Mais aussi des stars de la musique folk-rock américaine adulées de l’autre côté de l’Atlantique telles qu’Ani DiFranco et Melissa Etheridge, qui n’ont pas hésité à prendre des risques en sortant du placard dans les années 90. En dernier lieu, des groupes indé qui ont au fil du temps su conquérir un public plus large comme Tegan and Sara ou Austra, menés par des chanteuses qui ne se sont jamais cachées de faire de la musique queer et dont les paroles, destinées à leurs partenaires féminines ou à leur ex-amantes, permettent à leurs fans non hétérosexuelles de se reconnaître plus aisément dans leurs chansons.
Des artistes à ne pas mettre dans le même panier qu’un groupe comme t.A.T.u, par exemple, qui doit l’essentiel de son succès à un clip dans lequel deux jeunes femmes en uniformes d’écolières s’échangent des baisers timides sous la pluie. Une esthétique plus proche du fantasme porno lesbien (chemises mouillées à l’appui) que du manifeste saphique.
Des artistes transgenres encore trop peu visibles
S’agissant des artistes transgenres, il est peut-être encore trop tôt pour parler d’icônes installées, tant l’évolution des mentalités est lente, et les premiers coming-out récents. Mais nul doute que les musiciennes Anohni (anciennement leader du groupe Antony and The Johnsons), Laura Jane Grace (chanteuse dans le groupe punk-rock Against Me!) ou encore Gavin Russom (membre du groupe LCD Soundsystem), font désormais figures de pionnières dans l’industrie musicale. En effet, elles ont toutes les trois entamé leur transition alors qu’elles étaient déjà connues de leur public et ont ainsi offert à leurs fans d’autres modèles d’identification que des musiciens cisgenres.
Une notion qui évolue, depuis quelques années
La notion d’icônes LGBTQ+ telle que nous la concevons aujourd’hui semble, cependant, en passe de se transformer.
En raison, d’une part, de la récupération à des fins commerciales de l’identité queer qui semble être devenue un atout marketing indiscutable auprès du grand public. En témoigne, par exemple, le succès phénoménal de la k-pop au delà des frontières de la Corée du Sud, et la façon dont elle influence la communication de certains groupes anglo-saxons. Dans ce genre musical, il n’est en effet pas rare que les membres d’un boys-band (ou d’un girls-band) mettent en scène une attirance mutuelle lors de leurs interviews ou de leurs prestations scéniques. Et tandis que l’époque est à l’effacement progressif de la frontière entre vie privée et vie publique, l’homoérotisme se montre, s’affiche, mieux encore : il fait vendre.
Les ships homosexuels, qui désignent l’intérêt que portent certains fans à la formation hypothétique de couples non-mixtes au sein d’un groupe de musique, sont désormais monnaie courante chez les amateurs de pop-music. Un phénomène encouragé par les labels afin d’attirer un public jeune et majoritairement hétérosexuel. Ainsi, les assemblages de noms d’artistes pour désigner ces idylles fantasmées (ex : la relation entre Harry Styles et Louis Tomlinson de One Direction, abrégée sous la forme de “Larry”), les fans fictions et les montages vidéos répertoriant tous les indices d’une possible aventure entre deux membres d’un même groupe, fleurissent un peu partout sur le Web. Les maisons de disques capitalisent sur l’obsession des fans, pourvu que l’orientation sexuelle de leurs petits protégés reste de l’ordre du fantasme.
Dans le même temps les codes esthétiques de la marginalité queer disparaissent progressivement dans le milieu artistique, de manière concomitante à l’évolution des mœurs de la société. Une société qui accepte la différence, si tant est qu’elle se dissimule derrière un paravent de “normalité”. En effet, rien ne distingue aujourd’hui vraiment Sam Smith, un auteur-interprète ouvertement homosexuel, ou bien le chanteur Frank Ocean, qui a révélé sa bisexualité en 2012, de n’importe quel autre hipster à bonnet dans le choix de la plupart de leurs tenues de scène. L’heure n’est, semble-t-il, plus à la revendication à travers l’affirmation d’un look ou d’une posture médiatique non hétéronormés, mais à la dilution de l’identité LGBTQ+ dans la culture mainstream. Le constat est le même chez les chanteuses qui parlent désormais librement de leur bisexualité (Coeur de Pirate, Demi Lovato) sans pour autant se faire les porte-étendards de la cause en dehors de leurs concerts.
L’émergence de nouvelles icônes ?
Si certains pourront regretter de voir la représentation de l’identité queer ainsi édulcorée, au profit d’une culture “allégée” dont la puissance transgressive aurait été neutralisée et vidée de son essence, d’autres se réjouiront peut-être de l’apparition d’une nouvelle génération de potentielles idoles LGBTQ+.
Des artistes ouvertement homos dont la portée subversive ne résiderait plus dans les tenues vestimentaires ou les messages cachés de leurs chansons, mais dans la mise en avant de leur propre désir homosexuel. Un désir traité de la même façon que le désir hétérosexuel dans les clips des autres artistes.
En effet, il y a d’abord Troye Sivan, jeune pop-star américaine aux millions de vues sur Youtube qui met en scène ses relations amoureuses dans des vidéos à la photographie soignée. Il va même un peu plus loin dans le clip de “My My My!” et n’hésite pas à faire timidement allusion à l’univers des backrooms, en laissant le réalisateur entrecouper sa chorégraphie de plans très sensuels. Ainsi on peut y voir des jeunes hommes, parfois torses nus, qui semblent flirter avec la caméra dans les recoins d’un bâtiment industriel mal éclairé.
Plutôt qu’une succession de figurants de même sexe qui se draguent devant l’objectif, c’est l’intensité du regard de la star qui est ici montrée et scénarisée. Nous ne sommes plus dans la simple suggestion ou le clin d’œil. L’artiste sort de son rôle de spectateur passif, contraint de laisser des comédiens embrasser les garçons à sa place pour ne pas altérer son image et laisser planer le doute sur sa propre sexualité. Il devient lui-même l’incarnation de ce désir à l’écran.
Même constat chez Hayley Kiyoko, autre jeune artiste qui a pourtant commencé sa carrière en apparaissant dans des séries Disney Channel. La jeune femme de 26 ans, semble avoir fait du chemin depuis Mickey puisqu’elle joue désormais les bourreaux des cœurs dans ses clips, qu’elle réalise elle-même. Là encore, tout en faisant de la pop sucrée (dont l’intérêt musical sera laissé à la libre appréciation de chacun), elle parvient à imposer son rapport à la séduction et s’émanciper du male gaze (regard masculin) intrusif qui érotise souvent les lesbiennes sans leur laisser la possibilité d’être autre chose que de simples objets de désir. Objet de désir, oui, elle l’est, mais pas seulement.
Une nouvelle fois, et même si on peut lui reprocher de rester très consensuelle dans le choix du physique de ses partenaires qui correspondent toujours aux standards de beauté hétéronormés, la chanteuse est aussi sujet désirant. Elle est le personnage central de ses vidéos, au même titre que peut l’être Justin Bieber lorsqu’il se met en scène avec de jeunes mannequins dans ses clips.
L’avenir nous dira si Hayley Kiyoko, que ses fans ont très sobrement surnommé la “Lesbian Jesus”, parviendra à se faire une place durable dans le cercle fermé des icônes LGBTQ+. En attendant, et bien qu’elle ne change pas encore les verres d’eau en pintes de Picon-bière, elle apporte un vent de renouveau bienvenu dans l’industrie de la musique mainstream.