Trans // Mission. Ce jeu de mot ludique, malicieusement loud&proud, est le nom du deuxième album de la québécoise Game Genie Sokolov qui vient de sortir. Un an après Insert Disk 02, l’artiste délaisse un peu le côté chiptune pour révéler un disque aux couleurs pop acidulées. L’occasion idéale de rencontrer cette musicienne et gameuse passionnée.
« Do you want to play again ? Insert coin. Choose a game ». Game Genie Sokolov aurait pu se contenter de rejouer la même partie qu’il y a un an, lorsqu’elle sortait Insert Disk 02 sur Lisbon Lux Records. Mais les gameuses et les gamers aiment la complexité. Sans oublier de quel univers il vient, Trans // Mission est structuré par des morceaux tout droit sortis de bornes d’arcade (comme « Ladyboy ») mais ouvre une porte sur les couloirs du temps, et précisément une époque musicale riche : celle de la pop des années 1980. Avec des collaborations de premier choix — Le Couleur, Vadell Gabriel ou encore Jules G.—, l’album maintient une belle cohérence tout du long, et confirme le génie de sa talentueuse créatrice.
Manifesto XXI – Tu viens de sortir l’album Trans // Mission. Tout comme Insert Disk 02, c’est une déclaration aux BO de jeux vidéo des années 1980. À côté de la musique, tu es une gameuse ?
Game Genie Sokolov : En fait je vais te raconter quelque chose pour que le terme soit plus exact. D’abord, je suis gameuse, oui. J’ai beaucoup de consoles chez nous, de toutes les générations, et elles sont toutes restaurées et branchées pour qu’on puisse y jouer avec des amis à n’importe quel moment. Mais pas des années 1980. Mes tout premiers souvenirs datent de la fin 1989 / début 1990, je suis une enfant des années 1990. Je n’ai jamais connu les années 1980. Les consoles de jeux étaient la Sega Game Gear pour les portables et la Sega Genesis pour le salon (qui n’est sortie en Europe, là où je suis née, que fin 1990). C’est à partir de là que j’ai commencé à jouer. Je n’ai pas vraiment connu les consoles des années 1980 et je trouve leur sonorité limitée et pas suffisamment étoffée pour ce que je veux en faire.
Si l’album précédent pouvait être majoritairement résumé comme cela, celui-ci est en est radicalement éloigné. Il n’y a que deux pièces de chiptune dans un album qui comporte 12 pistes de synthwave, chillwave, hip-hop ou d’électro-pop aussi. J’utilise simplement un synthétiseur YAMAHA FM qui est inclus dans la console SEGA Megadrive parce que c’est ce que j’avais sous la main. Mais j’aurai aussi bien pu utiliser un Yamaha DX7 qui fut utilisé, lui, pour le coup, dans les années 1985-89 par Prince, Madonna, Michael Jackson, Brian Eno, Queen, Freddie Mercury, etc. Sauf que c’est difficile d’en trouver en bon état, alors j’utilise sa version simplifiée qui se trouve être présente dans cette console de jeu. Ce n’est qu’un élément parmi d’autres : guitares, drum machines, voix, tous ces éléments qui ne font pas partie des possibilités d’une console de jeu de cette époque.
La musique de cet album ne peut pas ressembler à de la musique de jeux vidéos, car déjà aucun hardware d’époque n’aurait pu la faire jouer, mais aussi parce que mes inspirations sont plus basées sur cet album sur la musique pop et d’une sonorité particulière que quoi que ce soit de vidéo ludique. Mais je comprends que l’on puisse ressentir cela.
L’idée n’est pas de faire de la musique comme à l’époque, et ça ne sert à rien : cette époque a eu lieu, sa musique existe. L’idée est de prendre un instrument que l’on a délaissé, se l’approprier et en faire sortir des sons nouveaux de ceux-ci.
Game Genie Sokolov
C’est vrai que l’on ressent comme tout un hommage à cette période. Tu intègres également d’autres éléments musicaux de ces années : tu utilises notamment beaucoup la 808 sur le morceau “Non Binaire” et il y a beaucoup de morceaux synthwave, comme dans l’intro de l’album. C’est tout ce que représente ces années que tu souhaites retranscrire dans ta musique ?
Ce n’est sans doute pas conscient en tout cas. Il y a un LinnDrum, un TR-08 oui, des pads Simmons FM, des synths FM Yamaha, ou encore du chorus CE-2. Encore une fois, je n’ai pas connu ces années-là. Mais comme la base de mon son est le sound design de la synthèse FM, je puise mon inspiration dans les instruments qui servaient d’arrangements autour de celle-ci. En jouant avec eux, on peut trouver que ça se marie bien. J’aurai pu utiliser aussi des samples de Fairlight ou de Synclavier, mais ça aurait été trop loin. Le chiptune n’est qu’un petit aspect de ce que j’aime faire musicalement. L’album précédent ne mettait en valeur que cela, mais je sais faire beaucoup d’autres choses: de la guitare, du chant, des arrangements de percussions aussi. J’avais juste le goût de me faire plaisir et ne pas me restreindre cette fois-ci.
ll y a une BO de jeux vidéos que tu aurais adoré composer ?
