« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.
Ce bout de peau affiché à l’Elysée par Hailey Bieber : féminisme déjouant les injonctions protectionnistes et culpabilisantes du vestiaire républicain ou régulation à l’extrême du corps idéalisé comme ultramince, musclé, jeune et blanc ?
Deux couples blancs, blonds et tout-puissants, réunis en un seul cliché. À droite, le pouvoir politiquement incarné par Emmanuel Macron et sa go sûre Bribi, lui en costard-cravate, elle en tailleur-jupe comme il se doit, apparemment.
À gauche, les Bieber, personnalisation même de la jeunesse, du succès par la popularité et l’argent. Tous deux aux rênes de deux conceptions du « peuple ».
Pourtant, en vadrouille dans les couloirs de l’Elysée, nos amerlocs dérogent, réinventent et marquent leurs distances au powerwear de rigueur, par une pièce à conviction chacun·e – baskets blanches pour monsieur, et, sujet central ici, robe crop top pour madame.
Nombril, six pack et underboob, la coupe nombriliste remet à jour une présente dans le revival Y2K actuel d’une lolita ayant grandi trop vite, dont le ventre fuyant et exposé raconterait un départ du joug parental vers une affirmation sexuelle. Pourquoi en parler ici ? Parce que ce belly apparent donne lieu à un quiproquo des plus comiques : en plein Crop Top Gate, voilà que Hailey assume et remodèle les contours d’un vêtement banni par le gouvernement français comme impudique et antithèse parfaite du vestiaire républicain.
« Vous n’allez pas à l’école comme vous allez à la plage ou en boîte de nuit » lançait le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer en septembre 2020 tandis que Macron définissait le crop top comme l’anti tenue « décente » dans les pages du magazine Elle en juillet dernier. Telle la minijupe dans les années 60, ce haut ravive les craintes dictatoriales formulées par un monde patriarcal se sentant comme un témoin impuissant d’une émancipation féminine. Pour nombre de féministes, ce vestiaire républicain normaliserait une culture du viol, culpabiliserait les jeunes filles n’y adhérant pas, déresponsabiliserait les potentiels agresseurs en véhiculant la notion d’un vêtement incriminant. Tel un ultime recours, déguisé en politique protectionniste, le vestiaire républicain n’est pas sans rappeler ce que Foucault nommerait une mesure biopolitique, soit un pouvoir s’exerçant par et sur nos corps comme mode insidieux de contrôle.
En déplaçant le crop top loin de l’imaginaire des plus problématiques d’une lolita à la sortie du collège, il souligne le male gaze criant par ce glissement situationnel. Vidant le crop top de tout signifiant sexualisant classique, au bras de son mari épousé à l’église sous un voile blanc, en parfait paradoxe, dans cet espace entouré du regard d’hommes blancs hors d’un contexte de séduction classique, Hailey parviendrait-elle à retourner le stigmate ? Entre ses mains et ses pecs, le crop top redeviendrait un signifiant mode doté d’agentivité.
Les organes d’un féminisme néolibéral
Soudain élevé au rang de signifiant esthétique avant tout, ce crop top pourrait être compris comme un outil lui servant à cimenter et affirmer son personnage de californienne célèbre. Car si le contexte quelque peu surréaliste de l’image permet de dessiner une lecture féministe du crop top, il nous serait de vain de ne pas nous attarder sur les spécificités du corps qui le porte, et les limitations indéniables que ce dernier engendre.
« Depuis les idéaux diététiques de l’Europe au début de l’ère moderne jusqu’à la question épineuse de la surcharge pondérale des Américains au XXIe siècle, nous vivons dans un monde obsédé par le ventre et les abdominaux » écrit Christopher Forte en préambule de l’ouvrage Culture of the Abdomen, Diet Digestion and Fat in the Modern World.
Porté en majorité historique (mais pas que) par des femmes cisgenres, ce décolleté nouveau genre révèle une zone érogène située à la frontière de la poitrine et du sexe, et impose sport, régime, chirurgie. Effectivement, Hailey dévoile un carré de peau blanc, bronzé, musclé, n’ayant pas enfanté : ce ventre trouve des liens dans l’idéal d’un corps travaillé comme miroir d’un esprit sain et d’une discipline personnelle au cœur de l’éthos néolibéral.
En 2021, plus besoin de corset : celui-ci est internalisé, endoctriné par une philosophie de la « self-made woman » discriminant le gras – symbole d’un lâcher-prise pathologisé et réservé aux classes les moins éduquées.
Si « le féminisme n’a pas pour but d’assurer l’égalité des femmes privilégiées », rappelait la philosophe Nancy Fraser à Libération en juillet 2019, que penser donc des tablettes de chocolat de Hailey ?
Dans la géopolitique du crop top, les Bieber mettent certes à mal les Macron : ils se faufilent dans leur fief, jeunes et bronzés déjouant de prime abord une politique répressive. Néanmoins la politique libertaire d’Hailey est limitée, et exige une régulation à l’extrême vers un féminisme néolibéral où la réussite d’une femme se mesurerait à l’aune d’un signifiant masculin. Loin d’un body positivisme de certaines « stomach girls » que nous applaudissons au passage, son crop top normé serait-il marque d’individualisation plutôt que de convergence des luttes, et d’un ventre… nombriliste ?
Image à la Une : © Soazig de la Moissonnière
Quelle limpidité et quelle décontraction dans le dépassement dialectique! Merci et bravo Alice et Manon de rendre tout cela visible <3