Ohlala… “Adoré composer” est très différent de celles que je préfère. Certaines comme Final Fantasy 8 sont fantastiques, mais le travail et l’effort que cela a dû prendre me fait peur. Je suis ravie que ça existe, mais contente de ne pas être celle qui ai dû la faire. [rires]. Cela dit, je suis très impressionnée par celle de Shenmue I et II sur Dreamcast. Elle m’a beaucoup fait rêver à l’époque de par sa diversité et sa simplicité orchestrale. Tales of Phantasia sur Super Nintendo aussi. Ces deux-là auraient été un beau défi. J’adorerais avoir l’opportunité de devoir créer de la musique de jeux vidéos, mais avec mon son à moi (batterie machines, synthés FM, guitare, etc.), ce qui rendrait la chose moins “vidéoludique”, mais qui serait plus à mon goût.
Comment se dit-on que l’on va composer la musique du futur en puisant ses inspirations dans celle du passé ?
C’est une excellente question. En fait, on ne se le dit pas. L’inspiration vient toujours du passé par essence, non? L’ambiance de l’époque actuelle et l’histoire passée changent notre perception des choses à chaque instant, y compris artistique.
Prenons un exemple que tu as cité : la pop des années 80. Concentrons-nous sur deux éléments : le LinnDrum et les synthés FM. Si les gens des années 1980 les ont utilisés pour faire la musique de leur époque, c’est parce qu’ils avaient tout juste connu la new wave, le disco, la période punk et surtout le son de la radio FM omniprésente à l’époque et qui vivait son âge d’or. Ils essayaient de faire de la musique qui sonne le mieux pour passer dans le son de la radio, à remplacer des musiciens qui coûtent cher en temps de studio, avec pour modèle ce qu’ils entendaient en nightclubs et dans leurs souvenirs. C’est tout cela qui a donné le son des “années 80”.
Mais si tu donnes les mêmes instruments à un artiste d’aujourd’hui comme Com Truise ou encore Proux, ils ont connu bien d’autres choses : l’Internet, Nine Inch Nails, la PlayStation, Daft Punk, RadioHead, Gorillaz, Björk, etc… Ils vont fabriquer des sons avec ces mêmes instruments, que personne de l’époque années 80 n’aurait pu imaginer ou concevoir, car l’ambiance et la marque historique n’étaient pas la. L’idée n’est pas de faire de la musique comme à l’époque, et ça ne sert à rien : cette époque a eu lieu, sa musique existe. L’idée est de prendre un instrument que l’on a délaissé, se l’approprier et en faire sortir des sons nouveaux de ceux-ci.
Si tu donnes une guitare à quelqu’un de nos jours, il va faire des choses qui auraient largement laissé confus quelqu’un des années 60 à qui l’on aurait donné le même instrument. C’est la même chose avec de l’ancien hardware. La synthwave est exactement dans cette optique-là : réutiliser les sonorités oubliées, mais surtout les étendre, les changer, les rendre plus sophistiquées et créatrices d’une ambiance. Quand j’écoute de la synthwave, je n’entends pas la musique des années 80 : j’entends un dude très « de son époque », new yorkais, qui exprime l’ambiance de notre époque avec des instruments vintage. Tu es forcément le produit de ton époque, qu’on le veuille ou non. C’est l’accumulation de tes inspirations et de ton jugement qui vont faire que de ce que tu vas tirer d’un hardware en inspirera d’autres.
Il faut laisser les étiquettes au placard, accepter les gens pour ce qu’ils sont, laisser tomber nos premières impressions.
Game Genie Sokolov
Tu dis que cet album “n’a pas qu’un genre. Il est MOI.”. On le ressent également dans le choix du tracklisting (“Non Binaire”, “Fille/Garçon”). Depuis quelques temps, on commence à intégrer que définir les genres musicaux est obsolète. Pour toi, le fait d’en coller sur des genres doit l’être également ?
C’est peut-être obsolète, mais uniquement parce que la classification n’arrive peut-être pas à suivre l’évolution actuelle. Internet a permis cette chose incroyable : le moindre genre musical, aussi niché soit-il, a réussi à fédérer des communautés éparpillées partout dans le monde et réussi à créer une audience pour presque tout ce qui peut se faire. S’en est suivi la prolifération de crossover avec d’autres genres, pour en créer des nouveaux. Il n’y a jamais eu autant de musique que maintenant, aussi accessible en termes de moyens de productions et de diffusion et aussi diversifiées. L’époque est formidable de ce point de vue.
Je pense que c’est à chaque artiste de définir lui-même quels genres musicaux sont, d’après eux, le mieux à même de représenter ce qu’il ou elle est. Ça n’a pas besoin d’être quelque chose de définissable, mais de ressenti. Si tu fais entendre mon album à des gens de la communauté chiptune, beaucoup vont te dire que ça n’en est pas. Même chose pour la synthwave ou la chillwave. Mais, malgré tout, sa sonorité est unique, sa production est cohérente, quelle que soit la pièce. C’est parce que je ne me suis pas posé la question du genre : j’ai décidé de faire ce qu’il me plaisait, ajouter les instruments qui me plaisaient, tout essayer sans me restreindre. J’en avais marre aussi qu’on ne retienne que l’aspect “jeu vidéo” de mon travail, ce qui je trouve un petit brin réducteur (bien que cool, je suis gameuse après tout [rires]), surtout dans le cas de cet album, alors que ceci ne couvre qu’une couleur parmi une palette beaucoup plus large que j’aime manier, mais que je n’avais pas encore montrer. C’est en ça qu’il est plus moi : je me suis incluse dedans à tous les points de vues.
Pour ce qui est de ton deuxième point, hélas, tu as raison et je vais devoir être sérieuse deux minutes. Une des plus grandes hypocrisies de notre société est ce que j’appelle l’empathie feinte. Quand tu essaies d’expliquer aux gens que ta musique n’est pas qu’un seul genre ou qu’il n’est pas ce qu’on veut en voir, quand tu expliques au monde que tu es transgenre alors qu’ils t’ont connu autrement, ou juste quand tu te montres sous un jour que les autres ne connaissaient pas, l’écrasante majorité du monde autour de toi va acquiescer devant toi poliment, mais dans ton dos, ne pas remettre en question leur perception. Dans leur tête ça donne: « Ouais, ya que deux morceaux chiptunes sur douze, mais je t’ai connu comme ça alors donc tu es artiste chiptune. » et « Ouin, mais pour moi tu seras toujours un gars, je t’ai connu comme ça, je t’appellerai par ton ancien prénom exprès et si tu empruntes la toilette des femmes je me plaindrais aux RH. »
C’est plus facile pour les gens de vivre dans leurs certitudes, leurs vies bien rangées et bien normatives, bien étiquetées. Ça leur fait croire qu’ils ont tout compris, qu’ils ont en main toutes les cartes et que l’univers n’a pas de secret pour eux. Peut-être est-ce un antidote à une époque qui va trop vite pour eux? C’est une forme de conservatisme quelque part. Il faut laisser les étiquettes au placard, accepter les gens pour ce qu’ils sont, laisser tomber nos premières impressions.
S’affranchir du regard des autres ne peut être que la seule condition d’un artiste sincère. ET d’une vie sincère.
Game Genie Sokolv
La recherche de ton esthétique musicale s’est faite avec celle de ton genre ? Qu’est-ce qui t’a aidé à trouver l’un ou l’autre ?
Ahh, là tu touches au nœud du truc : bien joué. Cela dit, j’emploierai le terme « évoluer » plutôt que « rechercher ». Je n’ai jamais recherché mon genre musical, c’est un projet qui n’avait aucune vocation au départ. J’ai fait une toune (terme principalement utilisé par les Québécois pour désigner de façon imagée un air de musique, une chanson, ndlr) pour essayer de programmer un synthétiseur sur une console de jeux. Il y a eu une bonne réception et on m’a demandé d’en faire d’autres. Je l’ai fait. Puis ça m’a plu, j’en ai fait d’autres. Ensuite le projet a évolué puisque j’avais, je pense, fait le tour de ce que je voulais en faire. J’y ai juste ajouté ce que je savais faire petit à petit.
Que cela soit arrivé pendant la période de gestation de cet album n’est pas anodin. Sans trop rentrer dans les détails, depuis 2 ans, je me pose beaucoup la question de savoir qui je suis vraiment, quelle est ma place, qu’est-ce qui ne va pas. Cela m’a coûté beaucoup émotionnellement, mais j’ai désormais des réponses. De savoir que le fossé était énorme entre comment je me sentais et qui j’étais aux yeux de tous. Et qu’il était de ma responsabilité de montrer enfin qui était en face d’eux. Beaucoup s’en sont détourné, parce que cela les a bousculé dans leurs certitudes confortables (souvent bourgeoises par ailleurs). S’affranchir du regard des autres ne peut être que la seule condition d’un artiste sincère. ET d’une vie sincère.
On a trois jolis featurings sur ce dernier opus, à l’instar du précédent. Tu avais envie de mettre des voix sur cet album? Comment se sont passé ces collaborations ?
Oui, tant qu’à faire évoluer le son de façon organique, il s’est posée la question des voix. Bien sûr que j’en avais envie, mais pas que ce soit la mienne. En plus, je ne sais pas écrire des textes (ou alors c’est pour rire ou parodier). J’ai contacté plusieurs artistes que j’aimais bien pour savoir s’ils seraient d’accord de faire des voix et textes. En français si possible.
Jules G et Vaddell Gabriel sont des artistes hip-hop qui ont été tout de suite très à l’aise avec les sujets abordés, et se les sont appropriés avec leurs styles et leur talent. Je les apprécie beaucoup. J’ai toujours aimé le hip-hop. Le Couleur fut la meilleure surprise. Laurence a accepté très vite de participer et d’écrire des paroles qui correspondent à la thématique de l’album. C’est une grande artiste, très généreuse, j’étais si heureuse et ravie qu’elle ait accepté.